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REVUE
BRITANNIQUE.
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CHOIX D'ARTICLES
TRADUITS [DES MEILLEURS ECRITS PERIODIQUES
SUR LA LITTERATURE , LES BEAUX-ARTS , LES ARTS INDUSTRIELS ,
l'agriculture , LA GÉOGRAPHIE , LE COMMERCE , l'ÉCONOMIE
POLITIQUE , LES FINANCES , LA LEGISLATION , ETC. , ETC.
Par MM. Saulsier , Directeur de la Revue Britannique; 3. M. Bbrto»,
avocat à la cour de cassation; Ph. Ch&sles; L. Galibert ; Lesuurd ;
Am. Sédillot ; Genest ; West, Doctenr en Médecine (^pour les articles
relatifs aux sciences médicales) , etc.
TROISIÈME SÉRIE.
Êome 'Œ)ï>e'vueiiie/.
Paviâ.
AU BUREAU DU JOURNAL, Rue des Bons-Enfans, N» 21;
ET CHEZ M»» Y' DONDEY-DUPRÉ, IMP.-LIB.,
RlE YlVlENME, N» 2, AU COIN DE LA RUE NeuVE-DES-PeTITS-GhAMPS,
On rue Saint-Louis , K" 46, au Marais.
1835.
IMFAIUEniE OS M.^* 'V* VO»DLX'J>\lnà,
JANVIER 1035.
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REVUE
LES ÉTATS*VNZa ET SS JfKÉSlDmT JAOSSON |
EN 1834.
On a beaucoup parlé de la constitution de l'Union amé-
ricaine 5 je doute que les publicistes d'Europe l'aient étu-
diée à fond. Les préoccupations de leur vieux monde les
aveuglent-, les habitudes monarchiques les ont, pour
ainsi dire, saturés. Les Américains eux-mêmes n'ont peut-
être pas soumis à une analyse très-exacte le régime qui
les gouverae , ses conséquences et ses dangers ultérieurs :
on observe difficilement un système qui tous les jours
poursuit son opération , se forme , se modifie , se régé-
nère ou s'altère. Pour eux comme pour nous, ce n'est pas
un fait encore accompli 5 c'est un essai , une expérience.
Jamais , dans l'histoire , démocratie n'a été assise sur de
pareilles bases, jamais , en politique , on n'a osé faire une
6 LES ÉTATS-UNIS
si étrange tentative. Les républicains de l'Union sont na-
turellement portés à chercher des exemples au dehors ,
ou, comme le disent les Anglais, des antécédens : anté-
cédens qui portent toujours à faux, comme il me sera fa-
cile de le prouver.
Plusieurs corps politiques, isolés d'ailleurs et maîtres
de leur individualité , se sont réunis volontairement sans
vouloir perdre cette individualité propre, sans vouloir se
confondre, mais en déléguant à des représentans la sur-
veillance des intérêts communs à l'Union entière. Il a été
stipulé d'avance que toutes les fractions de l'association
seraient constituées en république 5 mais voyez combien
ces républiques diffèrent ! La représentation de New-York
est basée sur le suffrage universel 5 la propriété foncière
entre en ligne de compte dans le gouvernement de la Vir-
ginie. Rhode-Island n'a pas de constitution civile, et les
habitans s'en passent à merveille-, dans l'état de Vermont,
il n'y a qu'une seule chambre , et elle est réélue tous les
ans , ainsi que le gouverneur , le conseil et les juges. Dans
les états du Maine et de Connecticut, le gouverneur et
les chambres subissent chaque année l'élection , mais la
magistrature est à vie. Il est libre à chaque état de modi-
fier, selon son bon plaisir, sa représentation intérieure , et
de se transformer ainsi, soit en oligarchie, soit en aris-
tocratie pure. Personne n'a le droit de l'en empêcher.
Tous les hommes politiques ont vu le danger possible de
cette altération. Pour que l'Union se maintienne, il faut
que l'esprit démocratique plane également sur toutes ses
parties; aussi l'existence de l'esclavage dans les états du
Sud constitue-t-elle une espèce d'aristocratie blanche que
les états du Nord ne voient pas sans effroi.
On sent bien que l'antagonisme de deux principes op-
posés ne pourrait subsister long-tems sans exposer la pa-
ET LE PRÉSIDENT JACKSON. 7
trie à des déchii'emens terribles ; mais on sait aussi quel
péril ce serait de centraliser le pouvoir, et de donner au
gouvernement de l'Union le droit d'entraver la libre vo-
lonté de chaque état. Voilà donc une machine très-com-
pliquée et très-délicate dans ses ressorts 5 rien de moins
simple en réalité que ce gouvernement si simple en appa-
rence 5 et quoique la vaste étendue du territoire et la
nouveauté , ou , si nous pouvons le dire , la virginité des
institutions aient maintenu jusqu'ici leur solidité, leur
fraîcheur et leur énergie , des troubles récens ont prouvé
que l'utopie politique était un rêve au-delà comme en-
deçà de l'Atlantique.
On a beaucoup reproché en Amérique , au colonel Ha-
milton , à mistriss Trollope et au capitaine Basil Hall ,
d'avoir calomnié l'Amérique ; ce reproche est assez mal
fondé. Chaque voyageur apporte avec lui son caractère
propre, ses vues antérieures, ses prc^ugés : personne n'a
blâmé les voyageurs en Italie ou en Espagne , quand ils
ont peint de couleurs trop noires ou trop amères la dis-
solution des mœurs ou l'intolérance fanatique. Amou-
reux de la liberté pour eux-mêmes, les Américains doi-
vent tolérer la liberté du jugement chez autrui. Ils ont
assez de grandes qualités j ils ont donné assez de preuves
de force intellectuelle ou morale; ils ont improvisé une
assez merveilleuse industrie , pour n'avoir plus recours à
l'indulgence, pour ne plus se présenter comme un peu-
ple enfant , pour marcher de pair avec toutes les nations
humaines, et dire comme elles : Jugez-moi l
Mais une susceptibilité puérile semble s'être emparée
de quelques Américains. M. Fenimore Cooper, après un
long séjour en Europe , a remporté dans son pays l'idée
très-fausse que tous les gouvernemens européens sont li-
gués pour noircir aux yeux du monde la politique et les
8 LES ÉTATS-UNIS
mœurs de l'Un ion- Américaine : par une illusion d'amour-
propre que l'on était loin d'attendre d'un écrivain aussi
remarquable et surtout d'un sage Américain , il a paru
croire que le peu de succès de ses derniers romans était
dû à la conjuration des monarchies et des aristocraties
contre ses opinions républicaines. On aurait peine à
croire ce fait singulier , si M. Cooper n'avait publié à
New-York une Lettre à ses compatriotes , qui , sauf
l'éclat du style et la vigueur du raisonnement , rappelle
l'irritabilité morbide et l'orgueilleuse fièvre de J.-J. Rous-
seau. A l'en croire, il est traqué par les gouverneraens
européens. Si ses compatriotes ont des préjugés contre
lui, c'est de l'Europe féodale que ces préjugés leur vien-
nent. Un article de critique sévère sur le Brm>o (faible
roman de M. Cooper) a paru dans un journal de New-
York. Évidemment c'est le ministère français qui a fait
rédiger cet article à Paris pour nuire à M. Cooper , ou
plutôt pour détruire la renommée du représentant des
États-Unis.
Ces erreurs d'un homme de grand talent, de celui
de tous les écrivains américains qui seul a eu le mé-
rite de l'originalité , inspirent une certaine compassion.
Malheureusement cet excès de sensibilité pour le blâme
est partagé par un grand nombre de ses compatriotes.
Ils ressemblent trop à ces jeunes gens qui , souvent
pleins d'esprit, mais novices dans le monde, ne savent
ni supporter une raillerie, ni la rendre. Les Améri-
cains avaient beau jeu , quand mislriss Trollope , femme
spirituelle assurément, et qui écrit de fort piquantes ca-
ricatures en prose, sortit des salons de Londres, tout ac-
coutumée à une civilisation frivole , et alla se poster sur
les confins de la vie sauvage, au milieu d'une population
de fermiers et de défricheurs, pour y bâtir un pavillon chi-
ET LE PhliSIBENT JACKSOX. ^
nois. ACiiuiiinali , cette daine ouvrit une salle de bal,
des bains, un restaurant, vit son entreprise tomber , et,
irritée du mauvais succès d'une telle spéculation, jeta feu
et flamme contre la civilisation américaine. Est-il rien de
plus absurde qu'une telle conduite ? Et les Américains ,
raillés par mistriss Trollope, n'avaient- ils pas une belle
occasion de prendre leur revanche ! Ils ont mieux aimé
prendre une physionomie grave et se fôcher sérieusement
contre la voyageuse. À leur place , je me serais contenté
de faire graver et de faire répandre en Einope le pavil-
lon chinois de mistriss Trollope , l'invention la plus gro-
tesque qui soit jamais sortie du cerveau d'un architecte
fou; des colonnades grecques sous des chapiteaux mau-
resques, un édifice en pyramide renversée : quelque chose
de gothique , de chinois , d'indou , d'italien et de grec à
la fois , qui produit l'effet le plus extravagant du monde.
Il y a là-dedans des bazars, des salons, des salles de bal ,
des salles de concert, une profusion extraordinaire de gla-
ces , et beaucoup de jolis petits boudoirs pour les dames.
Oh ! comme toute celte magnificence s'accordait mal
avec la population laborieuse, sage et frugale de Cincinnati
qui ne danse et ne se réunit que deux fois par an ! Mis-
triss Trollope s'est beaucoup moquée des Gincinnatiens ,
qui pouvaient bien le lui rendre.
Si nous n'imitons pas l'ironie caustique et d'ailleurs
assez facile de mistriss Trollope , nous ne nous laisserons
pas effrayer par la gravité magistrale de M. Fenimore
Cooper qui, dans son dernier pamphlet, traite de juges par-
tiaux et iniques, d'esprits envieux et pétris de haine, tous
les écrivains anglais et français qui s'occupent des Etats-
Unis (1). Faudra-t-il admirer exclusivement tout ce qui se
(1) Note du Tr. Ou conçoit que dans ce pamphlet , la Revue Bri-
tannique et M. Harris , qui avait fourni à M. Saulnicr des armes si
10 LES ÉTATS-DNIS
fait là-bas, tout ce que l'on y dit, tout ce que l'on y pense ;
et tandis que les mœurs de l'Europe sont pour les Amé-
ricains un sujet perpétuel de blâme et de critique amère ,
toute discussion sur les mœurs de l'Amérique , sur sa si-
tuation politique et sur son avenir, nous-sera-t-elle défen-
due ? Une intolérance si peu libérale convient mal à un
pays fondé sur la démocratie pure. Tout ce que nos an-
ciens frères transatlantiques peuvent exiger de nous, c'est
une impartialité de jugement , c'est une équité , assez ra-
res d'ailleurs, je l'avoue , dans toutes les querelles de na-
tion à nation , ou d'homme à homme.
Il est souverainement condamnable de flétrir a priori
toute une nation , tout un système, ou comme monar-
chie ou comme république. Examinons avec froideur le
jeu et les ressorts de la machine politique; voyons com-
ment elle fonctionne ; si quelque embarras qui se fait
sentir n'est pas un embarras purement passager 5 si tel
rouage, qui aujourd'hui remplit son office, ne menace pas
ruine dans un tems donné. Nous avons vu que la diver-
sité des constitutions était un germe fatal. M. Fenimore
Cooper l'avoue lui-même; il ne se dissimule pas que la
Virginie tend à la constitution aristocratique , et que les
Etats du Nord penchent vers la démagogie. Il convient
aussi qu'il est bien difficile d'établir la limite exacte qui
sépare les pouvoirs attribués au gouvernement central des
pouvoirs que chaque état se réserve d'exercer. Dès que
le gouvernement central voudra envahir la plus petite
portion des droits d'un état, le lien sera détruit; la même
chose arrivera si un état regarde comme nuisibles à ses
puissantes , n'ont pas été ménagés. Les suffrages que nos travaux et
ceux de cet honorable Américain ont obtenus de la part des hommes
les plus distingués de l'Uniou nous dispensent de toute espèce de
réfutation.
ET LE PRÉSIDENT JACKSON. 11
intérêts les décisions du gouvernement central et lui re-
fuse son obéissance. La facilité de mouvement dont jouis-
sent les Etats séparés , le pouvoir qu'ils ont de se réor-
ganiser eux-mêmes , et d'établir par là un conflit entre
eux et les autres fractions de l'Union, augmentent immen-
sément le péril. Ces élémens de dissension, ces principes
contraires, qui les empécliera de se beurter? Pour re-
médier à ce danger , on a limité les pouvoirs de chacun 5
mais celte limite est-elle bien définie ? offre-t-elle quel-
que chose de très-exact? Les récens démêlés du président
Jackson avec la banque ont démontré que cette limite
était peu précise ^ chacun accusait son adversaire d'avoir
outrepassé ses pouvoirs.
Un autre obstacle plus fatal , c'est le conflit des au-
torités constituées , le combat possible des différentes
branches du pouvoir, la lutte du sénat contre la chambre
des représenlans. Tous ces défauts politiques naissent du
manque de concentration , de l'éparpillement et du mor-
cellement de l'autorité. Ne faut-il pas subir les charges
quand on recueille les avantages ? Les Américains paient
de ce prix leur indépendance et leur organisation poli-
tique. Chez eux, le despotisme est difficile, mais la dis-
solution facile. Heureusement leur situation ne les expose
pas à repousser des agressions fréquentes et hostiles : ils
n'ont pas besoin d'une organisation très-forte. Tout oc-
cupés de leur civilisation intérieure , les États n'ont au-
cun intérêt jusqu'ici à empiéter les uns sur les autres.
Le point de départ de la politique américaine diffère
donc absolument de celui des états européens. Ces der-
niers placent la source du pouvoir dans le roi, et chacune
des libertés acquis-es par le peuple passe pour une conces-
sion faite par le monarque. Le système américain place,
au contraire, la source du pouvoir dans le peuple qui dé-
12 LES 1{TATS-UNIS
lègue ce pouvoir à ses représentans , et qui leur fait une
concession temporaire de ses droits. Selon la théorie eu-
ropéenne, le roi est supposé ne jamais mal faire. La théo-
rie américaine suppose que les membres du peuple sou-
verain seront toujours d'accord 5 fictions également im-
possibles. Quand le roi se trompe , on paraît croire que
ses ministres se sont trompés 5 quand les électeurs sont
mécontens , on paraît croire qu'ils sont très - satisfaits 5
mais ces deux systèmes peuvent également trouver leur
moment de crise. Que le roi , malgré le cri populaire ,
s'obstine, comme Charles X, à conserver ses ministres, et
par conséquent la théorie qu'ils représentent; le peuple,
accoutumé à croire qu'il lui est libre de déplacer le mi-
nistère , se soulève et brise le trône. Que les dissensions
des Etats prennent un caractère grave, qu'ils refusent de
reconnaître l'arbitrage du pouvoir central 5 la guerre ci-
vile s'établit. Dans ce cas, les représentations du sénat
n'empêcheront jamais les citoyens de courir aux armes :
les passions sont toujours plus fortes que les principes.
Les dangers qui peuvent menacer une république fé-
dérale ne sont pas les mêmes que ceux qui menacent une
monarchie représentative ; ils partent d'un principe op-
posé : ici , abus de la force royale j là , abus du principe
démocratique. Si malheureusement on se trompe en
Amérique et que l'on calcule sur les bases européennes ,
on met l'état en péril -, de même qu'un médecin expose-
rait beaucoup son malade , s'il appliquait à une maladie
les remèdes qui conviennent à une autre. Essayez donc ,
si vous le pouvez , de fédéraliser ces contrées de l'Eu-
rope où la population se presse , et où les subsistances
manquent aux travailleurs : les intérêts de l'Irlande , de
l'Ecosse et de l'Angleterre , ou même de l'Angleterre mé-
ridionale et septentrionale, ne tarderont pas à s'entrecho-
ET LE RÉSIDENT JACKSON. 13
quer, et nulle puissance souveraine , nul conseil amphic-
tyonique ne préviendront de sanglans démêlés.
A peine entrevoit-on aujourd'hui en Amérique le pre-
mier germe de ces mésintelligences : le sol est vaste , la
terre est neuve , la population éparse. Laissez les rangs
s'épaissir et se serrer , les villes presser les villes , les in-
dustries se gêner mutuellement , la civilisation élégante
naitre du sein de la civilisation matérielle ^ les passions
devenir plus actives , les ambitions plus âpres , les besoins
plus difficiles à satisfaire ; vous verrez alors s'il n'y aura
pas des collisions journalières, et s'il sera très- facile de
maintenir l'barmonie entre ces élémens disparates. Les
petits ménages se querellent bien plus souvent que ces
ménages de grands seigneurs où le mari et la femme vi-
vent dans un isolement presque continuel. Une popula-
tion entassée sur un territoire borné doit être exposée à
des dissensions bien plus fréquentes que celle qui se
trouve répandue sur un vaste espace. Aujourd'hui ce sont
les ouvriers qui font la loi à Philadelphie : si cela conti-
nue , l'ultra -démocratie fera la loi aux états septentrio-
naux j ils seront gouvernés par les travailleurs ; fabricans ,
hommes riches subiront le joug de l'artisan. Au con-
traire, les états du sud se trouveront bientôt forcés de
soumettre leurs esclaves à un régime plus sévère et de mar-
cher à une dure aristocratie : sans cela , que feront-ils de
toute cette population noire , méprisée , avilie et néces-
saire ? Appesantir le joug est une condition terrible à la-
quelle ils ne peuvent échapper. Le sud et le nord mar-
chent donc dans deux voies opposées ; le sillon est tracé ,
il n'y a nul espoir de sortir de la rainure ^ il faut aller
toujours en avant, donner une force toujours nouvelle
et croissante au principe vital qui est devenu la consti-
tution organique et secrète de l'un et de l'autre état ,
14 LES ÉTATS-UNIS
c'est-à-dire arriver à des résultats diamétralement con-
traires.
Se passera -t- il beaucoup de tems avant que l'on ait
atteint le développement suprême de ces deux princi-
pes ? Je ne le sais pas : mais assurément le principe ultra-
démocratique, le plus remuant , le plus violent, le plus
dangereux des deux , a déjà fait explosion d'une manière
assez fâcheuse. Il compte déjà ses cadavres , ses maisons
brûlées et ses émeutes meurtrières. L'excès du principe
aristocratique outrage la nature et la raison , sous un au-
tre rapport , et suit une marche moins bruyante. Mais il
entraîne aussi ses malheurs. « Craignez la révolte de vos
esclaves , disent les Américains du nord à ceux du midi ;
quand leur population débordera la votre, que deviendrez-
vous ? Il faudra que vous nous appeliez à votre secours ,
nous démocrates, et si nous sommes contens devons,
nous vous aiderons. » Les Américains du sud répondent:
« Ne vous embarrassez pas de nos esclaves ; nous les con-
tiendrons sans peine •, ils sont habitués au servage , ils ne
se soulèveront pas comme vos ouvriers , qui , persuadés
qu'ils sont rois et qu'ils valent autant que vous, s'arment
de leur nombre pour vous épouvanter et vous subjuguer.
Si nous avons quelque danger à craindre , c'est unique-
ment de votre côté. Dans le fait , vos ouvriers sont vos
maîtres , vous n'oseriez faire un pas qui leur déplaise. Et
vous , si fiers de votre liberté , vous êtes à moitié sous le
joug. Pourquoi nous appeler tyrans ? Nous aimons encore
mieux tyranniser nos prolétaires que de subir leur auto-
rité comme vous le faites. Dieu veuille que les déclama-
tions de vos hommes du travail (^worhies) contre les oi-
sifs, c'est-à-dire contre les capitalistes, ne provoquent
pas les noirs à l'insurrection -, alors regorgement devien-
drait général et vous y péririez comme nous. »
ET LE PRÉSIDENT JACKSON. 15
Ce sont là des dangers que tous les Américains sages
comprennent. L'opposition des deux principes , régnant,
l'un au nord , l'autre au midi, s'affaiblira ou se dévelop-
pera-t-il ? Dans le cas d'un développement continu et pro-
gressif des deux principes, le lien central de la fédération
est évidemment menacé de se rompre.
J'ai visité le sud et le nord de ce pays si curieux , si
nouveau, si intéressant, qui a recueilli toute l'expérience
des siècles , et sur lequel tous les regards sont arrêtés.
J'ai vu New-York et son havre magnifique , et ses mille
vaisseaux , et les pavillons de toutes les nations flottans
sous le soleil. J'ai vu la Virginie aristocratique , et Bos-
ton , et l'esclavage et les planteurs. J'ai cherché à saisir
les points morbides de chaque constitution , les dangers
de chaque organisme. Il est très-vrai que la démocratie
a jeté des racines profondes à New-York; très-vrai que
les démocrates sont déjà en guerre secrète avec ceux
qui habitent de belles maisons , qui boivent du vin de
Malaga, qui lisent les romans et les revues : la guerre
n'est pas prête à finir de si tôt. Chaque année, lors de
l'anniversaire de l'évacuation de New- York par les ar-
mées anglaises (le 25 novembre), cet ascendant de la
démocratie fait de nouveaux progrès et se manifeste d'une
manière plus intense. Durant cette fête patriotique, une
longue procession de tous les corps d'état sillonne les rues
de la ville , et par ses cris , par ses discours , par ses
chants, témoigne assez quel est le but de toutes ces dé-
monstrations. Vous y voyez des bouchers à cheval, ornés
de guirlandes de saucisses pendues en festons ; des tail-
leurs avec de belles cocardes , surchargés d'échantillons
de drap ; des serruriers , portant en cadence et en triom-
phe leur soufflet , leur enclume et leur marteau 5 des sa-
vetiers , élevés sur des échoppes mobiles , tous exprimant
gj LES ÉTATS-UNIS
par leurs gestes et leurs vociférations des espérances ou
des menaces. Cette fête solennellement comique n en est
pas moins un succès et une victoire remportée par les in-
dustriels sur les riches. Ces derniers n'y assistent guère
que par convenance et par crainte -, ils n'ignorent pas que
la conséquence naturelle des doctrines de 1793 adoptées
par le peuple serait la destruction de leurs propriétés et la
ruine de leurs familles. Cependant cette manifestation d'un
esprit qui sacrifie toutes les occupations intellectuelles aux
occupations manuelles est dépourvue de noblesse et de
dignité. Tout le monde sent bien l'utilité des arts mécani-
ques : mais qui ne comprend aussi que la pensée est seule
divine 5 qu'à elle seule appartient l'apothéose-, et que si
un cordonnier est très-estimable dans sa boutique , il
est tout-à-fait grotesque métamorphosé en triomphateur.
Malgré cela, il n'y a pas de ville au monde où l'a-
ristocratie de la richesse pèse plus lourdement sur la
société qu'à New-York. Pendant que les ■workies exécu-
tent leur comédie processionnelle , les hommes opulens
ne cherchent qu'à se distinguer par le nombre de dollars
qu'ils accumulent : « Monsieur a récemment gagné deux
mille dollars dans les cuirs.» Ou bien : « Monsieur est un
des hommes les plus distingués de la ville 5 sa dernière
spéculation lui a valu cinquante mille dollars. » Telles
sont les phrases que vous entendez sans cesse répéter dans
toutes les réunions. Ici le mot dollar occupe une grande
place dans les moindres entretiens , et une grande in-
fluence sur tous les esprits. Eh bien , le croirait-on, dans
cette société , dominée par les idées les plus matérielles
et les plus vulgaires , l'être qu'on appelle dandy n'a pas
craint cependant d'apparaître. C'est une parodie fort cu-
rieuse , et qui ressemble beaucoup à nos provinciaux ri-
dicules. Ordmairement le jeune Américain qui aspire à ce
KT Lt PRÉSIDENT JACKSON. 17
rôle a voyagé en Europe , et , de relour dans sa patrie , il
consacre une année à cette existence de papillon. Il parle
à pleine bouche de ducs, de comtes, d'armoiries, de tout
ce qu'il a vu ou de ce qu'il n'a pas vu en Europe. Il ap-
prend les quadrilles français aux femmes , il corrige les
révérences des hommes, et devient l'oracle des salons qu'il
fréquente. L'ère du dandysme une fois passée , mon
homme retourne à son comptoir, redevient américain ou
chrysalide , ne s'occupe que de son commerce , et oublie
tout-à-fait les traditions de l'Europe.
Les Etats du nord ont fait, depuis l'époque de Washing-
ton , d'immenses progrès vers l'esprit démocratique. Le
peuple se plaint hautement à New-York de ce que l'in-
struction n'étant pas égale pour tous, tous les citoyens ne
sont pas également aptes aux emplois publics. Il y en a
même qui réclament la loi agraire , dans le même sens
que nos radicaux. Déjà l'influence de ces idées se fait sen-
tir dans les élections , où les hommes favorables au suf-
frage universel l'emportent toujours. C'est le nombre qui
décide de toutes les questions ^ et comme la population
double tous les vingt -quatre ans, ce nombre deviendra
bientôt formidable. Le prix du travail diminuera néces-
sairement quand l'immensité de ces terrains fertiles sera
couverte d'habitans. Si la misère se fait une fois sentir ,
si l'on ne trouve plus comme aujourd'hui des terres neu-
ves à exploiter, si les législateurs nommés par le peuple
veulent satisfaire aux besoins de la majorité souffrante ,
incontestablement la propriété sera frappée d'un coup
mortel en Amérique. Il est vrai qu'alors le génie manu-
facturier s'éveillera et viendra au secours de la nation.
Des villes manufacturières s'élèveront de toutes parts 5
mais on sait à quelles variations fatales les populations
manufacturières sont soumises, suivant que les demandes
XIII. 2
18 LES ÉTATS-UNIS
augmentent ou diminuent. On sait combien il est hasar-
deux de demander des lumières bien étendues et une
haute sagesse à ces masses d'hommes entassées sur le
même point. On sait enfin que jamais grande capitale
opulente n'a subsisté sans luxe et sans misère , sans am-
bitions et sans vices. Ce grand conflit amènera- 1- il une
spoliation légale , ainsi que quelques Américains le crai-
gnent ? une providence spéciale garan tira- t-elle les Etats-
Unis des dangers communs à toutes les nations.^ Aujour-
d'hui la majorité américaine se composant de proprié-
taires, une révolution n'est pas à craindre, et l'on ne
peut s'attendre qu'à des troubles passagers 5 mais l'aug-
mentation progressive et rapide de la masse sans pro-
priété, et la propagation des doctrines qui flétrissent la
richesse, l'oisiveté, l'inégalité des rangs et des fortunes,
sont assurément une terrible menace. Quand on verra ,
d'une part , le bon droit , la richesse et le petit nombre;
et d'une autre, la faim , la soif et le grand nombre, que
deviendra une république fondée sur le seul principe de
la majorité souveraine ?
Le lien fédéral , dont nous avons démontré plus haut
la fragilité, suffira -t- il pour contenir ces émotions.?
Cela est difficile à croire : la plupart des hommes po-
litiques qui figurent aujourd'hui au premier rang dans
les affaires américaines ne s'accordent même pas entre
eux sur la nature du lien fédéral et sur l'étendue de ses
droits. Selon Jackson, le lien fédéral consolide les intérêts
de tous les États : à ce titre , le gouvernement central a
le droit de faire exécuter ses décrets. Selon M. Calhoun ,
au contraire , les délibérations générales du corps souve-
rain doivent être réglées et dirigées par les délibérations
spéciales de chaque état. MM. Clay et Webster vont plus
loin que Jackson , et affirment que le gouvernement fé-
ET LE PRÉSIDENT JACKSOX. 19
déral a le droit de taxation sur tout le commerce du pavs,
et même celui d'appliquer à sou gré les impôts à des ob-
jets d'intérêt public. Quant au général Hayne , il sou-
tient que toutes ces opinions sont fondées sur des inter-
prétations fausses de la loi. Les mêmes dissidences se font
sentir dans les divers Etals. Les uns pencbent , comme
nous l'avons dit , vers la démocratie , les autres vers l'a-
ristocratie : et que sera-ce quand les intérêts, déjà di-
vergens, prendront un accroissement nouveau. Comment
fera -t- on coïncider les opinions politiques et les vues
gouvernementales de la Floride, qui produit du sucre,
et du Maine , qui peut à peine donner une récolte de
maïs? Quel rapport y a-t-il entre ces hommes que plus de
six cents lieues séparent les uns des autres ? S'il est vrai
que chaque Etat ait le droit de contrôler pour son compte
les actes du gouvernement et de les annuler ( ce que les
Américains, dans leur langage, appellent nullifîcation) ^
ne résultera-t-il pas de là les dangers les plus graves ? Le
fait récent de la Caroline , à propos du tarif des douanes,
en offre un exemple bien remarquable. Trois États ,
rOhio, New-York et la Pennsylvanie, prennent une exten-
sion surprenante , et semblent destinés à primer les vingt-
et-une autres subdivisions de l'Union. Ce seront néces-
sairement ces États qui choisiront le président, et qui
l'emporteront sur tous leurs frères. De là, une foule de
jalousies , que des déchiremens suivront sans doute , et
contre lesquelles il n'est pas impossible que le lien de
l'Union ne vienne en définitive se briser.
Les partisans enthousiastes de la constitution améri-
caine, ceux qui considèrent cet acte comme l'une des
plus belles créations de l'esprit humain, pensent au con-
traire que c'est précisément dans ses anomalies , dans ses
défauts , que git sa toute-puissance. Rien ne les effraie,
20 LES ÉTATS-UNIS
ni la divergence des intérèls, ni la diversité des climals,
ni les dislances immenses qui séparent chaque Elat. Tout,
selon eux , a été prévu par la constitution , et le lien fé-
déral, éminemment flexible de sa nature, est prêt à s'as-
souplir à toutes les exi^'jences. La Caroline et la Virginie
ne produisent que du sucre ; eh bien , tous les consom-
mateurs de l'Union s'adresseront à elles , tandis que les
États du Nord inonderont de leurs produits les vingt au-
tres républiques 5 quant aux distances , au lieu de nuire
au lien fédéral , elles le garantissent contre des atteintes
trop violentes. Argument ou sophisme, ils ont une réponse
toujours prête à vous opposer : bienheureux optimistes ,
qui assignent à l'homme une marche régulière et inva-
riable, qui le considèrent comme un engrenage ou un ba-
lancier, sans s'embarrasser de ses caprices, de son égoisme
et de ses passions. Les orages récens provoqués par la ré-
vision des tarifs et les empiétemens de la Banque ne suf-
fisent pas encore pour les éclairer. Tous ces mouvemens
ne sont à leurs yeux que des effervescences passagères,
et non les signes précurseurs d'une conflagration plus ou
moins prochaine. Politiques myopes, qui en présence de
l'orage qui gronde ne voient que des droits de douane à
abaisser , qu'une administration financière à réformer.
En attendant, le flot populaire s'élève, grandit, et devient
chaque jour plus menaçant.
Ce développement de l'esprit démocratique , ce respect
voué aux majorités populaires, ont été spécialement pro-
tégés et propagés par le célèbre Jefferson , élève de Con-
dorcet, qui a réalisé toute la doctrine de ce philoso-
phe. Doué de fermeté, d'une ame froide et implacable,
sachant haïr, mais haïr long-tems, il a prêché toute sa vie
la liberté , et il a prouvé par sa conduite que la ferveur
philosophique uifluait peu sur le caractère personnel et sur
r.r LE pr.ùsîDENT jaoksox. 21
la vie privée. Cet homme, qui avait des qualités comme
homme de pouvoir, mais dont une âpreté et une dureté
presqvie féroce caractérisaient tous les actes, eut pour suc-
cesseur Madison qui, avec moins d'énergie, maisaussiavec
moins de rudesse, suivit une roule semblable. Le sillon de la
démocratie alla toujours en se creusant; Monroë vint en-
suite et voulut se frayer un chemin qui lui fut propre; en
composant son cabinet de nuances différentes, il mécon-
tenta tout le monde. John Quincy Adams , élu président
par des manœuvres que tout le monde réprouva , ne sut
imprimer à son administration aucun caractère fixe , et
ne fut pas réélu. Enfin le général Jackson , démocrate
très-prononcé, succéda à Quincy Adams (1). Arrêtons nos
regards sur cet homme d'état , qui , dans les circonstan-
ces présentes , attire sur lui l'attention de l'Europe.
C'est peut-être, de tous les présidens de l'Union, celui
qui jusqu'ici a joué le rôle le plus actif et le plus difficile.
Né le 15 mars 1767 dans une terre du canton de Vaxsaw,
terre qui appartenait à son père^ irlandais de naissance, il
se destinait à l'état ecclésiastique , lorsqu'à peine âgé de
quinze ans, les circonstances difficiles où se trouvait l'U-
nion le portèrent à s'enrôler avec son jeune frère sous le
drapeau de l'indépendance. Les Anglais venaient de faire
des incursions dans la Caroline : personne ne pouvait
(1) Note dv Tr. Chafjue président est élu pour quatre ans ; mais
aux termes de la constitution , U peut êti-e réélu une seconde fois
scïdement. Jusqu'ici , tous les présidens , à l'exception de John
Quincy Adams , ont obtenu cette double élection. Voici dans quel
ordre ils se sont succédé. Georges Washington , de 1789 à 1797 ;
John Adams, de 1797 à 1801 ; Thomas Jefferson, de 1801 à 1809 ;
James Madison de 1809 à 1817; James Monroë, de 1817 à 1825 ;
John Quincy Adams , fils de John Adams, de 1825 à 1829, et enfin
Andi-ew Jackson, président actuel élu en 1829 jusqu'à 1833 et réélu
en 1833 jusqtT'en 1837.
22 LES ÉTATS-UNIS
rester neutre. Il combattit vaillamment, vit son frère
tomber près de lui sur le champ de bataille, reprit ses
études après le départ des Anglais et le triomphe de la li-
berté, et essaya la carrière du barreau. En 1788, il alla
s'établir dans le Tennessee, à Nashville où iloccupabientot
le poste important d'avocat-général. Les Indiens faisaient
souvent des incursions dans la province ; Jackson reprit les
armes et fut un des premiers à les repousser. Elu membrede
la convention qui rédigea la constitution du Tennessee lors-
que cet État fui admis dans l'Union fédérale, il fut d'abord
membre du congrès , comme représentant de ce nouvel
État, qui le chargea bientôt après de défendre ses intérêts
au sénat de Washington. Après quelques années passées
dans la solitude de la vie privée , lorsque la guerre éclata
de nouveau entre l'Amérique et l'Angleterre , il fut
nommé major-général des milices.
Il lui arriva de désobéir au congrès dans une cir-
constance assez importante. Chargé de conduire à Nat-
chez deux mille cinq cents volontaires , il attendait
des ordres supérieurs. Après une longue et pénible mar-
che , les deux tiers de sa petite armée accal>lée de fati-
gue se trouvaient en proie à des maladies dangereuses.
A peine arrivés, Jackson reçut l'ordre de les licencier.
Les malades auraient péri dans ce territoire presque dé-
sert, et le reste, faute d'argent pour retourner dans ses
foyers, aurait été forcé de s'enrôler. Jackson ne tint aucun
compte de l'ordre qui lui était intimé : il ramena ses trou-
pes à Nashville, abandonnant son cheval même aux ma-
lades , faisant route à pied comme le dernier des volon-
taires : puis il adressa au président Texplication de sa
conduite. L'année suivante , il déploya encore la même
fermeté : on l'avait envoyé avec trois mille cinq cents
hommes contre les Indiens Creeks, qui, armés et sou-
ET LE PRÉSIDENT JACKSON. 23
tenus par les Espagnols de Pensacola, avaient attaqué
les garnisons des frontières américaines. Parvenue au
centre du territoire indien et soumise à des privations de
tout genre, l'armée se révolta ^ Jackson fut obligé de pa-
raître devant les rangs le pistolet au poing et menaça
de mort quiconque oserait désobéir. Les Indiens furent
battus, mais les Espagnols soutenaient les Indiens aux-
quels trois cents Anglais étaient venus se joindre.
Le gouvernement fédéral ne donnant pas, au gré de
Jackson, des ordres assez rapides et assez positifs pour re-
pousser ou suspendre ces hostilités , le major-général prit
tout sur lui, marcha sans ordres, s'empara de Pensacola
et chassa les Indiens. Chargé en 1814 comme major-gé-
néral de défendre la Nouvelle-Orléans contre les Anglais,
il déploya la même sévérité suivie du même succès ; au
milieu d'une population hostile ou indifférente , placé
loin du centre du gouvernement, il eut encore besoin de
s'emparer de l'autorité et de dépasser fréquemment la li-
mite de ses pouvoirs. On comprend que, dans une répu-
blique très-jalouse du privilège individuel des états et des
hommes, le pouvoir exécutif craigne de se compromettre
et de paraître usurper la tyrannie 5 de là , une apathie ,
une lenteur de mouvemens et une incertitude fâcheuses :
Jackson n'hésita pas 5 il suspendit Vhabeas corpus , et
proclama la loi martiale. L'habile emploi qu'il lit du peu
de troupes qu'il avait sous ses ordres tint les Anglais en
échec, et sa fermeté remplit de terreur les habitans qui
eussent volontiers évité la guerre et qui se fussent jetés
entre les bras des Anglais. Le 8 janvier 1815, trois mille
sept cents hommes de milice inexpérimentés , mais com-
mandés par Jackson et d'anciens officiers français , sou-
tinrent le choc de dix mille vieux soldats qui avaient fait
toutes les campagnes de Wellington ; Jackson remporta
24 LES ETATS-UNIS
la victoire. Les liabilans , contre lesquels il avait été forcé
de sévir , le proclamèrent leur libérateur , et le congrès
dont il avait, ou prévenu, ou négligé les ordres , lui dé-
cerna une médaille d'or emblématique. 3Iais un inci-
dent singulier se rattache à cette victoire et mérite d'être
rapporté. Un juge de la Nouvelle-Orléans, qui s'opposait
aux mesures militaires prises pour la défense de la ville
et qui avait été exilé par l'ordre arbitraire de Jackson , le
cita devant son tribunal, et tout en le nommant sauveur
de la patrie , le condamna à mille dollars d'amende : une
souscription fut ouverte ^ mais Jackson la refusa, et le li-
bérateur de la Nouvelle -Orléans paya de ses propres
deniers une amende de 1,000 dollars pour avoir pris les
seules mesures qui pouvaient sauver la ville.
Le caractère de Jackson se dessine fortement dans les
événemens que nous avons rapportés; il y a dans cet Amé-
ricain moderne quelque chose du patricien romain. Quand
il fut proposé en 1825 par la législature du Tennessee
comme candidat à la présidence des Etats-Unis , on fit
valoir contre lui l'audace et la rigidité de son caractère.
Son concurrent Adams l'emporta sur un homme que l'on
affectait d'appeler chef militaii'e , pour le déconsidérer
aux yeux d'un peuple pacifique. Lorsque M. Adams, son
incapacité et sa nullité, eurent quitté la présidence, Jack-
son , porté de nouveau par ses concitoyens à la candida-
ture, fut élu à une majorité de 178 voix contre 84. Dès
son avènement au pouvoir, il refusa obstinément d'ap-
pliquer les deniers publics à des améliorations intérieures
sous la direction du gouvernement fédéral 5 et tout en
soutenant ostensiblement les principes de Jefferson , il
s'éloigna par degrés, comme nous l'avons dit, de la dé-
magogie ardente et tyrannique, puisée à l'école de Robes-
pierre et de Mavat, Cependant, homme d'action , d'éner-
LT 1.K PRKSIDEXT JACKSON. 25
f;io et do sa^acilé , Jackson csl loujoiiis resté l'hommo du
peuple , et le plus beau gage d'attachement qu'il ait donné
à cette cause, c'est la lutte récente qu'il a soutenue avec
tant d'opiniâtreté contre les empiétemens de la Banque.
A sa place, un ambitieux eût fait cause commune a\'ec
cette corporation , qui plus tard lui aurait servi de mar-
chepied pour arriver à la dictature 5 mais il a compris
tout ce qu'il y avait de dangers pour la liberté américaine
dans cette institution, et il a mieux aimé la dénoncer à
l'opinion publique plutôt que de la voir servir un jour
d'instrument de despotisme à des dépositaires du pouvoir
moins intègres que lui. La cause réelle de ces dissenti-
mens n'est pas très-connue en Europe 5 nous allons la
développer.
Le fond véritable de la question , c'est la lutte secrète
de deux pouvoirs qui subsistent au sein de l'état, ou plu-
tôt de la nation , et qui se développent sur deux lignes
parallèles et hostiles : l'ascendant de la richesse d'une
part ; l'égalité démocratique de l'autre. Ici , comme tou-
jours , le fait matériel recouvre une idée plus profonde ,
une passion plus enracinée qu'on ne le croit : ici comme
toujours, il y a, des deux côtés, des droits réels, des griefs
véritables, et des torts mutuels. L'orgueil de la supréma-
tie financière s'est laissé entraîner beaucoup trop loin ,
la susceptibilité populaire a oublié les services rendus.
Quoique la Banque ait été fort utile au commerce de la
Pennsylvanie et de l'Europe, quoique la Pennsylvanie sur-
tout doive à la Banque ses quatre cents lieues de canaux
et de chemins de fer , ses ponts de bois et ses routes , l'o-
pinion de ses masses s'est soulevée avec une excessive vio-
lence contre l'aristocratie de l'argent. Le peuple, avec son
instinct grossier, s'aperçoit très-bien qu'il n'v a pour lui
de despotisme à craindre que de ce côté : aussi le cri de
26 LES ÉTATS-WNIS
ralliement du parti populaire est-il : No banh, down wiih
tJie banh , 710 rag-nionej , « plus de banque , cà bas la
banque ! plus de papier-monnaie ! »
Sans contredit, la liberté publique aurait couru de
grands périls si Jackson se fût allié au nouveau pouvoir,
qui , dans un pays commercial et industriel , doit né-
cessairement avoir tant de poids (1). La Banque , unie au
président, le pouvoir exécutif allié à la force des écus, au-
rait pu faire pencher la balance d'une manière formida-
ble et enlever d'assaut presque toutes les positions. Jack-
son, avec une énergie généreuse, a mieux aimé se déclarer
contre la Banque. Il est vrai que si, d'une part, il entrait
en lutte et affaiblissait son pouvoir, d'une autre , il aug-
mentait sa popularité et rattachait à sa cause toute la
masse de la démocratie flottante. Le combat a commencé
par des taquineries. La chambre des représentans ayant
nommé un comité d'investigation pour examiner les livres
de la Banque, celte dernière s'est refusée à les montrer
autrement qu'en présence de ses propres officiers. Grande
maladresse 5 le peuple n'a pas manqué de dire que le mons-
tre refusait de laisser pénétrer les regards de l'autorité
dans les mystères de sa caverne.
Par suite du même système d'hostilité , le président
doinie au secrétaire de la Trésorerie l'ordre de faire en-
lever de la Banque les capitaux qui appartiennent à l'é-
tat. La Banque s'y refuse , l'administrateur qui a trans-
mis ce refus est chassé et remplacé par un autre qui obéit
à Jai kson. L'officier nomnii' par le président adresse au
Congrès un exposé des motifs qui justifient sa conduite.
(1) Note du Tr. En parcourant le tableau ci-joint, on se fera une
luste idée de l'influence politique cpic peuvent exercer les bantjues
dans un pavs où le numéraii'c ('tant très-rare, il leur est si facile , à
cause de leur grand nombre , d'éteudre ou de restreindre à leur gré
ET LE PRÉSIDENT JACKSON. â7
Cppendanl la Banque ne resle pas en arrière : elle s'était
portée acquéreur delà créance conlraclée envers l'admi-
nistralion américaine par le gouvernement français :
créance qui n'a pas été payée. Des dommages-intérêts lui
la circulation. Voj ez eu outre notre article sur l'histoire dos Banques
et du Papier-^Ionnaie aux Etats-Unis, publié dans notre 18'' Numéro
(juin 1834).
TABLEAU présentant le nombre des banques existant dans l'Union j
et leur situation respective en ISSjJ.
DESIGNATION
DES États.
Ija^qit. de l'Union,
Massaclmsscts
Nf\v-Yoik .
Rhorlo-Island
Pennsylvanie ......
Maine
Ncw-Jeiscy
New-Hampsliii'c. . . .
Connccticut
Marvlantl
Oliio
Verniont
Gcoigia . .
Louisiane
Colombie
Caroline du Sud. . .
Delaware
Floride
Alai)ania
Michigan
Virginie
Mishibsipi
Tennessee
Kentucky
Caroline du Nord. .
Illinois
Indiana
TOTAVX.
NOMBRE
Je
p.-.r
Ftnt.
1
102
72
.51
41
29
2G
22
21
20
20
17
1-3
10
S
7
7
G
5
5
4
3
.3
O
'J
-3
1
1
CAPITAL
des
doll.irs.
•35,000,000
28,2:}(i,250
27,7.5.5,264
7,48,S,748
17,061,904
2,7!6,S05
2, .500,000
2,27t,:500
.5,708,015
9,270,092
5,986,625
912,000
6,334,691
23,664,755
3,337,305
3,156,318
2,000,000
1,000,000
4.308,208
500,000
5,694,500
3,666,805
2,24.3,827
1,875,418
1,835,725
200.000
150,000
BILLETS
(JC'CLLES ONT
un ciicnlatjon.
liSPECKS
existant
EN CAISSE
506 ! 204,873,645
1,08.5,830,318 '.
aoii-Ts.
10,298,577
7,889,111
17,820,403
1,268,813
10,366,233
1,5.56,130
1,448,000
1,238,644
2,557,227
2,441,698
1,945,917
1,468,394
3,055,003
4,793,730
1,109,390
3,724,442
504,000
600,000.
2,051,471
300,000
6,598,392
2,100,426
2,110,881
838,091
981,144
100,000
75,000
88,2i4,127
407,693,873 fr.
,l.)ll.ns.
13,863,898
922,310
2,6.57,503
401,282
2,909,106
115,909
227,000
464,172
228,470
1,0 50,506
558,773
692,633
1,273,874
2,218,298
432,078
440,742
222, .500
60,000
477,992
30,000
937.752
156,220
129,456
211,806
242,(48
20,000
15,000
.30,949,428
164,031,908 fr
28 LES liTATS-UNIS
('laienl dus ( à ce qu'elle pixUeudait) , à cause de ce nou-
paiement 5 et elle n'hésita pas à retenir les dividendes qui
revenaient au {gouvernement fédéral en sa qualité d'ac-
tionnaire de la Banque. Une fois les passions ainsi allu-
mées, il ne manquait plus au combat que l'intervention
du sénat. Ce dernier se décida aussitôt en faveur de la
finance , comme la chamlire des représentans avait pris
parti contre elle. Le sénat déclara donc que la con-
duite du président en cette circonstance avait été in-
constitutionnelle. Le président à son tour protesta contre
la déclaration du sénat qui , disait-il, se constituait tri-
bunal sans en avoir le droit, et rendait une sentence flé-
trissante sans avoir entendu l'accusé. Voilà deux masses
d'intérêts qui se posent en contrastes bien tranchés : d'un
côté, le pouvoir exécutif, la chambre des représentans et la
masse populaire-, d'un autre, la haute finance, la banque et
le sénat. Dans un pays on la souveraineté du peuple n'est pas
mise en question, la force et l'avenir appartiennent évidem-
ment au plus grand nombre. Il reste à savoir si la puissance
financière trouvera moyen de rétablir l'équilibre en sa fa-
veur et de battre l'intérêt démocratique. Que le commerce
représenté par la haute Banque ait été vaincu chez la nation
la plus commerciale du monde , c'est un de ces phéno-
mènes historiques que les philosophes ne se donnent pas
la peine d'expliquer. Ici l'explication se trouve tout en-
tière au fond même des idées américaines.
Ce n'est pas le président, c'est le sénat qui a dépassé
les limiles du pouvoir constitutionnel. Pourquoi le sé-
nat donne- 1- il son opinion sur un fait .i^ qu'importe
cette opinion? Quand on entrave d'une manière aussi
violente la marche du gouvernement , ne faut-il pas avoir
un motif bien grave? La constitution autorise-t-elle le
sénat à se coustituer tribunal? un tribunal, dont les for-
ET LE l'UÉSIDENÏ JACKSON. 29
mes de la loi ne consacrent pas ses sentences ! Non , le
président peut être jugé et condamné, mais seulement
selon les formes conslilutionncUes; il ne doit pas èlre in-
constilulionnellement flétri. De l'illé^jalilé de cette con-
duite du sénat est résultée rillégalité de la marclie suivie
par la chambre des représentans. Aussi ardente à soute-
nir et à défendre le pouvoir exécutif contre la Banque
que le sénat était ardent à soutenir la Banque conlie le
pouvoir exécutif, la chambre des représentans s'est mise
en lutte avec les directeurs : elle a lancé un mandat d'ar-
rêt contre eux, comme avant résisté au pouvoir et refusé
de montrer leurs comptes et leurs registres au comité
d'examen nommé à cet effet. Cette démarche n'est point
légale , la constitution ne l'autorise pas. Je sais que le
Parlement d'Angleterre a souvent usurpé les privilèges
qui ne lui appartenaient nullement , pour se venger des
usurpations arbitraires que la couronne exerçait de son
côté. Mais, je l'ai déjà dit, rien de plus dangereux pour
un nouvel état que de se gouverner d'après les principes
d'un état ancien.
On voit quels résultats ont eus , même à une époque où
l'Amérique semble avoir peu d'obstacles à rencontrer sur
sa route , les deux causes morbides que j'ai déjà signa-
lées plus haut : la collision des pouvoirs et la nouveauté
d'institutions mal comprises. Cependant , il faut le dire ,
grâce à la fermeté du président , toutes ces causes de dis-
sension ont été aussitôt comprimées que conçues ; le gé-
néral Jackson a toujours tenu tète à l'orage , il a constam-
ment déployé la même énergie de caractère, la même spon-
tanéité d'action. Aussi tous les esprits sages de l'Union se
plaisent à reconnaître les éminens services que cette ame
si bien trempée a rendus à sa patrie dans ces momens
30 LES ÉTATS-UNIS
difficiles ; tous ont applaudi au courage du président , et
lorsqu'il a réduit à leur juste valeur les réclamations des
Etats du sud, et lorsqu'il a mis un frein aux empiétemeus
de la Banque ; mais tous n'ont pas approuvé les formes
acerbes dont il a fait usage. Dans toute son existence
politique, le général Jackson ne s'est pas démenti un
seul instant; soit qu'à la tête des miliciens de la Caroline,
il chasse du territoire del'Union les Indiens de Pensacola,
soit qu'il force les Anglais à lever le siège de la Nouvelle-
Orléans, soit qu'il revendique les suffrages de ses com-
mettans du Tennessee , soit qu'il résolve les difficultés qui
entravent la marche de son administration , c'est toujours
le même homme, rogue, ferme, opiniâtre, mais toujours
dominé par une pensée juste , toujours guidé par un coup-
d'œil sûr; et ce sont ses antécédens, ses succès obtenus
dans cette voie qui ont poussé sa fermeté jusqu'aux limites
de la dureté dans sa conduite récente envers la France.
Le cabinet de Washington , oubliant les services que la
France avait rendus en 1775 aux Etats-Unis, oubliant
les pertes considérables que cette puissance eut alors à
supporter, en hommes , en vaisseaux, en armes, en nu-
méraire , pour les aider à conquérir leur indépendance ;
oubliant aussi les avantages que leur procura la cession
de la Louisiane ; oubliant tout enfin , pour ne se rappe-
ler que les con(is<;ations un peu brutales de Napoléon
dans les ports d'Anvers , de Hollande , d'Espagne et de
Naples , a toujours mis une ténacité à être indemnisé de
ces prises. Jonathan est très-opiniâtre de sa nature , et
soit pour lui complaire , soit pour ne pas laisser périmer
cette réclamation , chaque nouveau président s'est fait un
devoir de la renouveler , en attendant le moment favora-
ble pour la faire accueillir. Les triomphes et les revers de
ET LE PRÉSIDENT JACKSON. 31
Napoléon ne lui laissèrent pas le loisir d'examiner la vali-
dité de cette répétition ; Louis XVIII et Charles X avaient
d'autres comptes à refiler avec la Sainte-Alliance , pour
songer à une pareille affaire. Ainsi , quoique toujours re-
butés , les États-Unis ne se décourageaient pas ; ils se con-
tentaient , en attendant mieux , de{>rever par leurs tarifs
les marchandises irancaises. Enfin le moment arriva, la
révolution de juillet éclate; un gouvernement nouveau,
sans engagemens avec le passé, vient régir la France; les
Etats-Unis jugèrent l'occasion favorable et devinrent plus
pressans que jamais. La commerce de la France était lan-
guissant alors ; ils offrirent une réduction de droits sur
les vins, les soieries et en général sur toutes les prove-
nances françaises : avantages dont ils retiraient leur bonne
part , mais qui , en définitive , étaient très-favorables à la
France (1). Malheureusement ce traité ne fut pas ratifié
(1) ÎNoTE DU Th. Il ne sera pas saus intérêt de connaître dans la
situation présente quelle a été la marche progressive du commerce
spécial de la France avec les Etats-Unis, durant ces dernières années :
Valeur des importations Valeur des marcban-
des Etats-Unis dises françaises
pour la consommation exportées aux. Élats-
de la France. Unis. '
1825 41,320,009 93,603,000
1826 5/1,971,000 45,626,000
1827 53,236,000 76,213,000
1828 49,20/1,000 66.277,000
1829 ; 58,133.000 65,320,000
1830 63,324,000 69,014,000
1831 47,523,000 110,180,000
1832 64.927,000 58,559,000
1833 73,886,000 107,984,000
En parcourant ces chiffres avec attention on ne peut s'empêcher
de reconnaître que le commerce de la î'raace avec les États-Unis est
exposé à de grandes fluctuations, d'autant plus préjudiciables que
32 LES ÉÏATS-UXIS
par la législature française. La responsabilité du président
se trouva dès lors compromise, et les journaux de l'op-
position américaine lui reprochèrent aussitôt sa légèreté
et sa faiblesse. On l'accusa même d'avoir compromis les
intérêts de l'élat, pour avoir provoqué la réduction des
droits sur les provenances françaises, et par suite sa ré-
élection fut un inslant douteuse. Mais le vénérai Jackson
c'est surtout sur les objets manufacturés qu'elles pèsent. Malgré cela,
le mouvement ascendant est très remarquable. Le principal article
d'importation des États-Unis sont les cotons en rame ; ils figurent
dans les importations de 1833 pour 51,875,000 francs , c'est-à-
dire pour près du tiers de la somme de tous les autres objets im-
portés; en 1825, les Étals-Unis ne fournii-eut à nos manufactm-es
que 24,500,000 £r. de cotons en rame. On voit, par ce rapproche-
ment , combien notre industrie cotonnière a pris de l'extension dans
l'espace de ces huit années. Le tabac et le riz sont ensuite les princi-
paux articles des importations américaines. D'après la moyenne prise
sxu- ces huit années , les États-Unis impoiieut tous les ans en France
5,000,000 fr. de tabac et 2,000,000 fr. de riz. Les exportations de la
France pour les États-Unis consistent principalement en tissus; cet
article y entre pour les deux tiers. En 1833 la valeur des tissus de
soie , de laine légère , de batiste et de mousseline que nous leur avons
expédiés s'élevait à 7/1,000,000 fr. ; les tissus exportés en 1828 ne
présentaient qu'une valeur de 28,700,000 fr. ; en 1828 elle s'élevait à
/i/j,000,000fr.;enl829 à/i3,300,000 fr., eten i830 à 49,000,000 fr.
On voit par là quelle a été l'influence de l'abaissement du tarif amé-
ricain sur l'exportation de nos produits manufactm'és. Après les tis-
sus . les vins et les eaux-de-vie sont les articles qui occupent la plus
grande place dans nos exportations pour les États-Unis ; et l'elativc-
ment , ce sont ces articles tjui se sont le plus ressentis de la modifica-
tion des dioils de douanes. De 1825 à 1830 , la valeur moyenne des
vins exportés a été de 6,000,000 fr. ; en 1833 la valeur totale des vins
français exportés dans l'Union s'est élevée à 9,500,000 fr. Aujour-
d'hui l'importance du commerce de l'Union avec la France entre
pour un cinquième dans le mouvement général de noire commerce
ET LE PRÉSIDENT JACKSOX. 33
était trop habile pour ne pas faire tournera son avantage
ce mécon lentement mal fondé. Quelques mots de bravade
jetés dans son message lui ont suffi pour reconquérir
celle popularité dont il est si jaloux , et que sa lutte opi-
niâtre contre le sénat et la Banque lui avait déjà assurée.
Telle est aujourd'hui la position du président : haute-
ment loué par les uns , violemment attaqué par les autresj
car le général Jackson, comme le disait une dame de
New-York, n'est pas de ces hommes qu'on aime ou qu'on
hait à demi.
J'ai visité plusieurs fois la Maison blanche ( While-
house), c'est ainsi que se nomme le palais du président.
Jackson est un homme de soixante-cinq ans, d'une taille
élevée et d'une constitution frêle en apparence ; on voit
que l'énergie nerveuse l'emporte chez lui sur la force
musculaire. Personne ne supporte mieux la fatigue que
Jackson 5 ses yeux d'un bleu foncé, recouverts de sour-
cils arqués et un peu saillans , ont une expression pro-
noncée ; lorsqu'ils s'animent, ils brillent du plus vif éclat.
C'est alois que l'on reconnaît l'homme dont toute la vie
a été une lutte triomphante. Il y a de la fermeté , de la
résolution, de la pénétration dans tous les traits de sa phy-
sionomie. Ses cheveux absolument blancs se hérissent
sur le sommet de sa tète et cette singulière coiffure al-
longeant l'ovale de son visage , lui donne un caractère
singulier. Il a de la politesse sans affectation , et joint à une
affabilité toute républicaine cette dignité qui appartient
aux hommes supérieurs. Lorsque je le vis pour la pre-
mière fois, c'était jour de grande réception , une passa-
gère indisposition avait altéré ses traits. Il voulut cepen-
dant faire les honneurs de sa maison, et s'acquitta avec un
vrai couriige de cette fonction ennuyeuse et même diffi-
cile. Il accueillait également bien tous ceux qui se pré-
XIII. 3
34 LES ÉTATS-UNIS
sentaient. Il n'oubliait pas que sa popularité dépendait du
degré de considération et d'estime qu'auraient pour lui les
classes populaires , et que la plus légère démonstration
de fierté compromettrait cette popularité. En un mot, il
m'a semblé dans cette circonstance un diplomate fort ha-
bile.
Rien de plus curieux et de plus nouveau pour un Eu-
ropéen que ces réceptions. Imaginez trois grands salons
ouverts et rem.plis d'une foule si bigarrée , que jamais dans
aucun rout de Londres ou de Paris vous n'avez rien vu de
tel. Toutes les classes y sont représentées fort exactement,
et pour l'âge, et pour le rang, et pour le sexe. Douairières
de quatre-vingts ans , jeunes filles de quinze ans à peine
épanouies , vieux commodores avec leurs costumes mi-
litaires; ministres étrangers chargés de croix; fermiers
aux gros souliers , accompagnés de leurs femmes parées
de robes d'indienne ; majors en blouses , exhalant sur
leur passage une odeur nauséabonde d'eau-de-vie de grain
et de tabac ; des généraux, des membres du congrès ; des
forgerons, des meuniers; d'innocens tailleurs qui vont
reconnaître eux-mêmes la coupe des habits qu'ils ont
fabriqués ; enfin des émigrés irlandais , aussi bruyans et
aussi mal-propres que le sont toujours les classes infé-
rieures de cette nation. Rien de tout cela ne rappelle
l'Europe. C'est un péle-méle à ne plus rien reconnaître.
Au reste , tout n'est que contraste à Washington : vous
traversez une campagne où apparaissent quelques maisons
isolées, vous demandez où est Washington ? On vous ré-
pond : « Vous y êtes depuis une demi-heure. »
En effet , le plan de la ville , tracé et conçu sur des
bases gigantesques , demandera deux ou trois siècles pour
s'accomplir; ou plutôt, il ne s'accomplira jamais. On es-
pérait que la cité gouvernementale deviendrait centre de
ET LE PRÉSIDENT JACKSON. 35
commerce , et ces espérances ne se sont pas réalisées :
Washlnjjton n'a d'autre industrie et d'autre négoce que
ceux qui résultent des dépenses faites par le corps diplo-
matique et le gouvernement central. D'une maison à
l'autre les distances sont énormes. Dans tel quartier , on
rencontre un groupe de cinq maisons ; dans tel autre,
une rue commencée ; dans un troisième , un pauvre
hôtel solitaire, qui semble déplorer son abandon. Le Ca-
pitole, situé sur une hauteur , éblouit les yeux par sa fa-
çade blanche, qui reluit sous le soleil. Je ne décrirai pas
ce vaste édifice que plusieurs voyageurs ont visité récem-
ment. Ce que j'ai observé avec le plus d'attention , c'est
la physionomie des assemblées délibérantes (1).
La Chambre des représentans est une vaste salle en hé-
micycle entourée de colonnes et au milieu de laquelle s'é-
lève la tribune de l'orateur. Les pupitres et les sièges des
membres sont placés circulairement. Derrière la tribune se
trouve une galerie, dont deux cheminées occupent les ex-
trémités, et où les étrangers viennent s'asseoir pendant les
débats. Si un Français ou un Italien, qui visite la Chambre
des Communes à Londres, est étonné de la tenue sans fa-
(1) Note du Tr. Le congrès des États-Uiiis se compose du sénat et
de la chambre des représentans qui doivent s'assembler au moins
une fois l'an. Chaque état nomme 2 sénateurs ; le sénat se com-
pose donc de hS membres, car l'Union américaine ne compte
encore que 24 états. Les membies du sénat sont élus par la légis-
lature de chaque état pour six ans , et le sénat se renouvelle par tiers
de deux en deux ans. Le -vice-président des Etats-Unis est le président
né du sénat , mais sa voix ne compte que lorsque la décision des
votes est égale. La chambre des représentans se compose de 240 mem-
bres et de 3 délégués, envoyés par les divers états de l'Union , et
élus par le peuple pour deux ans seulement. Le nombre des repré-
sentans qu'envoie chaque état est eu rapport diiect avec le cliiffre
de sa population. En 1832 , le congrès décida qu'il y aui'ait un re-
36 LES ÉTATS-UNIS
çoii des législateurs anglais, un Anglais qui visite Wa-
shington ne voit pas avec moins de surprise le laisser-
aller des sénateurs américains. Presque tous lisent les
gazettes ou font leur courrier pendant les débats. Ce
sont des attitudes d'un abandon et d'une nonchalance
burlesque 5 chacun se croit dans sa chambre et se met
parfaitement à son aise. Un flot d'éloquence jaillit sans
interruption d'une part*, et, de l'autre, chacun fait pai-
siblement ses affaires. Les débals se renferment rare-
ment dans le point réel de la question 5 du principe
de la liberté individuelle découlent naturellement la li-
berté de l'intelligence et celle de la parole. Chaque ora-
teur soulève les argumens les plus inattendus , pose les
questions les plus saugrenues , fait de la rhétorique et
de la dialectique à travers champs ; cite Virgile , Lyco-
pliron ou Raymond Lulle , et personne ne songe à l'in-
terrompre. J'ai vu des discours durer trois jours entiers,
et ne pas épuiser la longanimité américaine (1). Ce dé-
veloppement libre de toutes les pensées est un résul-
présentant par 47,700 personues libres. Depuis 1807, linclemnité
accordée à chaque membre du sénat ou de la chambre des reprcseu-
tans est de 8 dollars (42 fr. 40 c.) par jour pendant toute la durée
de la session, même en cas de maladie. Il reçoit eu outre, pom* frais
de voyage , 8 dollars par chaque 20 milles qu'il a à parcomii-, soit
pour se rendre de son domicile à Washington , soit pour retom'ner
dans ses foyers. Le président du sénat et celui de la chambre des re-
présentans reçoivent chacun une indemnité de 16 dollars (84 fr. 80 c.)
pai" jour pendant toute la durée de la session.
(1) Note du Tr. L'auteur anglais aiuait dû faire remarquer que cette
prérogative n'est accordée cju à un très-pelit nombre d'oiateurs des
deux chambres. Dans le sénat on cite seulement MM. Clay, 'Webster,
Forsyth , Grumby et Benton ; dans la chambre des représentans , les
orateurs qui ohlieuuent le plus de bienveillance sont MIL Binney,
Mac Duffie , Wayue , Bell , Everett , Polk , etc. , etc.
ET LE PRÉSiDEXT JACKSOX. 3/^
tat du penchant démocratique. Il y a peu d'éloquence
dans ce déluge de mots 5 mais , ce qui est vraiment
extraordinaire , presque toujours des résolutions sages
jaillissent de ce torrent de paroles; tandis que, chez les
nations naturellement éloquentes, on voit fréquemment
des décisions insensées ou funestes déterminées par les
plus admirables discours. Au lieu d'une argumentation
serrée, tous les orateurs emploient un style prolixe, fati-
gant, font des amplifications de rhétorique, et ne son-
gent guères qu'à briller aux yeux de leurs commettans.
D'allusions en allusions, de parenthèses en parenthèses,
de sujet en sujet, on court, ou plutôt on se précipite,
comme dans une chasse au clocher , à travers champs et
sans jamais savoir où l'on ira.
Ainsi , au milieu d'une discussion sur les finances ou
sur les améliorations intérieures , sans transition et de la
manière la plus brusque , l'orateur viendra rappeler les
services que la France a rendus aux États-Unis; digres-
sion sur la révolution française. Un autre membre lui suc-
cède, et s'occupe des progrès de l'industrie en France pen-
dant la révolution ; digression sur l'industrie. Un nouvel
orateur l'interrompt, et demande si l'industrie est la com-
pagne nécessaire des beaux-arts ; nouvelle digression sur
les beaux-arts. Vient un quatrième orateur , qui rappelle
à la chambre que les tableaux du Capitole ne sont pas
encore terminés , et qu'il croit convenable d'allouer une
nouvelle somme applicable à ces travaux. Un cinquième
trouve la somme trop forte , et la discussion s'élève
sur ce point. Mais qu'est devenue la question principale
au milieu de tous ces incidens? Personne n'en sait rien.
Dans cette route désordonnée, l'éloquence n'a jamais de
but fixe , et celui qui a parlé le plus long-tems passe pour
le plus remarquable orateur. Ajoutons , pour être impar-
38 LES ÉTATS-UNIS
tiaux, qu'une sagacité pratique et instinctive n'empêche
pas ces hommes, que l'on serait tenté de railler, de régler
très-bien leurs affaires. Ce ne sont pas leurs paroles , ce
sont leurs actions qu'il faut peser. Ces dernières ne prou-
vent peut-être pas une grande profondeur d'esprit, mais
une grande netteté de jugement, une finesse et une perspi-
cacité , une prudence et une prévoyance admirables :
qualités qui n'empêchent pas les représentans de l'Union
de faire de très-mauvais discours.
Les délibérations du sénat se distinguent par un peu
plus de méthode , et par moins d'incohérence. Les mem-
bres de ce corps supérieur sont surtout choisis par les né-
gocians, les manufacturiers et les grands propriétaires;
aussi discutent-ils avec moins de véhémence, d'emphase,
et de mauvais goût. Comme leurs collègues de la chambre
inférieure, ils s'arrêtent fort long-lems sur des détails frivo-
les et donnent à des minuties beaucoup trop d'importance :
il leur suffit que ces minuties intéressent l'élat qu'ils repré-
sentent. Comment en serait-il autrement ? La jalousie des
états est extrême, et ne pas partager les passions des élec-
teurs ce serait manquer à son devoir. Les membres vrai-
ment distingués du sénat, les Livingston , les Websler,
les Hayne , les Tazewell ne doivent-ils pas ressentir quel-
que peine en voyant les discussions s'engager pendant
plusieurs jours sur de misérables questions de localité, sur
les détails les plus minimes. Ainsi tout ce qui, chez les
Américains , se rapporte à une imitation mal entendue de
l'Europe, peut être blâmé ajuste titre-, et dans la classe de
ces reproches qu'ils méritent , se trouve sans aucun doute
la fausse éloquence parlementaire qu'ils semblent avoir
adoptée , dans l'espoir d'éclipser ou d'atteindre la gloire
des Burke et des Chatham. Mais il reste à ce pays assez de
hautes et de grandes qualités pour contrebalancer les dé-^
ET LE PRÉSIDENT JACKSON. 39
fauts inévitables d'une constitution naissante et d'une si-
tuation anomale. Le courage, la persévérance, le bon sens,
la force de caractère des Américains ont éclaté en plus
d'une circonstance d'une manière assez haute , pour im-
poser silence à leurs ennemis. Qu'ils reçoivent donc ces
observations comme un ami reçoit le conseil de son ami
ou de son frère ; qu'ils ne voient pas une intention hai-
neuse , une hostilité secrète, une envie cachée, dans cet
examen impartial _, qui témoigne au contraire de Tintérét
qu'inspire cette grande nation.
* ( Foreign Review. )
^^v(Ï)(0Uh}\(.
POMPEI
vu A LA LUEUR DES TORCHES.
Il y avait à peu près cinq siècles que tous les sav9ns
d'Europe s'épuisaient en efforts pour reconstruire la vie
privée des anciens, pour savoir comment avaient vécu ,
dormi et mangé les Scipion , les Caton , les Cicéron , les
Sénèque. L'antiquaire avait poursuivi sans relâche ses
fouilles érudites, et la forme exacte des balances romaines
n'était pas exactement déterminée. Telle existence d'éru-
dit hollandais s'était consumée à fixer le sens d'un exer-
gue et la date d'une médaille. Quand on eut répandu
beaucoup d'encre et publié sur Rome ancienne un nom-
bre presque infini de volumes, le hasard le plus inattendu
vint au secours des laborieux antiquaires. Une ville ro-
maine , une de ces villes de plaisance et de volupté que la
civilisation grecque embellisait , exploitée par l'opulence
et la volonté romaines , Herculanum reparut tout-à-coup
aux yeux de l'Europe étonnée. Il y avait seize cents ans
que la cité d'Hercule était ensevelie sous le bitume et la
lave. Le couvercle de sa tombe était formé d'une matière
plus compacte et plus dure que l'airain : le bitume et le
sable en fusion avaient scellé le sépulcre; et à peine par-
vint-on à découvrir un théâtre qui reste aujourd'hui ex-
posé à la curiosité publique-
Peu de lems après , d'autres excavations mirent à nu
rriMPÉI vu A LA I.IT.UR DES TORCIIKS. 41
quelques frajjmens cFanc aulre ville, qui n'avail été (ou-
verle que de cendres , de scories et de pierres lancés par
l'éruption du volcan : c'élail Pompéi, silué plus loin du
Vésuve, sur le penchant d'une colline à peu de distance
de la côte ; cette ville n'a pas été, comme Herculanum ,
écrasée sous un déluge brûlant et liquide : ce fut la cen-
dre , et non point la lave qui la détruisit. On sait quels
furent l'étonnement et l'admiration générale lorsque des
fouilles progressives découvrirent tour à tour des rues ,
des trottoirs , des maisons 5 les traces des chars , les sil-
lons de leurs roues ; des palais , des édifices , des bains ,
des théâtres 5 enfin la ville entière. La découverte de Pom-
péi fut une source de fortune pour ce canton désert. Plus
d'un vovage fut tenté, sans autre dessein que de visiter
le squelette de l'ancienne ville. Les architectes essayèrent
à Tenvi la restauration idéale de ces palais dont il ne res-
tait ])lus que quelques métopes, de ces amphilhéàtres aux
gradins en ruine. Quelques-uns des plus beaux ouvrages
que la gravure et l'archéologie aient produits depuis
soixante ans sont consacrés à Pompéi. Les plus minces
débris , les ustensiles de ménage les plus ordinaires , que
l'on ramassa sur les pavés déserts de la ville grecque-ro-
maine furent déposés dans le musée de Naples. On les
commenta avec un soin curieux , et les résultats de celle
étude contrarièrent souvent les travaux des anciens ar-
chi'ologues. Les poètes chantèrent Pompéi 5 les femmes
elles-mêmes s'intéressèrent à ce bizarre et unique débris
des mœurs domestiques de l'antiquité. Enfin , de nos
jours, un écrivain populaire, un romancier à la mode osa
choisir Pompéi pour théâtre de sa fiction et intéresser les
cabinets de lecture au sort de la ville engloutie pendant
son sommeil par une convulsion du Vésuve.
Ily avait lung-tems que l'image de Pompéi s'élait fixée
4â POMPÉI VU A LA LUEUR DES TORCHES.
dans mon imagination de voyageur-, et lorsque je mis le
pied en Italie , ce fut vers Naples et le Vésuve que ma cu-
riosité ardente se dirigea. Trois jours après mon arrivée à
Naples , le hasard me fit rencontrer un prince allemand
que j'avais connu en Bavière , et avec lequel je soupai.
En dépit du titre et des apparences , une altesse alle-
mande est toujours beaucoup plus facile à vivre , moins
insolente, moins orgueilleuse qu'une supériorité finan-
cière. Nous soupàmes très-bien , et nos rapports s'établi-
rent sur un ton de familiarité et d'intimité d'autant plus
remarquable que le prince germanique n'ignorait pas le
libéralisme assez prononcé de mes opinions. Lorsque la
conversation tomba sur Pompéi, je donnai libre cours à
mon enthousiasme ; mon désir de visiter cette fraction des
tems antiques, conservée, par un prodige presque magi-
que , au sein des tems modernes , s'exprima de la ma-
nière la plus vive 5 et le prince , qui avait partagé mon
exaltation d'archéologue , se leva de table en disant :
« Si vous m'en croyez, c'est là, dans ce monde des
morts , à la lueur de nos torches et au milieu de la nuit ,
que nous achèverons le souper commencé. Les cicérones,
avec leurs voix criardes et leur éloquence avide, ne réus-
siraient peut-être qu'à détruire vos illusions. La pre-
mière fois que j'ai visité ces belles ruines , j'étais dé-
goûté, je l'avoue, de me trouver asservi à cet homme vul-
gaire qui ne me laissait pas une sensation sans la flétrir
de son babil monotone et de ses mauvais contes appris par
cœur. J'avais à ma gauche un étudiant de Nuremberg
bien niais , qui pleurait de tendresse sur les fûts des co-
lonnes brisées 5 à ma droite , une femme de chambre an-
glaise qui se couvrait de son voile vert, et qui ne voyait
autour d'elle que de vieilles murailles de cave.
» Évitons ces ennuis, allons visiter Pompéi en poètes.
^OMPÉt VU A LÀ LUEUR DES TORCHES. 45
Partons! Les domestiques. vont charger leurs paniers de
comestibles et de vins qui ne vaudront peut-être pas le
vieux fiilerne. Le roi de Naples m'accorde une garde
d'honneur qui nous accompagnera et portera les torches.
La nuit est magnifique ; la lune de mai jette sur nous une
lueur douce qui ne s'accorderait pas mal avec les incan-
tations d'une bonne fée. Nous irons nous établir dans le
palais de quelque voluptueux d'autrefois; nous nous em-
parerons de la salle de ses festins, de l'asile de ses plaisirs 5
et nos libations réveilleront peut-être , sous des voûtes
depuis long-tems désertes, un écho de volupté et de joie
qui n'y a pas retenti depuis dix-sept siècles. »
J'acceptai -, l'idée me semblait charmante. Nous étions
six. Pendant toute la journée, le soleil s'était promené en
triomphateur au milieu d'un ciel méridional dont pas un
nuage n'obscurcissait l'éclat. A ce crépuscule ardent qui
n'appartient qu'à l'Italie, et que Claude Lorrain sait seul
reproduire , succédait une nuit claire, transparente , plus
belle que le jour. Nous parcourûmes, toujours éclairés
par nos flambeaux de poix-résine, Portici , Résina, Torre
del Greco. A douze milles de Naples , après avoir traversé
une multitude de vignobles et de jardins , et avoir fré-
quemment tourné la tête pour contempler les iles d'Ischia
et de Capri, qui sortent du sein de la mer et dont les as-
pérités étincelaient à la clarté de la lune , nous atteignî-
mes la petite maison habitée par rinspecleur-général des
travaux. Là, nous fîmes halle, et nous montâmes sur la
terrasse italienne de cette maison où nous nous arrêtâmes
pour jeter nos regards sur le paysage environnant.
Quelques verres de l'excellent vin de Lacryma-Christi ,
que le maître nous fit verser , ranimèrent le courage des
voyageurs qui allaient s'engager dans la région du passé et
des fantômes. Le Titan sourcilleux lançait une fumée rou-
44 POMPÈI vu A LA LUEUn DES TORCHES.
geâlre; notre imagination s'exaltait de plus en plus, et
son poétique télescope prétait à tout ce qui nous environ-
nait une teinte mystérieuse en harmonie avec les lieux
fantastiques que nous repeuplions par la pensée. Par de-
grés , la lune vint à s'obscurcir , et des myriades d'étoiles
semèrent leurs paillettes sur le fond bleu du ciel. Nous
traversâmes encore quelques vignobles, et, accompagnés
d'une petite armée de lazzaronis , qui n'ont rien à faire la
nuit et le jour, et de gardes porteurs de torches, nous
atteignîmes la petite grille de bois qui sert aujourd'hui
de porte triomphale à la cité des morts.
Les soldats qui , placés dans leur guérite, sont chargés
de veiller à la conservation des débris, nous rendirent
les honneurs militaires. Le frémissement de leurs armes
d'acier fut le dernier bruit qui nous rappela le monde
actuel, l'Europe vivante. Nous entrâmes dans la rue des
Tombeaux : c'est une admirable avenue qui prépare
bien le voyageur au silence funèbre de la ville perdue ^
encaissée dans la double élévation du terrain environ-
nant, elle parait conduire au domaine de la mort, mais
d'une mort riante et païenne. Sur le marbre des sépul-
tures étincelaient de tous côtés des fleurs en marbre , des
guirlandes bien conservées , des effigies presque riantes.
Que de souvenirs ! quelle leçon ! la plupart des maisons
sont détruites, les tombeaux subsistent encore et ces
tombeaux ressemblent à des palais. Voici celui de Scau-
rus, et plus loin celui de Galventius-Quietus. La tombe
ronde , dont on n'a pu déchiffrer aucune inscription ,
nous frappa tous par l'extrême élégance qui la distingue.
Nous nous approchâmes pour examiner curieusement
quelques-unes de ces sculptures ; dans la ville de plaisance
des conquérans du monde, la mort elle-même avait un
air de fête. Ce n'étaient que jeux olympiques , images
POMPÉI VU A L.V LUELl\ DES TORCHES, 45
riantes , souvenirs de joie et de volupté. Ici , de larges al-
côves ou niches dans lesquelles les parens afflipcs venaient
se livrei' à la douleur : là , dos débris d'autel , des portes
à fleur de terre, par lesquelles nous pénétrions dans les
caveaux 5 plus loin de véritables temples consacrés au sou-
venir des morts, et où la douleur romaine conservait je
ne sais quel caractère (i;igantesque ; plus loin encore, un
triclinhui! . salle à manger funèbre, où se réunissaient
ceux qui voulaient fêter le souvenir des défunts, et faire
des libations à leur ombre. Dans un vaste caveau , dont
nos torches dissipaient à peine l'obscurité , se trouvaient
rangées plusieurs urnes dont le marbre brillait à nos yeux ^
les objets les plus curieux que l'on v avait découverts
avaient été déjà transportés dans le musée de Naples.
Ainsi s'annonçait à nous la cité mystérieuse- et vingt
fois je crus apercevoir, debout, sur une tombe, le séna-
teur romain des vieux tems, avec sa toge flottant au
gré des vents et son geste impératif. Sur un cénotaphe, de
fort beaux bas-reliefs représentaient un combat de gla-
diateurs 5 et l'ombre portée de ces bas-reliefs, les dessi-
nant avec une saillie plus forte, leur donnait une énergie
singulière. Enfin , au milieu de cette double fantasma-
gorie de la mort et de la nuit, nous approchâmes du
mausolée d'Arrius Diomèdes. En face de ce mausolée se
trouvait lasplendide villa de cet homme, dont le nom, si
j)eu historique de son tems, a survécu à toutes les rui-
nes , et se tient encore debout au milieu de la destruction
générale.
Était-elle bien à toi, cette maison magnifique, Arrius?
A toi, dont le nom décore le marbre funèbre qui lui fait
face? Les antiquaires, avec leur subtilité ingénieuse,
n'ont-ils pas attaché des désignations arbitraires à tous
les carrefours , à tous les édifices de la ville perdue et re-
46 POMPÉI vu A LA LUEUR DRS TORCHES.
trouvée? Quels qu'aient été ton nom, la profession , tes
mœurs, ton caractère, tu avais la richesse, qui remplace
tout ! Voici encore des rangs de colonnes isolées et debout,
qui se dessinent sur le ciel 5 voici des peintures et des
arabesques admirables 5 des fresques contemporaines de
l'empereur Titus , et que le Vésuve n'a pas même effleu-
rées 5 voici des amphores rangées en bataillons dans tes
souterrains , et les débris admirables de tes bains dignes
d'un roi 5 voici ton atrium et ton Iriclinium. Voici la porte
de ton jardin , cette porte auprès de laquelle on trouva
deux squelettes : l'un tenant une clef enfoncée dans la
serrure , et prêt à tourner cette clef pour s'enfuir ; l'autre
couché par terre auprès d'un sac rempli d'or et de plu-
sieurs vases d'argent. Sans doute le maître de la maison ,
suivi d'un esclave , aura espéré se soustraire au sort com-
mun 5 il avait fui , pendant que sa fille et le reste de sa
famille cherchaient un asyle dans les caveaux souterrains
de l'édifice. On n'ignore pas que leurs squelettes se sont
retrouvés, et que la forme du sein d'une jeune femme ,
moulée en creux parles cendres chaudes et durcies, dans
lesquelles elle avait péri , a frappé les yeux des ouvriers
qui ont déblayé ces catacombes : ils l'ont transportée à
Naples, dont le musée possède aujourd'hui toutes ces dé-
pouilles. Pauvre jeune femme ! ses ornemens d'or et d'ar-
gent jonchaient la terre, et le simulacre de sa beauté sub-
siste encore après dix-sept siècles , preuve de l'horrible
mort qui l'a saisie.
De la villa de Diomèdes, dernière maison du faubourg,
nous entrâmes dans la ville elle-même. Ces rues étroites,
ces fragmens de murs , dont les lignes âpres, déchirées ,
irrégulières, apparaissent sur le fond du ciel, ces trottoirs
qui se sont reposés dix-sept cents ans, ces fontaines épui-
sées , ces carrefours , autrefois fréquentés par une popu-
POMPÉI VU A LA LUEUR DES TORCHES. 47
lation amie du plaisir , ces boutiques de boulanger , de
pâtissier, de restaurateur, dont les fourneaux intacts
semblent encore appeler le chaland , passaient devant
nous, comme une procession singulière , à demi éclairée
par nos flambeaux : ici demeurait un charron , là un ma-
réchal , plus loin un sculpteur. Malheureux artiste ! s'il
est auteur de ces Irises, il avait du talent ; voici des dé-
tails fouillés avec une grande adresse de ciseau 5 voici des
guirlandes jetées avec une hardiesse élégante. L'enseigne
de sa bouti([ue n'a malheureusement pas été respectée par
le tems ; il a ménagé seulement la chèvre en'lerre cuite,
qui , tout à coté , annonçait une laiterie. Il n'a pas dé-
truit non plus les amphores pleines d'huile, qui garnis-
saient la boutique de ce marchand voisin. La trace ronde
des vases est restée empreinte sur le comptoir ; la desti-
née a permis aux cruches d'un marchand d'huile de tra-
verser les siècles et ne l'a pas permis aux ouvrages de
Tite-Live et de Tacite. Nous posâmes le pied sur plu-
sieurs pierres transversales destinées à faciliter la marche
des passans qui voulaient traverser la rue. Le repos de la
cité , le silence profond qui régnait, n'avaient rien qui
dût nous étonner. Il semblait que tous les habitans dor-
maient encore, et que nous, avec nos domestiques , nos
torches , nos gardes , nos paniers remplis de vins et de
comestibles, nous étions quelques jeunes débauchés qui
fesaientde la nuit le jour. Cette illusion ne fit que s'aug-
menter lorsque nous observâmes de près les portiques ,
les colonnes restées debout , les mosaïques intérieures et
le mol salve inscrit sur le seuil des maisons. Ce fut ainsi
que nous atteignîmes le grand édifice nommé : Maison
de SallusLe. Nos princes sont moins bien logés; il y a
plus de goût , plus d'art, une recherche de volupté plus
curieuse dans celte maison que dans toutes les autres mai-
48 POMPÉI M A LA LUEUn DES TOllCHES.
sons de Pompéi. Je me représente quelque homme riche,
ami des lettres et des voluptés , fatip,ué des cris du Fo-
rum , et consacrant sa fortune à orner cette élégante
retraite. Il avait fait construire une salle à manger
dans son jardin ; une treille chargée de pampre la re-
couvrait -, une petite table ronde en occupait le cen-
tre , et tout autour régnaient des lits sur lesquels s'as-
seyaient les convives 5 à côté se trouvait la fontaine qui
servait à rafraîchir le vin. La lueur des flambeaux glissait
sur les murailles de marbre, éclairant tour à tour une
corniche, un pilastre, détachant du fond sombre où elles
se trouvaient des figures de nymphes et de muses; au-dessus
de nos têtes, le ciel bleu 5 à distance, le Vésuve, surmonté
de la colonne rougeâtre qui , pendant le jour, n'avait été
à nos yeux c|u'une colonne de cendre noire.
Nous pénétrâmes dans le boudoir secret ou venereuin
du voluptueux Salluste. Un portique quadrilatère en-
toure un petit jardin 5 ses murs étaient garnis autrefois
de marbre noir incrusté d'or. Dans une des chambres
aliénantes, on a trouvé les débris d'un lit, un sque-
lette de femme , chargé de plusieurs colliers , et trois
ou quatre squelettes d'esclaves. Sans doute , c'était la
mailresse de la maison , et la mort la plus affreuse était
venue la saisir dans cet asile domestique. Combien de
scènes déchirantes ont dû se passer alors ? Combien de
drames affreux l'histoire n'a pas même recueillis.^ Com-
bien de grands dévouemens ou de traits d'égoïsme ont
dû signaler une calastrophe si inattendue? Toutes ces
images se mêlaient dans notre pensée aux idées volup-
tueuses et gaies qui peuplaient la maison de Salluste et
celle de l'édile Pansa , visitée par nous peu de tems
après. Je me souvenais d'avoir vu, dans le musée de Na-
ples , tous les miroirs , vases d'argent et d'or , candéla-
POMPEl VU A LA LUEUR DES TORCHES. 49
bres d'une A'aleur énorme , statues précieuses , dont ces
deux maisons avaient été ornées. J'aurais voulu que le
roi de Naples, au lieu de consacrer beaucoup d'argent à
des galas de cour et à des fêtes inutiles, eût fait réparer
au moins une de ces vieilles maisons romaines ; qu'il eût
relevé les colonnades de \ atrium et rendu leur fraî-
cheur primitive aux arabesques qui garnissaient les mu-
railles. J'aurais voulu que Vimpluvium et les fontaines
fussent alimentées d'une eau pure, qu'on revit dans sa
splendeur l'autel des dieux domestiques et la chambre
de l'esclave cubiculaire et les grands rideaux ou parape-
iasniata qui séparaient le salon intérieur de la grande
salle où les nombreux cliens venaient attendre le réveil
du maître. Qu'il eût été facile, en employant quelques
hommes d'art, de reconstruire toute l'existence maté-
rielle d'un sybarite romain! Ustensiles, amulettes, meu-
bles -, rien ne nous manque. Une visite, une seule visite
dans cette maison aurait fourni des renseignemens plus
utiles sur le monde ancien, que tous les ouvrages de Can-
telline et de Juste-Lipse. L'édile Pansa était plus magni-
fique encore que Salluste : à son palais étaient jointes plu-
sieurs boutiques, qu'il louait sans doute, et qui devaient
lui procurer un assez beau revenu (1). Le même musée de
Naples, qui a englouti à son tour toutes les curiosités de
Pompéij renferme aujourd'hui la caisse dans laquelle le
(1) Lue grande partie des archives de ce magistrat oui été retrou-
vées, mais si compactes et si adhéreutes entre elles, qu'où désespère
de pouvoii' jamais les lire. Quel jour cependaut eussent jeté sur lad-
ministratiou municipale des villes romaines ces précieux dépôts!
Mais, pour donner une idée de fimpoi-tance de Pompéi. nous citei'ons
une afifiche de loyer trouvée dans les ruines de cette ville, par la-
quelle Julie Félicia, fiUe de Spurius, offrait pour cinq ans la location
de ses biens consistant en uu bain et neuf cents boutiques.
xiir. 4
60 POMPÉI vu A LA LUEUR DES TORCHES.
questeur déposait le produit des impots et des revenus pu-
blics. Une singularité curieuse se rapporte à la découverte
de cette caisse. Peu de tems après l'éruption du Yésuve,
il parait qu'un homme de Pompéi , qui avait échappé au
désastre , s'avisa de creuser la terre dans l'espérance de
parvenir jusqu'à l'appartement qui renfermait le trésor
public. Sans doute il consacra plusieurs années à ce tra-
vail, et il y employa surtout les heures de la nuit pour ne
pas éveiller l'attention. Lorsqu'il eut achevé l'excavation
projetée , il reconnut que la direction qu'il avait choisie
«'était pas parfaitement juste , et que son puits aboutissait
à une chambre voisine de celle où le trésor était déposé.
Il ne perdit pas courage et se remit à percer un mur à
travers lequel il parvint jusqu'à la chambre du trésor.
Celle patience de la cupidité fut récompensée ; lors des
dernières fouilles , on ne trouva plus sur le sol , occupé
pendant dix-sept siècles par la caisse, que quelques mon-
naies d'or qui avaient glissé entre les lames de métal dont
le fond était garni.
Nous promenâmes nos torches dans toutes ces maisons
inoccupées, dans celle de Méléagre et des Néréides, noms
arbitraires qu'on leur a imposés faute de mieux. Tan-
lot la transparence d'un masque sculpté dans l'albâtre ,
ravonnant sous la clarté de nos flambeaux , parais-
sait une tète de Furie , qui sortait du Tartare pour
punir notre curiosité; tantôt, nous nous arrêtions devant
de vieilles mosaïques tout éclatantes de fraîcheur , après
dix-sept siècles. Nous sorlimes de ces palais pour visiter
la Taverne : objets immondes , souvenirs de débauches
populaires, peintures représentant des orgies de soldais et
de matelots; puis, en traversant un jardin, des salles élé-
gantes, destinées sans doute à des voluptés plus raffinées :
toujours la vie , toujours la volupté et la joie , en face de
POMPÉI VU A LA LUEUR DES TORCHES. 51
cette grande catastrophe. Je remarquai que le costume
des paysans, tels que les a représentés le peintre sur les
murs de la taverne , ressemble beaucoup à celui des pé-
cheurs et des paysans napolitains d'aujourd'hui. C'est
chez le peuple que les traditions du costume, du langage,
et même des idées, se continuent avec le plus de persévé-
rance. La blouse des Gaulois couvre encore les épaules
des fermiers français : le capuchon ou la capote des bu-
veurs de Pompéi est employé aujourd'hui sur toutes les
cotes de la Méditerranée : c'est le bonnet ordinaire des
matelots.
Fatigués de cette longue course, nous nous arrêtâmes
enfin dans une maison spacieuse , nouvellement décou-
verte sous l'inspection du fils de Goethe, et que les cicé-
rones ont baptisée : Maison de Gœthe. Là, se trouve
cette belle mosaïque qui représente , selon les antiquai-
res , la bataille du Granique et la fuite de Darius. Le gé-
nie moderne n'a rien produit de plus expressif et de plus
grand. Nous ne pouvions nous lasser d'admirer l'air de
triomphe et d'orgueil du vainqueur, la triste résignation
du vaincu , les groupes divers , distribués avec le plus
grand art, et cet éclat de couleur, cette vie éternelle d'un
tableau de marbre, que le soleil ne peut altérer, que l'hu-
midité ne peut détruire.
11 y avait long-tems que le royaume des fées s'était en-
tr'ouvert pour nous. Cette magie ne tarda pas à dispa-
raître : le cliquetis des porcelaines que les esclaves dé-
ballaient , le bruit d'une table que l'on dressait , celui des
verres et des bouteilles que l'on disposait en bataillons
nous arrachèrent à la rêverie et nous ramenèrent à la
grossière réalité. O profanation ! nous , enfans des Goths
et des Germains, nous , avec nos costumes sans élégance,
nos habits courts, nos bottes éperonnées , et nos maigres
52 POMPÉI vu A LA LUEUR DES TORCHES.
chapeaux de castor , nous allâmes nous asseoir à la place
que les LucuUus et les Apicius, vêtus de robes flottantes
et entourés d'esclaves complaisans , avaient occupée au-
trefois. Une longue promenade et l'air de la nuit avaient
aiguisé l'appétit des convives. Le vin de Champagne et le
vin du Rhin sortirent bientôt de leurs prisons , et sans
nous embarrasser de savoir si les ombres des gourmets
d'autrefois ne prendraient pas en pitié nos côtelettes et
notre macaroni , nous fimes honneur à ce festin noc-
turne qui n'était ni un déjeuner , ni un souper : vrai fes-
tin funéraire placé sur la limite des morts et des vivans.
Bientôt animés par des libations assez nombreuses , nous
évoquâmes à grands cris nos hôtes d'autrefois et nous
bûmes à leur santé. Voyez un peu quel eût été l'étonne-
ment du propriétaire, si Pluton, lui accordant un congé,
lui eût permis de visiter sa salle de banquet , occupée par
des barbares ! Ils ne se montrèrent pas 5 mais en revanche
nous fimes asseoir à notre table trois officiers napolitains
qui ne savaient ni l'anglais , ni le français , ni même le
florentin, et qui parlaient le pur dialecte du pays.
La scène était admirable , brillante et funèbre , mêlée
à la fois d'ombres et de lumières , et animée par ces con-
trastes énergiques qui sont une bonne fortune pour les
peintres. 11 fallait nous voir, éclairés par les torches que
tenaient les domestiques 5 elles scintillaient sur le cristal
des verres-, elles diaman talent la pourpre du vin vieux; et
cette salle antique, aux pilastres carrés, qui n'avait que
le ciel pour dôme ; et tous ces groupes de paysans , de
jeunes filles, de lazzaronis, d'improvisateurs, faisant cer-
cle autour de nous et complétant la scène par la singu-
larité pittoresque de leurs brillans costumes. La brise noc-
turne agitait les rubans rouges de leurs chapeaux et les
plis flollans de leurs manteaux bleus. Nous donnâmes
POMrKI vu A LA L'Jhin DKS TOP.CHES. 63
Tordre d' allumer du feu daus un coin de la salle et d'y
préparer le punch pour nos paysans devenus nos convi-
ves; la clarté de Talcohol embrasé promena sur ces figu-
res olivâtres, riantes, expressives, sur ces yeux noirs,
sur ces corsets ponceau , sa lueur incertaine ; le bois pé-
tilla 5 une joie plus énergique que la nôtre anima nos
nouveaux convives. Je regrette que nous n'ayons pas eu
quelque peintre au milieu de nous. Ici se dessinait la si-
lhouette tranchée et vigoureuse d'un Napolitain qui se
trouvait placé entre le brasier et nous ; là , tout en face
de lui , un jeune pêcheur aux bras nerveux , étendu sur
une ruine , recevait en masse la lumière du foyer -, un
fragment de galon, un bout de soie, une paillette sur un
habit, étincelaient dans l'ombre 5 et^ dans la demi-teinte,
de jeunes filles se tenaient debout , les bras croisés , les
cheveux noirs rattachés par les longues épingles d'or que
les femmes des environs de Naples emploient pour leur
toilette.
Je me levai pour surveiller moi-même la confection
du punch • j'attisai le feu ; un millier d'étincelles qui
jaillirent en s' élevant vers le ciel, éclairèrent encore ce
spectacle si varié , si bizarre , si rempli d'intérêt. Oh !
le beau moment et l'étrange coup - d'oeil , lorsque le
punch circula de main en main , lorsque le tambou-
rin et les castagnettes donnèrent le signal de la vive ta-
rentelle 5 lorsque la liqueur généreuse , pénétrant dans
ces veines méridionales, rendit les mouvemensdes dan-
seurs plus agiles , leur vivacité plus intense et leur joie
plus folle ; lorsque, saisissant les torches de nos gardes ,
ils donnèrent à leur ronde une impulsion frénétique !
c'était une bacchanale des anciens jours. Les phy-
sionomies elles-mêmes avaient le caractère de grandeur
et de sévérité qui distingue les statues antiques ; le tam-
54 POMPÉ I vu A LA LUEUR DES TOnCHES.
bourin grondait avec plus de force , les échos des vieilles
murailles s'éveillaient menaçantes , les collines de lave et
de cendres réverbéraient les clameurs de la troupe eni-
vrée ; enfin, cette allégresse contagieuse nous gagna, les
flacons du prince volèrent en éclats sur les pilastres de
l'atrium , nous répétâmes le nom de la princesse absente
que nous saluâmes de nos cris 5 et bientôt après l'orbe
pâle de la lune se leva silencieusement comme pour nous
reprocher nos transports et notre joie profane.
La scène, adoucie par les rayons nocturnes , prit un
aspect plus grave , et nous nous acheminâmes de nou-
veau vers le Forum et l'Amphithéâtre. Quelques-unes
des torches étaient consumées , les autres brûlaient avec
moins d'intensité et de clarté. A notrç joie succédait
la mélancolie dont les plaisirs de ce monde sont toujours
suivis. Nous nous engageâmes dans ces rues étroites qui
plaisaient aux anciens , parce que , disaient-ils , elles
protégeaient les passans contre la chaleur du jour. Nous
reconnûmes la trace des chars, une ornière qui datait
de loin et qui semblait tracée de la veille. Bientôt nous
atteignîmes le Forum, ce foyer de toute la civilisation
antique. Que de palais en débris ! que de temples en
ruines! Voici un assortiment complet de tous les édifices
nécessaires à un peuple civilisé. Nous nous arrêtâmes
long-tems en face du temple de Vénus, dont nous contem-
plâmes la colonnade élégante et les degrés de marbre, con-
duisant jadis à l'autel de la déesse aujourd'hui brisé et
impraticable. Nous tournâmes la tète : merveilleux coup-
d'œil î une longue i angée de colonnes blanches se dessi-
nait à l'horizon , projetant sur la route de grandes om-
bres d'un azur noirâtre. Les murs ruineux, dont la lune
argenté les lignes irrégulières ; des façades dilapidées qui
vous apparaissent comme des fantômes 5 et partout,
POMPÉI VU A LA LUEUR DES TORCHES. 65
épars sur la terre, des volutes ioniennes , des chapiteaux
frustres, des métopes couvertes de cette végétation fa-
tale aux ruines dont elle s'empare. Si quelqu'un de nos
compagnons nous quittait un instant, on le voyait bien-
tôt reparaître -, et du sein de l'obscurité qui l'avait enve-
loppé , il sortait comme un être de l'autre monde qui
serait venu visiter celui-ci.
Salles orgueilleuses , où sont les hommes qui se réu-
nissaient sous vos colonnades , fiers de l'éclat de leur
pourpre et de la beauté de vos portiques?
Vous voilà donc , dieux jadis adorés, et dont le nom
même est une risée pour le manant d'Apulie ! Une co-
lonne reste debout au milieu du Forum j l'inscription
qu'elle portait s'est effacée 5 la tablette, sur laquelle on
avait gravé des titres pompeux . a dormi pendant vingt
mille révolutions lunaires sous les décombres et les cen-
dres. La jeune femme qui, orgueilleuse de sa beauté,
s'agenouillait devant l'autel de Vénus, comme devant sa
propre image, où est-elle? Le symbole de sa foi chérie
orne le cachet d'un antiquaire ou se perd au milieu des
curiosités d'un musée. Vous apercevez cette maison qui
domine le Forum, et dont les murs épais ont bravé le tems :
à qui appartenait-elle ? A un négociant venu de Grèce ,
et dont les trésors accumulés ne servent plus aujourd'hui
qu'à garnir un médailler royal et à fixer quelques dates
de l'histoire. Un Forum ! un foyer de passions , de tu-
multe , d'injustices , d'éloquence qui entraîne , de com-
bats violens, de fougue insensée ! Silencieux maintenant,
désert, solitaire, avec toutes ses haines et toutes ses
svmpathies , ensevelies à la fois dans la grande ruine
commune. Et le monde va toujours j toujours mêmes
haines et mêmes sympathies ; toujours mêmes craintes
et mêmes espoirs. Rien ne change. Le riche et le noble
56 POMPKI VfJ A LA LUELT. DES TÔACHES.
demandent encore à leur statue et à leur portrait une
immortalité certaine ; le lucre et l'ambition jouent leur
jeu éternel 5 l'amour et la haine continuent leur travail
impérissable ^ il Y a encore des prêtres semblables à ceux
qui habitaient le temple d'Isis que j'aperçois -, prêtres fré-
nétiques , prenant pour inspiration sacrée la fureur de
leur fantaisie, et croyant que leurs danses violentes,
leurs crisd'énergumènes et leurs agenoiiillemens forcenés
leur assurent la protection céleste. Hélas ! on a trouvés
étendus au pied de leurs autels, les squelettes de ces
malheureux que leur déesse n'a pas su garantir !
Ainsi rêvais-je, assis sur un débris de colonne du Fo-
rum de Pompéi , lorsque mes compagnons m'arrachèrent
à ma rêverie , et m'entraînèrent du côté de l'Amphithéâ-
tre. Le magnifique édifice paraissait plus grand et plus bi-
zarre encore sous le clair de lune. L'architecture complète
offre desmassesnon interrompues qui sont loin d'atteindre
l'effet pittoresque de l'architecture en ruines; et cet effet
augmente quand les ombres portées des colonnes ressor-
tentsurun fondbrillant. Imaginez celui que devaientpro-
duire ces innombrables arcades, les unes entières et bien
conservées, les autres toutes vermoulues et en ruines;
l'uniformité de leurs rangs interrompue seulement par
ces nombreux degrés de pierre , escaliers gigantesques
qui conduisaient aux premières places de l'Amphithéâ-
tre. Nous entrâmes dans le cirque : de là , s'élevaient,
autour de nous , les cercles concentriques de ces vastes
et innombrables gradins , dont la conservation était par-
faite, et où les habitans de la Campanie , jadis si amou-
reux de jeux publics , eussent très-bien pu venir encore
assister aux combats, aux assassinats publics et à la
mort sanglante de leurs gladiateurs favoris. Au-dessus de
tous les cercles s'entr'ouvraient les grandes arcades, qui
ro«Pi;i vu A i.\ i.rRir. df.s touciifs. 5/
laissaient passa;^,e à l'aziirchi ciel el ;i clos floîs de elailé
douce ^ Taslre lui-même, suspendu à une dislance infinie,
servait de lampe nocturne à Tintérieur du cirque, qu'elle
couvrait de sa clarté bleuâtre. Çà et là , groupés sur les
degrés, vous aperceviez des paysans qui causaient ensem-
ble, et qui portaient nos torcbes-, sous le flot de lumière
argentée dont l'espace était inondé , ces dernières ne pa-
raissaient plus que comme de faibles étincelles rougeâtres.
Une bande de musiciens assise sur les ruines de l'an-
cien orchestre exécutait quelques-uns des airs délicieux
que l'Italie moderne a produits en si grand nombre :
les spectateurs, animés par ces accords hardis qui mar-
quent si vivement la mesure, se mirent h. recommencer
leur tarentelle favorite. Dans le silence et le repos géné-
ral , il fallait admirer la grâce et l'élan sauvage de cette
danse , son entraînante vigueur et celte souplesse élas-
tique qui rappelle les bonds fantastiques et bizarres de
la chèvre sur ses montagnes. Quand les paysans furent
las de danser , tout se tut ^ et l'on se groupa autour d'un
improvisateur qui , la guitare à la main , se tenait de-
bout sur l'un des gradins. Sa main hardie fit jaillir quel-
ques mâles accens , et toute la population l'écouta en
gardant un profond silence. J'admirai l'élégance de sa
taille , la vigueur prononcée de ses muscles , la noblesse
même de ses mouvemens. Il était impossible de fixer ses
regards sur lui sans être frappé de cette énergie puissante
el de ce caractère hardi dont toute sa physionomie était
empreinte. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites et remai^-
quables par leur éclat, avaient quelque chose de sinistre.
Vêtu plus simplement que tous les paysans ses confrères,
il ne portait ni or , ni broderies; son manteau brun re-
tombait négligemment sur une de ses épaules , et sa pose
ne manquait ni de grâce , ni de dignité. Mais les chants de
58 POMPÉl vu A LA LUEUR DES TORCHES.
tendresse plaintive qui lui échappaient et dans lesquels
il n'était question que d'amour , de mélancolie, de fleurs
nouvelles et de jeunes filles , contrastaient assez bizarre-
ment avec son aspect. J'appris, en effet, qu'il avait été
brigand avant d'être poêle.
L'arène centrale, enfoncée de quinze pieds dans le ter-
rain , se trouvait ainsi placée au-dessous du gradin le plus
rapproché , ce qui mettait les spectateurs à l'abri de tout
péril. Au centre de l'arène se trouvait autrefois un autel
dédié à Diane ou à Pluton , mais plus souvent à Jupiter,
protecteur du Latium, divinité que l'on n'apaisait que
par du sang humain. Des caveaux nombreux , pratiqués
soit à l'extrémité , soit au-dessous de l' Amphithéâtre, li-
vraient passage tantôt aux bêtes féroces que l'on égorgeait
par milliers sur ce théâtre sanglant, tantôt au déluge d'eau
qui faisait du cirque un grand lac sur lequel des vaisseaux
combattaient entre eux. Les loges qui renfermaient les ani-
maux féroces ou étrangers étaient pratiquées sous les gra-
dins. C'était de là que s'élançaient tour à tour des bataillons
d'autruches, de sangliers, d'éléphans. Des ruines jon-
chaient cet Amphithéâtre sur lequel Néron avait fait ré-
pandre autrefois de la poussière de cinabre , de borax et
d'or. Souvent des réservoirs secrets conduisaient, à tra-
vers des tuyaux qui circulaient sous les degrés , des par-
fums délicieux qui retombaient en rosée au milieu des
spectateurs ^ les statues même qui ornaient l'Amphithéâtre
semblaient suer les parfums-, des nuages d'encens s'exha-
laient dans l'air : et quand le soleil s'armait de rayons
trop brûlans, un grand voile qui s'étendait au-dessus de
toutes les têtes, et dont les artistes et les antiquaires
modernes ont en vain essayé de deviner la construction ,
couvrait l'assemblée entière. Tant de voluptés, tant de
luxe pour satisfaire un besoin de cruauté 1 C'était là que,
rOMPËÏ vu A LA LUEUR DES TORCHES. 69
sur un signe du peuple, le gladiateur égorgeait le gladia-
teur; et s'il ne s'acquittait pas de son rôle avec une cer-
taine élégance de formes , avec la })onne grâce exigée
par le code des assassinats, il était sifTlé !
Nous visitâmes tour à tour les deux autres théâtres ,
où du moins ces souvenirs sanguinaires ne vinrent pas
nous poursuivre. Là, comme dans l'Amphithécàtre, la re-
présentation avait lieu à ciel ouvert (1). Que de luxe! que
de richesse ! quel effet devait produire autrefois ces sta-
tues colossales de marbre blanc qui supportaient des can-
délabres ! Comme la voix , traversant les tuyaux d'airain
dont le masque des acteurs était garni , devait retentir à
travers cette vaste enceinte. Le temple d'Isis reçut ensuite
notre visite nocturne j nous nous reposions sur les mar-
ches délabrées du vieux sanctuaire quand le matin s'an-
nonça dans le ciel par de larges bandes blanchâtres qui
sillonnaient déjà l'horizon. Les torches s'éteignirent. En-
core une libation de vin du Rhin : disons les derniers
adieux à la cité fantastique , renvoyons ce cortège de
pavsans , plus poétiques peut-être et plus fidèles à leur ori-
gine grecque que les anciens habitans de Pompéi , les
contemporains de Pline le naturaliste. 11 est tems de nous
arracher aux rêves qui nous enivrent 5 voici la berline
moderne et les laquais galonnés qui s'approchent. L'ima-
(1) Note du Tr. Quelques archéologues assurent au contraire (çac.
le Théâtre-Comique était couvert. En lis.int cet article , on s'étonnera
peut-être du grand nombre de mouumens (jui y sont décrilh ; mais
cela ne doit pas étonner , car on a acquis la certitude que les fouilles
sont dirigées dans les plus beaux quartiers de l'antique Pompéia.
Cette opinion se trouve confirmée par la découverte récente qu ou
vient de faire d'une maison particulière immense , et beaucoup plus
splendide que celles dont parle 1 auteur anglais. Trois jardins , des
viviers , des colonnades et des portiques , avec de magnifiques pein-
tures, étaient les principaux ornemens de cette demeure.
60 POMPÉI vu A LA LUEUR DES TOUCHES.
gination se tait, le passé s'évanouit. La rouge colonne du
Vésuve se change en une petite fumée grise. La fraîcheur
de l'air matinal nous rappelle au monde des vivans^ nous
montons dans la voiture du prince ; et nous arrivons à
Naples plongés, dans cet assoupissement de la pensée,
dans cette apathie de l'esprit et du corps, réaction iné-
vitable de tous les plaisirs vifs , de toutes les excitations
extraordinaires.
( New Monthlj Magazine.)
iconomi^ feShoctrtre.
CONDITION DE L'ARMEE
EN FRANCE ET EN ANGLETERRE.
Je ne connais pas de plus étrange anomalie que l'exis-
tence d'une armée au sein des pays constitutionnels de
l'Europe moderne. Tandis que toutes les institutions y ont
été disposées pour assurer à chaque citoyen le libre exer-
cice de ses facultés , pour mettre un frein aux empiéte-
mens du fort sur le faible , pour établir entre tous les
pouvoirs une sage pondération , pour garantir à tous les
membres de l'association une égalité parfaite , on ne voit
au contraire dans les armées que privilèges , exceptions ,
despotisme, esclavage. Où est la sourcçde ce contresens?
d'où provient cette contradiction ? Les écrivains politi-
ques vous diront que la discipline militaire exige cette
sévérité , que le soldat ne peut être gouverné que par la
crainte des chàtimens, et que la situation exception-
nelle de l'armée commande ces mesures exceptionnelles.
Pour moi , j'entrevois ailleurs la cause de cet état : les
intéressés à conserver le pouvoir sont nombreux et
puissans ; tandis que les opprimés ont été jusqu'ici trop
abrutis pour pouvoir faire entendre leurs plaintes , expo-
ser leurs souffrances , exprimer leurs ressentimens. En
France , où le soldat n'a pas encore brisé tous les liens
de famille , où Tarmée se recrute indistinctement dans
62 CONDITION DE l' ARMÉE
toutes les classes de la nation pour y rentrer ensuite , la
loi est devenue plus humaine , moins partiale j tandis
qu'en Angleterre , où le soldat est soldat à toujours , et
qu'il n'y a plus pour lui de foyer domestique, tout ce que
la féodalité imagina de plus brutal , de plus exclusif, sub-
siste dans toute sa vigueur. L'homme le plus incapable
achète un régiment comme autrefois on achetait une
charge à la cour, et le meilleur officier reste toujours dans
les rangs subalternes s'il n'a pas assez de fortune pour
payer son avancement.
En général, lorsqu'on prononce le mot armée, tout
ébloui que l'on est par les idées de gloire, de valeur, d'hé-
roïsme qui s'y rattachent , on songe rarement à s'occu-
per de la position morale, des intérêts positifs de ceux
qui font partie de ces masses compactes; ainsi les idées
de bien-être , de satisfaction, de liberté, se trouvent ab-
sorbées par celles d'honneur , de courage et de patrie ,
plus brillantes peut-être, mais moins justes et moins
vraies. Jusqu'ici les économistes se sont seuls élevés avec
force contre l'existence de ces masses improductives qu'on
appelle armées permanentes ; mais , comme ils ne les ont
toujours considérées que par rapport aux sommes qu'elles
enlèvent à la production d'une manière si peu profitable,
ils se sont fort peu occupés de la situation de ceux qui
les composent. Trop de haine les empêchait de pénétrer
au fond de la question , de l'explorer dans tous les sens ;
ils n'ont vu que des masses ; l'homme a disparu dans leurs
spéculations ; et cependant la condition du soldat s'est em-
pirée à chaque progrès de la civilisation.
Dans l'origine , une armée n'était autre chose qu'une
population entière se portant en armes sur un pays voi-
sin, plus beau et plus fertile, pour l'envahir, ou bien se
levant en masse pour défendre ses foyers attaqués. Plus
\
EX FIIANCE ET EN ANGLETERRE. 63
tard , on ré^^ularisa ces invasions ; on mit de l'ordre et de
l'ensemble clans ces niasses confuses, et enfin, pour stimu-
ler le courage, on assigna à tous ceux qui faisaient partie
de l'armée une portion quelconque des dépouilles de
l'ennemi; car les institutions des peuples de l'antiquité
étaient toutes dirigées vers la conquête. C'est ainsi que
les Égyptiens , les Grecs, les Romains , fondèrent de vas-
tes empires, et semèrent partout sur leur passage de
nombreuses colonies sorties des rangs de l'armée et enri-
chies des dépouilles des nations vaincues. Les Francs ,
les Goths, les Slavons, dans leurs invasions, suivirent les
mêmes principes 5 et plus près de nous, les armées russes,
turques et tàlares, quoique composées de bandes d'escla-
ves , sous les ordres de leurs boyards , de leurs khans , de
leurs pachas , ne vécurent et ne s'entretinrent qu'avec le
butin pris sur l'ennemi. La féodalité , qui morcela si bien
l'Europe, marcha également sur ces traces; ducs, comtes
et barons, conviaient au festin de la guerrre leurs serfs
et leurs vassaux. Ce n'était partout que vols et que pil-
lage; mais comme, pendant les momens de trêve, ces ar-
mées éventuelles devenaient fort embarrassantes et très-
difficiles à contenir, les principaux chefs des étals imi)o-
sèrent à leurs suzerains l'obligation d'entretenir pendant
la paix leurs corps de troupes respectifs ; et en échange de
cet impôt, des titres, des honneurs, des franchises leur
furent octroyés. Mais , insensiblement ^ je ne sais par
quelle subversion de principes, les seigneurs féodaux s'af-
frauchirent du soin de salarier leurs gens d'armes, recu-
rent pour eux-mêmes de forts émolumens ; et insensible-
ment, de réforme en réforme, l'entretien des généraux, des
capitaines et des soldats est tombé tout entier à la charge
du peuple : impôt monstrueux , qui dévore en pure perle
la richesse des nations , qui ne sert qu'à fomenter les vi-
64 CONDITION DE l' ARMEE
ces et la paresse et qu'à perpétuer l'esclavage des uns et
l'oppression des autres.
Je m'étonne que du sein de cette phalange de philan-
tropes , sans cesse à la piste de nos plaies sociales , il ne
soit point encore sorti une seule voix en faveur de ces
pauvres enfans perdus que le dégoût , la misère , quelque-
fois aussi la paresse, amènent chaque jour dans les rangs
de notre armée. Hommes de la réforme et du progrès, vous
avez trouvé des phrases éloquentes pour toutes les souffran-
ces, pour toutes les douleurs-, votre voix a retenti en fa-
veur delà liberté, en faveur des esclaves de nos Antilles, en
faveur des pauvres de la Grande-Bretagne ; vous avez pro-
tégé les ouvriers de nos manufactures contre les exigences
des fabricans -, vous avez adouci les rigueurs de nos lois
pénales, vous avez flélri les exactions de l'église, vous
avez dénoncé à l'opinion pulîlique la rapacité du fisc, l'op-
pression de l'Irlande, et vous n'avez pas encore songé à
améliorer le sort de ces 80,000 enfans de la Grande-Bre-
tagne qui composent notre armée. Que dis-je, loin de là ,
par je ne sais quelles vues d'économie mesquine, vous avez
permis que chaque jour l'administration empirât leur
sort, et à force de ne considérer que le chiffre général
du budget de notre armée, vous avez fait supporter au sol-
dat toute la rigueur de nos réformes financières , parce
que les états-majors étaient trop bien rétribués. Et cepen-
dant si , des huit millions sterling que coûte notre armée,
on en distrait la solde des généraux , des colonels et des
officiers, si l'on en retranche les sommes affectées à l'en-
tretien de la cavalerie , de l'artillerie et des places fortes ,
vous verrez que la part du soldat ne dépasse guère le chiffre
des secours accordés par la loi aux pauvres de nos parois-
ses. Yoilà pourtant où en sont réduits ces hommes qu'on
ajjpelle avec tant d'emphase les défenseurs de la patrie .'
EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 66
Les réformistes s'insurgent toutes les fois que le gou-
vernement semble vouloir empiéter sur les droits du ci-
toyen-, et cependant que d'injustices , que de subtilités,
que d'astuce, provoquent chaque jour ces prétendus actes
d'enrolemens volontaires ! Un moment d'ivresse, la faim ,
la misère, suffisent pour ravir un homme à la société, pour
lui faire perdre tous ses droits de citoyen , pour le mettre
hors la loi. Conçoit-on , dans un pays constitué comme
le noire , une position plus affreuse que celle du soldat?
Il habite un pays libre , et il est esclave ; il vit au milieu
d'une société où tous les rapports de citoyen à citoyen
sont réglés d'une manière invariable , et il est soumis aux
caprices de tous. Des lois économiques ont été établies
pour que chacun reçût la juste rémunération de ses ser-
vices 5 celles qui le régissent au contraire tendent sans
cesse à l'en priver. La moindre faute, le caprice d'un chef,
suffit quelquefois , après vingt ans de service, pour le dé-
pouiller de ses droits acquis. Il est soumis à toutes les char-
ges que la civilisation impose, et il nejouit d'aucun de ses
avantages. Comme tous lescitovens, il paie sa part d'impôt,
en un mot , et personne ne lui en lient compte. Sa vie se
compose d'une longue série de souffrances, de dangers, de
misères et de privations. Et ce ne serait rien encore, si pour
prix de tant de sacrifices, de lant de dévouement, un peu
de gloire, un peu d'honnein', un peu de bien-être lui élaient
enfin réservés.^ Mais non , tout lui est refusé : qu'il com-
batte sous les glaces du pôle, qu'il affronte les feux des
tropiques, qu'il lutte contre le climat homicide des sta-
tions hindoues , toujours il sera soldat, toujours ! Les ré-
compenses et les honneurs appartiennent aux chefs, et lui
n'a d'autre perspective que la prison , le fouel , la mort
ou une retraite insuffisante qui le classe aussitôt sur la liste
des pauvres. Et puis, avec une organisation si vicieuse ,
XIII. 5
66 CONDITION DE l' ARMÉE
après tant de parlialitë dans la distribution des peines et
des récompenses , on se plaint du {)eu d'élan , du peu de
moralité de l'armée an{i,laise, lorsqu'on a tout fait pour
étouffer chez elle ces qualités. Mais ne nous arrêtons pas
à la superficie, pénétrons plus avant. Le résultat de nos re-
cherches ne sera peut-être pas perdu si nous parvenons
à démontrer qu'il n'v a pas un seul pays civilisé en Eu-
rope où la condition du soldat soit plus dure qu'en Angle-
terre. Ce n'est ni à la Prusse, ni à la Suède, ni à l'Au-
triche que nous emprunterons nos termes de comparai-
son 5 nous ne trouverions pas là des élémens comparables.
C'est en France que nous les chercherons , car l'organi-
sation de l'armée française offre avec celle de notre armée
plus de similitudes.
En tems de paix , la solde d'un jeune soldat français,
dans un régiment de ligne, est de 50 cent. , et celle du
soldat anglais de 13 pences ( 1 fr. 30 cent.) environ. Ne
perdons pas de vue cependant que, sur cette somme , le
soldat anglais est obligé d'acheter ses vivres ; tandis que
le soldat français reçoit avec ses 50 cent, une ration de
pain et le combustible nécessaire pour la cuisson de ses
alimens. Mais ce n'est pas sur la solde du conscrit qu'il
faut baser celle des troupes en France. L'enrôlé volon-
taire y qui , après avoir fait ses six années de service ,
veut se réengager , reçoit une augmentation de paie assez
forte. Comme ce sont là véritablement les seuls hommes
qu'on puisse assimiler à ceux qui composent l'armée an-
glaise , ce sont eux que nous devons prendre pour terme
de comparaison. Après six ans de service , l'enrôlé reçoit
un supplément de solde de 5 cent, par jour 5 après huit
ans, cette haute paie s'élève à 8 cent. ; après douze ans,
à 10 cent. On peut donc évaluer à 56 cent, la paie
moyenne du soldat français qui a prolongé volontaii'e-
I
EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 67
ment son service. Observons encore qu'il ne s'agit ici que
des compagnies du centre. Les compagnies d'élite reçoi-
vent 5 cent, de plus par jour. Comme ces compagnies
forment près d'un tiers du bataillon , et qu'elles se com-
posent presque toutes d'bommes qui ont plus de deux ans
de service , on peut affirmer que tous les réengagés tou-
chent ces 5 cent. -, ainsi la paie d'un soldat français vo-
lontaire s'élève cà 60 cent, par jour, dont 30 seulement
sont consacrés à sa nourriture. En tems de paix , il re-
çoit en outre dans l'intérieur, en été, 1/16* de litre
d'eau-de-vie par jour 5 dans les colonies, huit onces de
bœuf frais ou salé , ou sept onces de porc ^ enfin , sur le
pied de guerre , il est traité comme dans les colonies , et
reçoit en outre une once de riz ou deux onces de légumes
secs et une 1/2 once de sel.
Le soldat français reçoit toujours ces rations en sus de
sa paie, excepté lorsqu'il est à bord d'un vaisseau de
guerre , ou enfermé dans un fort. On lui retient dans ce
cas 15 cent. En route, il reçoit encore un supplément
de solde de 10 cent. , et lorsqu'il fait partie d'un déta-
chement de moins de six hommes , cette indemnité s'é-
lève à 1 fr. par jour 5 mais , dans ce cas , il ne reçoit pas
de ration.
Voyons maintenant comment le soldat anglais est traité
dans ces divers cas. En tems de paix , sa solde est de 13
pences, ou 1 fr. 30 cent. Comme il ne reçoit point de
rations , et qu'il existe une grande différence dans le prix
des comestibles eu Angleterre et en France , il est obligé
pour se nourrir de prélever sur sa solde une somme triple
de celle du soldat français. Voici de quoi son ordinaire se
compose : le matin , une lasse de café et du pain 5 à diner,
de la viande et des pommes de terre, et le soir, dans quel-
ques régimens, du café et du pain. Le prix moyen de
68 CONDITION DE l' ARMÉE
l'ordinaire en Angleterre et en Irlande est de 80 cen-
times par jour. La portion de chaque soldat est de 3/4 de
livre de viande , d'une livre de pain et de légumes.
Ainsi , toute défalcation faite , il reste chaque jour au
soldat anglais 50 cent. , tandis qu'il ne reste que 30 cent,
au soldat français (1). Mais cette différence est plus que
halancée pour le soldat français par les chances d'avan-
cement qu'il possède. Il y a dans l'armée française beau-
coup plus de sous-officiers que dans l'armée anglaise. Dans
un bataillon français de 432 hommes, on compte 8 sergens-
majors , 8 fourriers , 32 sergens et 64 caporaux ^ en tout
112 sous-officiers. Dans un régiment anglais de 623 hom-
mes , il n'y a que 36 sergens et 36 caporaux , en tout 72
sous-officiers. Pour un nombre d'hommes égal , il y au-
rait en France 161 sous-officiers, c'est-à-dire le double.
Sans avoir égard au plus ou moins de facilité dans l'avan-
cement , il ne serait pas difficile de prouver que la diffé-
rence entre la paie du soldat anglais et celle du soldat
français n'est que fictive , en raison de la différence du
prix auquel reviennent les objets d'équipement , ainsi que
plusieurs menues dépenses, telles que le blanchissage, etc.
En consultant d'un côté les réglemens français de 1832,
et de l'autre , le'réglement anglais de 1829, nous trou-
vons une différence de près de moitié dans le prix des ob-
jets d'équipement à la charge du soldat. Mais , dans cet
examen , nous devons aussi prendre en considération le
taux des salaires dans l'un et l'autre pays.
M. le baron Ch. Dupin évalue les gages d'un journa-
lier en France à 358 fr. par an ; ce qui , sur le pied de
(1) Note du Tr. Sur cette somme de 30 c. le soldat français est
encore obligé de prélever 13 c. par jour pour sa masse de linge et
chaussure ; il ne peut donc disposer en définitive que de 17 cent
par jour.
EN FRANCE ET EX ANGLETERRE. 69
25 fr. la livre sterl. , fait environ 5 sh. 6 d. par semaine;
tandis qu'en Angleterre , on peut les évaluer, logement
compris, à 9 sh. par semaine. Il résulte de ce calcul que
le journalier anglais reçoit 62 p. O/O de plus que le jour-
nalier français. Or, il est certain que le soldat anglais ,
en prenant le terme moyen de sa paie en Europe , dans
les Indes et aux colonies, ne reçoit que 27 p. O/O de plus
que le soldat français. Donc , si nous prenions le taux
des salaires en général comme base de celui de la solde
des troupes , nous trouverions que le soldat anglais re-
çoit 35 p. O/O de moins que le soldat français.
Mais ce n'est pas seulement d'après le taux des salaires
qu'on devrait baser la solde des troupes. Elle devrait être
proportionnée à la nature et à la durée du service , ainsi
qu'aux promotions ou aux récompenses pécuniaires qui
peuvent en être le prix. A cet égard, le soldat français a
un grand avantage sur le soldat anglais. Lorsqu'un tra-
vailleur se loue pour deux et même pour quatre ans , il
est tout simple qu'il se contente du taux des gages ordi-
naires. Mais si on lui proposait de se louer pour la vie ,
il exigerait sans doute qu'on lui offrit de plus grands avan-
tages. Voilà pourquoi la paie du soldat anglais devrait
être beaucoup plus forte que celle du soldat français ; ce-
lui-ci ne s'engage que pour deux ou quatre années à son
choix, tandis que Tautre doit trouver dans sa paie, outre
le prix de ses services actuels , une compensation pour la
perte de sa liberté.
Le service dans les armées anglaises et dans les armées
françaises n'offre pas moins de différence sous le rapport
de sa nature que sous celui de sa durée ; et cette diffé-
rence nest pas celle qui devrait se payer le moins géné-
reusement. En tems de paix , il y a tout au plus 1/20"
des régimens de ligne français qui soit employé dans les
70 CONDITION DE l'aRMËE
colonies , tandis que près des 2/3 des régimens anglais
sont affectés à ce service. Dans une période de trente ans,
le terme moyen du service colonial pour le soldat français
est de deux ans , et ne peut être de plus de quatre. En
supposant que le soldat anglais fût en état de servir pen-
dant la même période de trente années , il en passerait au
moins vingt hors de son pays. En France , l'engagement
militaire n'expose que de loin en loin à un service hors
d'Europe : en Angleterre , il équivaut à un bannissement
perpétuel.
Mais, outre cette cruelle perspective , le soldat anglais
a encore bien d'autres chances à courir. Le service colo-
nial, surtout dans les climats des tropiques, l'expose à des
souffrances physiques inouïes. Des observations suivies
pendant dix années ont prouvé que, sur 53,153 soldats
envoyés aux colonies , il en mourait tous les ans 3,037,
c'est-à-dire 5 7/10" sur cent. C'est six fois autant qu'en
Angleterre dans la classe des adultes , et trois fois autant
que dans l'armée française , où la mortalité , année com-
mune, est de 1 2/10" sur cent. Si le soldat français est aussi
exposé à des dangers , il trouve du moins un dédomma-
gement dans les chances de promotion qui lui sont offer-
tes. Il sait que de l'humble poste qu'il occupe , son cou-
rage et sa bonne conduite peuvent l'élever aux plus hau-
tes dignités de l'armée. Dès qu'il a obtenu les épaulettes
d'officier, il reçoit du gouvernement 550 à 1,000 fr. pour
son équipement, et un cheval lorsqu'il sert dans la cava-
lerie. Le soldat français , dont l'ambition est ainsi noble-
ment excitée , ne considère plus sa solde que comme un
objet secondaire , et les chances de mort , loin de l'ef-
frayer, ne sont à ses yeux que des moyens d'avancement.
Pour le soldat anglais, cette espérance, cet avenir
n'existent point. Tout accès aux grades élevés lui est in-
EN PftANCE ET EN ANGLETERRE. 71
terdit. Il n'y a pas la quinzième partie des vacances dans
les grades de sous - officiers remplis par les simples sol-
dats. Lorsqu'un sous-officier passe au {>Tade d'enseigne ,
le {gouvernement ne lui accorde aucune gratification ; et
les dépenses pour son équipement sont si considérables ,
qu'il est souvent obligé de refuser Tavancement. Ce ne
serait rien encore, si , après toute cette existence de dou-
leurs et de privations , le soldat, parvenu dans un âge
avancé , pouvait compter sur une retraite suffisante ;
il n'en est pas ainsi. Les anciens rêglemens sur les pensions
semblaient avoir été faits dans ces vues philantropiques.
La libéralité, qui avait présidé à leur création , était un
équivalent à la modicité de la solde ; mais , depuis quel-
ques années , on a fait cliangemens sur changemens.
Cbacune de ces altérations a eu une réduction pour objet ;
et de réduction en réduction, il est à craindre que les pen-
sions ne soient tout-à-fait supprimées.
Antérieurement au 22 mars 1822 , un soldat , en re-
cevant son congé , après quatorze ans de service , même
sans être estropié , avait droit à une pension de 60 cent,
par jour 5 et après vingt-une années, à 1 fr. 20 cent. Si,
après ce terme, il désirait encore servir, il jouissait d'une
haute paie de 5 cent, par jour pour chacune des années
qu'il passait sous les drapeaux. Bien que les lois n'eussent
fixé aucune époque précise où l'obtention du congé avec
pension fiît de droit, on pouvait être à peu près certain
de l'obtenir après vingt-un ans de service.
Voici les diverses réductions qui se sont rapidement
succédé depuis 1822.
1° On a supprimé les pensions après quatorze ans de
service , même dans le cas de mutilation 5 2" on a sup-
primé l'excédant de service compté pour le tems passé
sous les tropiques j 3° on a réduit à 50 cent, la pension
72 COiNDITIOX DE L ARMÉE
à laquelle le soldat pouvait prétendre après vingt-un ans
de service 5 4" on a fixé à 1 fr. 4o cent, le maximum de
la pension après vingt-cinq ans de service -, 5° enfin , une
dernière ordonnance a réduit toutes les pensions d'envi-
ron 50 p. 0/0.
Voici comme s'établit maintenant l'échelle des retraites
et pensions.
Taux de la pension.
APRÈS 21 A?iS DE SEUVICE :
Si le soldat a demandé son congé Rien.
S il est congédié par mesure d économie. ...... 60 cent, par jour.
APRÈS 25 A>S DE SERVICE.
S'il a demandé son congé 60 cent, par jour:
S'il est congédié par mesure d'économie 5 c. en sus pour
chaque année au-
dessus de 21.
Ainsi la pension n'est pas plus forte après 25 ans qu'elle
ne l'était autrefois après 14 5 ni après 33 ans qu'elle ne
l'était autrefois après 21.
Si les réglemens militaires de la France sont plus fa-
vorables aux soldats retraités , le gouvernement ne se
montre , à l'égard de ceux qui sont près d'atteindre cette
époque désirée , ni plus humain ni plus généreux que le
gouvernement anglais. En 1833 , plus de mille sous-of-
ficiers et soldats qui avaient de dix- huit à vingt ans
de service ont été brutalement déclarés incapables de
servir , expulsés des rangs de l'armée , et forcés de ren-
trer dans leurs foyers sans pension , sans moyens d'exis-
tence, après avoir sacrifié leurs plus belles années à la dé-
fense de la patrie. Pas un cri d'indignation ne s'est fait
entendre en faveur de ces malheureux, et l'acte de bar-
barie a été consommé. Cependant, il est incontestable que
les soldats français sont infiniment mieux traités que les
I
EN FRANCE F.T KN ANGLETKRr.E. 73
soldais an{i,lais : les prenùeis complenl comme trois an-
nées de service deux années passées aux colonies ou à
bord d'un vaisseau de guerre 5 el comme deux années de
service une campagne ou une année passée à bord d'un
vaisseau en tems de paix. Bien ])lus : cbaque fraction
d'année passée dans ces services extraordinaires est consi-
dérée comme une année complète. Seulement il n'a droit
de compter les campagnes qu'après trente ans de service.
Qu'on nous dise si le soldat anglais peut prétendre à au-
cun de ces avantages. En ne comptant point les campa-
gnes doubles, en faisant seulement entrer en ligne de
compte les années c|ue le soldat anglais, s'il jouissait des
mêmes prérogatives que le soldat français, devrait ajouter
à son service réel , en raison du tems passé aux colonies ,
nous trouvons qu'après vingt-deux années de service, il
aurait droit d'en compter trente , et après vingt-cinq ,
trente-trois.
Les pensions accordées à ceux qui ont reçu des bles-
sures graves sont aussi beaucoup plus fortes en France
qu'en Angleterre. Ainsi , lorsqu'une blessure rend le
soldat anglais impropre au service , sans lui ôter les
moyens de gagner sa vie , il a droit à une pension de 60
à 90 cent, par jour. La pension accordée dans ce cas par
les réglemens français est de 228 fr. par an , plus 7 fr.
50 centimes pour chaque année de service , le tout ne
pouvant dépasser 300 fr. La pension française est donc
à peu près égale à la pension anglaise; seulement les ré-
glemens anglais établissent la différence du minimum au
maximum d'après le genre de la blessure 5 et les réglemens
français , d'après l'ancienneté des services.
Lorsque , par suite de la perte de la vue , ou des deux
membres, T invalide a besoin de quelqu'un qui prenne
soin de lui , la pension en Angleterre est de 1 fr. 80 cent.
9'4 CONbîTÎON DE L^RMËË
à 2 fr. 40 ; tandis qu'en France elle est d'environ 1 fr. ;
mais la pension anglaise sert à payer les soins d'un con-
ducteur, tandis que la pension française ne regarde que
l'invalide ; car, s'il ne peut se conduire seul , il est admis
dans les hôpitaux de retraite, où il est soigné gratuite-
ment-, et à sa mort , sa veuve et ses enfans ont droit en
outre à une partie de sa pension. Les réglemens anglais
ne contiennent aucune disposition analogue.
Mais les vétérans anglais , quoique moins bien traités
que les vétérans français sous le rapport pécuniaire , sont
loin de trouver quelques compensations dans les récom-
penses honorifiques qui leur sont accordées. Le soldat an-
glais a été regardé par nos réglemens comme une brute ,
comme insensible au moindre sentiment d'honneur. Le
soldat anglais ne peut prétendre à aucune récompense
pendant tout le tems qu'il est sous les drapeaux. Lorsqu'il
reçoit son congé après vingt-un ans de service dans l'in-
fanterie , et vingt-quatre dans la cavalerie , et que pen-
dant tout ce tems il a tenu une conduite irréprochable ,
il reçoit une gratification qui est de 15 livres sterling
pour un sergent , de 7 pour un caporal , et de 5 pour un
simple soldat. La gratification est accompagnée d'une mé-
daille d'argent, que le titulaire a droit de porter en té-
moignage de sa bonne conduite; mais, comme on ne lui
décerne cette récompense que lorsqu'il est parvenu dans
ses foyers , on ôte ainsi à cette distinction le stimulant
qu'elle pourrait exercer sur le moral de l'armée. Il n'en
est pas de même en France. Un soldat n'est point réduit à
attendre jusqu'à l'expiration de son service les récompen-
ses auxquelles il a droit. Chaque trait de bravoure sur le
champ de bataille peut être récompensé par la décoration
de la Légion-d'Honneur, qui procure au brave une pen-
sion à vie de 250 fr. , et fait participer le simple soldat
EN FRANCE ET EN AtJGLËTËÎlhÈ. 75
aux mêmes honneurs que l'officier. Cette récompense se
donne aussi à de longs services accompagnés d'une con-
duite irréprochable. Le colonel d'un régiment peut, tous
les deux ans, proposer pour la Légion -d'Honneur trois
simples soldats ou sous-officiers qui ont complété vingt-
cinq années de service , en comptant chaque campagne
pour deux ans.
Ainsi , sous le rapport de la solde , comme sous celui
des récompenses, la condition du soldat français est bien
préférable à celle du soldat anglais, et que serait-ce, si nous
mettions en regard l'échelle des punitions consacrées
dans les deux armées. Aucun chàliment ignominieux ne
vient du moins flétrir le moral du soldat français, tandis
que pour la moindre faute, pour la plus légère infraction,
le soldat anglais est soumis à la plus cruelle flagellation ;
et puis après des traitemens aussi durs , après des récom-
penses aussi mesquines, avec une vie sans avenir , com-
ment veut-on obtenir du soldat anglais cet élan, cet
enthousiasme qui fait la force des armées ? Dans cette
condition, le soldat anglais n'est qu'un esclave plus maU
heureux encore que les esclaves des Antilles ; car il n'a
pas même un jour de liberté par semaine.
Le gouvernement anglais a adopté pour la marine un
système bien différent de celui qu'il suit aujourd'hui pour
l'armée de terre. Il a augmenté la paie des matelots ^ en
sorte qu'un bon marin peut gagner 1 liv. 14 s. par mois ,
outre sa ration. Les vivres des équipages ont reçu des
améliorations importantes sous le rapport de la qualité
comme sous celui de la quantité. Les pensions de la ma-
rine ont été réglées dans le même esprit de libéralité. Le
matelot qui est congédié après vingt-un ans de service a
droit à une pension de 1 fr. à 1 fr. 40 c. par jour. C'est le
double de ce que le soldat reçoit pour le même espace de
76 CONDITION DE l'aUMÉE EN FRANGE ET EN ANGLETERRE.
tems. Gnice à cette générosité bien entendue, une amélio-
ration sensible s'est introduite dans le moral de notre
marine. Nous ne sommes plus réduits à équiper nos flottes
avec le rebut de la population. Sans relàcber les liens
d'une discipline sévère , on a obtenu des marins cette
coopération morale si précieuse à l'heure du danger. La
presse tombe en désuétude , parce que le service à bord
d'un vaisseau de guerre n'est plus un objet de terreur. Si
le gouvernement avait donné les mêmes encouragemens à
l'armée de terre , on ne verrait pas la moralité des re-
crues diminuer de jour en jour, et les crimes et les délits
devenir sans cesse plus nombreux. En 1833, on a con-
staté que 17,000 soldats avaient subi la prison , et 2,000
la bastonnade. Mais les supplices et la prison sont im-
puissans pour maintenir la discipline , pour ramener les
hommes à la vertu ; c'est en stimulant leurs bonnes qua-
lités qu'on parvient plus tôt à les faire renoncer à leurs
mauvais penchans. Et dans notre armée, il faut le dire ,
ce sont moins les hommes que les réglemens qui sont
vicieux.
(Ncwal and Military Magazine.)
^^tti^sanccô ^nf^flaitteffeé b<J nofr^ ^jf<)^'
CHARLES LAMB.
La plupart des hommes célèbres ont un rapport immé-
diat avec la société dans laquelle ils sont nés , au milieu
de laquelle ils ont vécu. On peut rapporter Wal ter-Scott
ou Voltaire, Shakspeare ou Milton aux influences qui ont
entouré leur jeunesse et leur berceau. Charles Lamb est
un homme des anciens jours, un contemporain d'Elisa-
beth , jeté par hasard au milieu de l'Angleterre moderne.
Il ne tient à rien de ce qui est nouveau. Pope , Addison,
Goldsmith , Thompson , n'ont pas existé pour lui. Vous
croyez qu'il y a de l'afFeclation dans sa manière d'être :
vous vous étonnez de son style antique , de ses mois su-
rannés , de ses tournures de phrases insolites. Vous l'ac-
cusez d'être maniéré , de manquer de naturel et de re-
chercher un archaïsme ridicule. Vous ne le connaissez
pas ce bon Charles Lamb comme je l'ai connu. Ce qu'il y
a de plus bizarre dans cette naïveté, de plus étrange dans
cette prétendue affectation , si reprochée aux ouvrages de
Charles Lamb, c'est que dans sa vie privée, dans sa con-
versation intime et particulière , il était absolument le
même que dans ses écrits. Il fallait le voir^ avec sa sœur,
dans un petit appartement bien simple et bien propre ,
entouré de vieux volumes : on comprendrait alors com-
bien il était éloigné du pédantisme et du besoin d'effet
que lui imputent ses ennemis.
78 CHARLES LAMB.
Jamais homme n'eut moins envie de se faire valoir -, se
mettre en scène était pour lui un supplice. A force de vi-
vre en communication sympalhique avec les vieux au-
teurs, il était devenu l'un d'eux- mais il n'affectait pas
d'être l'un d'eux. Le mode de sa pensée datait de l'an
1550. La forme de sa phrase se moulait sur sa pensée :
rien n'était en superficie ; tout était en profondeur. Il
aimait à creuser des sujets simples et des idées fort com-
munes , pour leur demander tout ce qu'elles recelaient
d'enseignemens. Il aimait à ranimer une érudition pres-
que pédantesque et à lui prêter de la vie et du charme :
il n'est pas étonnant qu'il ait été mal compris et souvent
raillé. Sa singularité égalait sa modestie. Quand il était
simple et qu'il exprimait dans sa prose naïve ses idées
vraies , son caractère réel , on le taxait de bizarrerie vo-
lontaire. S'il faisait valoir les beautés inconnues d'un
vieil auteur oublié , on le comparait à ces commentateurs
érudits qui s'éprennent ardemment de ce qu'eux seuls
peuvent comprendre. Pendant que Walter-Scott voya-
geait dans les vieux tems historiques , et Byron sur les
rives de l'Asie , Lamb restait à Londres , véritable cock-
ney , badaud qui promenait ses rêveries au bord de la ri-
vière Serpentine ou disputait avec son ami Hazlitt quel-
que grave problème de philosophie littéraire. C'était un
esprit sédentaire et profond qui aimait à borner son ho-
rizon pour creuser plus à loisir la mine ouverte sous ses
pas 5 un génie original qui tirait tout de lui-même et qui
aurait écrit des pages touchantes , alors même qu'il eût
passé sa vie dans la boutique d'un barbier de village. Sa
force naissait d'une méditation attentive qui concentrait
sur le même point la pensée et la sensibilité.
Aussi, malgré tous ces désavantages, a-t-il produit beau-
coup d'effet 5 un effet lent et pour ainsi dire souterrain.
CHARLES LAMB. 79
Il faut au public et à la gloire quelque chose de théâ-
tral. 11 laut crier : « Venez à moi : admirez cette pensée,
retenez celle imaj^e. Sachez bien que je suis un grand
homme.» 11 faut surtout se garder de la profondeur. Elle
exige du public une attention qui le fatigue. Imaginez un
écrivain toujours familier, toujours simple, qui parle de
sa vieille robe de chambre et de son vieil auteur favori ,
qui disserte sur ses émotions pendant un voyage de six
lieues , et qui commente avec délices trois vers de Ben-
Johnson. Quel succès populaire pouvez- vous lui pro-
mettre ?
Eh bien ! ce succès est arrivé : les obstacles ont été
vaincus. Les prédilections de Charles Lamb , après avoir
été des objets de moquerie, sont devenues les prédilec-
tions générales. On a fini par s'associer à ses amours et
à ses haines : et ce talent original, long-tems regardé
comme une anomalie peu digne d'imitation et d'estime ,
s'est trouvé tout-à-coup placé d'une "manière isolée , il est
vrai, mais très-honorable parmi les Walter-Scott , les
Coleridge et les Byron. Dans cette belle génération d'écri-
vains qui ont illustré le première moitié du dix-neuvième
siècle en Angleterre , Lamb n'est pas le plus obscur ni le
moins influent, quoique ses ouvrages soient en petit nom-
bre et qu'on ait tardé à les apprécier. Peu à peu nous
avons vu se détacher, tomber et disparaître tous les an-
neaux de cette grande chaîne intellectuelle. A la mort
de Byron a succédé celle de Walter-Scolt. Le brillant Haz-
litt est descendu jeune dans le tombeau. Crabbe et Cole-
ridge viennent de quitter la terre. Enfin , Charles Lamb
les a suivis : de cette noble race d'écrivains et de pen-
seurs il ne reste plus que le poète Wordsworth , le poly-
graphe Southey, et le professeur Wilson. Il est triste de
voir quelle infériorité comparative signale les nouveaux
80 chaKles lamb.
écrivains les plus célèbres. Ce n'est plus la même force de
pensées , la même verve d'images , la même énergie de
style. On capte le public par du clinquant , on l'étourdit
de son mieux, on sacrifie la profondeur au désir de plaire.
Telle est la destinée ordinaire des littératures : après la
période de fécondité arrive la période d'épuisement. Je-
tons un regard presque religieux sur ces hommes , les der-
niers d'une race plus forte et plus vigoureuse que la
nôtre.
•Trois de ces intelligences remarquables , trois de ces
hommes à part , viennent de disparaître presque en même
tems : Irving le prédicateur , Coleridge le poète , et no-
tre Charles Lamb. Il n'y a pas quinze jours je les vis
tous les trois dans le parc Hyde , trois vieillards mélan-
coliques et pâles , qui portaient l'empreinte fatale de
beaucoup de pensées et de beaucoup de souffrances. Tous
trois, je les avais connus : l'un, Coleridge, comme le plus
brillant improvisateur de son époque ; l'autre, avec plus
d'intimité , surtout dans ce tems d'éclat , où sa parole
vibrante rappelait les prédications de Luther et de Knox ;
quant au bon Charles Lamb , esprit rare , cœur admira-
ble, c'était le véritable ami, l'ami du foyer domestique,
l'homme du coin du feu et du toit hospitalier. Il n'y avait
pas d'analogie entre ces trois hommes, si l'on excepte
une tendresse presque superstitieuse pour le vieux tems ,
pour les choses d'autrefois. Tous trois ils rappelaient
l'enthousiasme et la sincérité antique , l'âge des vrais pa-
triotes , des vrais martyrs.
L'un , Irving , égaré par l'orgueil , a cédé à d'étranges
illusions. Français d'origine, Ecossais par l'éducation et
la naissance , doué d'une éloquence haute , solennelle ,
inspirée , il vint à Londres, après avoir passé sa jeunesse
dans une solitude sévère qui avait prêté une nouvelle
CHARLES LAMD. 81
force à son enthousiasme. La religion protestante, aft'aî-
blie et énervée par les prédicateurs modernes, et réduite
à quelques leçons de morale vulgaire, avait besoin d'un
apôtre enthousiaste : Irving se chargea de ce rôle. On s'é-
tonna de cette gravité de parole , de cette véhémence
presque sauvage , de cette sérieuse et terrible inspiration.
La mollesse des mœurs modernes trouva de l'attrait dans
cette exaltation même. Duchesses , princes, gens de let-
tres , artistes, accoururent aux prédications d'Irving.
Tout cela se mêlait à la tourbe populaire, dont le cœur
était ému par une voix sonore et des images empreintes
de terreur. Aucun spectacle, aucune cantatrice à la mode,
ne pouvait se vanter d'un succès pareil : le prédicateur
descendait dans toutes les intimités de la vie et du cœur.
Il disait à chacun ses souffrances , et les rapportait aux
vices et aux erreurs dont chacun était coupable. La vé-
rité dramatique des peintures , l'appel fait par l'orateur à
tous les repentirs et à tous les regrets , ont laissé un sou-
venir profond dans l'ame de quiconque l'a écouté une
seule fois. Cette vogue perdit Irving ; il se crut appelé à
devenir un hérésiarque nouveau , un moderne Arius.
L'église d'Angleterre , attaquée par cet adversaire formi-
dable , engagea la lutte contre lui. Il soutint le combat
avec vigueur^ mais à mesure qu'il cherchait de nouveaux
argumens contre ses adversaires, à mesure que, par la
prière , le jeûne et l'exaltation , il essayait de se rappro-
cher de la source même des vérités éternelles , cet éré-
thisme outre nature brisait son intelligence en l'enivrant,
et le plongeait dans les hallucinations d'un fanatisme in-
curable. On vit avec douleur cet homme puissant renou-
veler toutes les folies théurgiques des tems barbares , et
après une pénible lutte entre sa raison et son enthou-
siasme , succomber à une agonie douloureuse. Qu'il re-
XIII. 6
82 CHAULES LAMB.
pose enfiu cet homme dont on peut dire qu'il n'a jamais
reposé !
Charles Lamb ne lui ressemble en rien. Les applaudis-
semens , dont la fumée enivrait Irving , auraient effrayé
sa timidité nerveuse ; il ne trouvait sa vie complète , il ne
jouissait de toute sa pensée que dans l'obscurité et la so-
litude. Aussi, comparez ces deux existences : ici l'éclat ,
l'opulence, la gloire populaire, les combats , et pour terme
le malheur ; là , un petit appartement dans un quartier
assez vulgaire de Londres , une petite pension , une vie
sans bruit, une réputation bien au-dessous des facultés
réelles de l'écrivain ; mais des amis sincères , xine exis-
tence paisible et une réputation dont le point de départ
est faible , mais le dénouement admirable.
Le caractère spécial de Charles Lamb , comme écrivain
du dix-neuvième siècle , et l'action qu'il est juste de lui
attribuer , sont complexes et difficiles à expliquer. C'est
un archéologue qui n'a jamais écrit sur l'archéologie j un
antiquaire auquel on ne doit pas une découverte 5 un
amateur de vieux livres qui n'a pas laissé un seul rensei-
gnement sur la bibliographie ; un curieux dont la biblio-
thèque ne possède pas trois volumes rares ; un penseur
très-profond qui n'a écrit que sur des sujets vulgaires ou
médiocres. Voulez -vous comprendre sa supériorité , sa-
voir de quelle utilité il a pu être à ses contemporains.
Faites comme moi 5 venez avec moi : entrez chez ce petit
commis très-modeste de la compagnie des Indes-Orienta-
les. Vous le connaîtrez mieux après cinq minutes de con-
versation avec lui, qu'en méditant trente pages de disser-
tations et de problèmes littéraires. Le mot modestie ex-
prime à peine l'humilité, la simplicité de ce pauvre Lamb :
c'était le dernier homme que l'on aperçût dans tous les
endroits où il se trouvait : et certes quand ce petit per-
CFARLES LAMB. 83
sonnage timide et refrogué , au front plissé , au sourire
calme et à la petite perruque blonde , m'apparut pour la
première fois dans un coin de la salle où Hazlitt faisait
ses leçons de littérature, je ne me serais jamais douté que
cette physionomie de rentier à cinquante écus cachait un
homme de génie. Ce jour-là, c'était Hazlitt qui parlait.
On sait que la plupart des hommes distingués de l'An-
gleterre ont fait tour à tour des leçons publiques ; c'est un
excellent exercice de la pensée et de la parole. Ainsi se
développèrent les plus hautes facultés : là, Mackintosh ,
Coleridge , Bentham, Wilson, etc., etc. , ont déployé tout
leur pouvoir; là, s'établit une chaîne sympathique entre
Fauditeur et le professeur. Ce jour-là , je m'en souviens ,
Hazlitt suçait une orange à chaque saillie qui lui échap-
pait , à chacun des argumens qu'il faisait valoir ; Lamb
l'écoutait comme un écolier , avec patience et douceur.
Peut-être avait-il l'esprit moins souple, moins facile
que Hazlitt et Coleridge, mais, en revanche il était plus
original : son style était moins riche , moins brillant ,
moins moderne, moins orné de fleurs de rhétorique et de
saillies saisissantes que celui d'Hazlitt ; il était moins va-
poreux , moins nuageux , moins subtil que celui de Cole-
ridge. Lamb avait par-dessus tous ses contemporains la
faculté de creuser un caractère, de l'approfondir dans
tous ses détails , surtout si ce caractère était singulier.
Son naturel généreux et tendre s'associait avec bonheur
aux vertus cachées sous une écorce rude ou bizarre , aux
ridicules mêlés à la vertu. Il aimait à peindre les vieilles
gens que l'on délaisse , leurs sympathies avec les objets
qui les entourent, leurs manies innocentes que l'on raille
et qui se rattachent à des principes excellens. Il a créé
dans ce genre une multitude d'esquisses dont la perfec-
tion et l'intérêt sont extrêmes -, on voit parler , marcher
84 CHARLES LAMR.
son rentier, son vieux commis , sa. vieille Jî lie, son awo^
cat stagiaire. Ce ne sont point des personnages brillans:
il les aimait ainsi ; il était heureux quand il avait peint la
gouvernante surannée embrassant son poêle , devenant
l'hamadryade de cet objet inanimé , et s'incorporant si
bien à lui qu'il devenait difficile désormais de savoir où
était la femme , où était le poêle. Quand pareille descrip-
tion éveilla pour la première fois l'attention publique, on
se moqua de Lamb ; mais bientôt on s'y accoutuma, on
sentit qu'il peut y avoir autant de mérite réel et de pro-
fondeur de talent dans une bonne esquisse de Van-Ostade
que dans un grand tableau de Rubens.
Délicatesse, finesse, sensibilité, profondeur, voilà
Charles Lamb 5 et notez que ces qualités ne se déploient
pas sur un vaste espace de terrain , qu'on ne les voit pas
défiler et se montrer tour à tour comme les différens ba-
taillons d'une armée régulière. Tout cela est confondu ,
mêlé, concentré dans un espace étroit. Toutes ces quali-
tés se trouvent dans une même phrase, et de leur quin-
tessence , de la fusion de leurs élémens inappréciables ré-
sulte l'originalité de Lamb.
Après l'avoir entrevu quelquefois dans le monde où ja-
mais il ne posait, et où sa modestie était extrême, je trou-
vai enfin l'occasion de le trouver chez lui, dans une pe-
tite maison convenable à sa petite fortune : il habitait un
premier étage au-dessus d'un chaudronnier. Sa sœur qui a
été son ange gardien, et dont il a immortalisé le souvenir,
présidait à ses assemblées. Elle avait beaucoup de son ca-
ractère , de son esprit et de son humeur 5 là , dans une
chambre modeste, on trouvait à la fois le philosophe God-
win et le comédien Liston, l'amiral Burnett et miss Kelly,
le sergent Talfburd et Coleridge, et Leigh Hunt. Ces réu-
nions étaient charmantes, parce qu'elles n'étaient pas lit-
CHARLES LAMfî. 85
tëraires. Les hommes du monde auraient trouvé que l'o-
deur du punch et l'odeur du labac se confondaient d'une
manière peu conforme aux beaux usages ^ mais la conver-
sation était si brillante, mais le feu de l'esprit pétillait si
ardemment dans tous ces regards -, il y avait si peu d'af-
fectation et tant de trésors de pensées î enfin il était si
difficile de quitter cet humble logis , sans se trouver plus
riche d'idées et de sensations !
La modestie de Lamb ne l'empêcha pas d'être fort re-
cherché. Les gens du monde , pour lesquels un homme de
talent est une espèce de béte curieuse, firent pleuvoir sur
lui les invitations ; il essaya d'arrêter le torrent , lui qui
aimait par-dessus tout la solitude, et qui, après avoir rem-
pli les devoirs de sa place, avait peu de tems à donner à
ses travaux favoris. Le voilà donc qui prend son vol ,
poursuivi par une grêle de cartes de visite et de billets
sur papier vélin satiné. Il s'en va choisir une retraite
auprès de Londres, à Dalston ou Shacklewell , ma mé-
moire ne me rappelle pas bien le lieu précis. Il jie donna
son adresse à personne : ce fut avec peine que les impor-
tuns tels que moi parvinrent à le déterrer. L'ermite pa-
raissait avoir d'autres désirs que d'échapper au tourbil-
lon de la vie bruyante. La situation qu'il avait choisie
était triste , la poussière de la brique s'élevait en tourbil-
lons rougeàtres autour de sa maison , et le bruit des scies
et des truelles se faisait entendre sans relâche.
Dans le choix d'un logement, il y a quelque chose qui
trahit le caractère. Walter-Scott n'était pas heureux si
une ogive ne se dessinait au-dessus de sa tête , et s'il n'a-
percevait , par une croisée gothique , un beau lac et des
coteaux boisés. Lord Byron me semble tout-à-fait en har-
monie avec le palais vénitien qu'il habita long-tems. On
prétend que Béranger, le poète français de la grisette et de
86 CHARLES LAME.
l'indépendance , ne se trouve à son aise que dans une
mansarde- Quant à Lamb , il était allé s'établir au milieu
d'une fabrique de tuiles et de briques , assez près de l'un
des faubourgs de Londres , sans chercher un aspect pit-
toresque : bien certain qu'il trouverait là, comme par-
tout ailleurs , des caractères à étudier , des singularités
inconnues à pénétrer avec délices. Il lui suffisait d'é-
chapper aux importuns , et de pouvoir en liberté courir
la campagne le dimanche. Pour lui , comme pour tous
les penseurs , la promenade à pied dans les champs était
une volupté favorite. Mais en vain essayait-il d'échapper
aux embarras de sa renommée. Sa cachette fut découverte ;
et les invitations à diner vinrent le poursuivre jusque
dans l'ermitage de Dalston (1). Le pauvre homme reprit
son essor et fixa de nouveau sa résidence à Islington -, es-
pérant que le bon ton , la magnificence et la mode le lais-
seraient tranquille dans cette solitude plus que bour-
geoise. La maison qu'il habitait, par ses dimensions exi-
guës , eût effrayé un mandarin chinois habitué à vivre
dans un horizon de six pieds carrés 5 tout y était en mi-
niature. Il y avait à peine de quoi loger le philosophe et
sa fidèle sœur Brigitte. Une grande chambre contenait
les livres , une autre servait de chambre à coucher et de
cabinet de travail à Charles Lamb , une troisième était
réservée à sa sœur ^ puis une cuisine et une salle à man-
ger. Yoilà tout.
Sous la fenêtre de l'édifice qui ressemblait à une boîte
de briques plutôt qu'à une maison , coulait ce mince filet
d'eau que l'on a baptisé la Nowelle Rivière , et qui
ressemble à un fleuve comme un nain à un géant. Le
philosophe, en mettant le nez à la fenêtre, aurait pu
pêcher des goujons à la ligne si tel avait été son plaisir,
(i) Dalston et Islington sont compris dans les faubourgs de Londres.
CHARLES LAMB. 87
A ce propos, je me souviens d'une scène assez plai-
sante où la Nous^elle Rwière joua un rôle imporlant, et
dont la maison de Lamb fut le thcàlre. Un historien assez
c<>lèbre, que Lamb avait invité à déjeuner, fil un faux pas
sur les bords du canal Lilliputien , presque en face de la
maison. A ses cris, les fenêtres s'ouvrirent; Brigitte,
coiffée de son bonnet noir pyramidal , bonnet de l'ancien
tems; Lamb, avec sa casquette bourgeoise, parurent aux
fenêtres. Ils virent leur ami qui , tout étonné de sa chute,
essayait de se relever , et secouait ses membres mouil-
lés par un bain involontaire. Ils accoururent et lui por-
tèrent secours. Lorsque, dix minutes après, je me rendis
chez Lamb qui m'avait invité au même repas , j'aperçus
un sillon humide qui marquait le passage de la victime,
commençant au canal et aboutissant à la porte de la mai-
son. Lamb était allé chercher un chirurgien. Sur les
escaliers trottait la servante , tenant d'une main les
dépouilles humides du noyé; de l'autre, de nouveaux
vêtemens. Brigitte, hors d'elle-même, lançait des malédic-
tions sur la Nouvelle Rwière, et sur toutes les rivières
et canaux de la Grande-Bretagne -, en proférant ces ana-
thèmes, elle vidait les poches de l'historien et plaçait sur
une table les papiers, les schellings et les pences humides
qui s'y trouvaient. Je pénétrai jusqu'à notre homme :
tout au fond d'un lit, se montrait une petite tête héris-
sée de cheveux gris. Brigitte venait de les frotter avec
tant d'activité et d'énergie , qu'on les voyait se dresser
encore, semblables aux pointes d'un hérisson : les petits
yeux gris du vieillard brillaient comme des escarboucles;
et lorsque Lamb lui apporta un verre d'eau-de-vie pour
le réconforter , il se mit à parler , à parler avec une vo-
lubilité qui m'étonna. Habitué , non pas à l'usage exté-
rieur des bains froids, mais à l'usage intérieur de l'eau à
88 LHAULES LAM13.
tous ses repas , l'alcohol agit sur lui avec une prompti-
tude et une force surprenante; ses discours furent si poé-
tiques, si extraordinaires, que, le voyant hors de danger,
nous ne pûmes nous empêcher d'éclater de rire.
Lorsque ma liaison avec Lamb fut devenue intime, et
que j'eus la certitude de ne pas l'importuner , mes visites
devinrent plus fréquentes. Que de fois je le trouvai assis
dans ce qu'il appelait sa bibliothèque ? Ce n'était qu'une
chambre oblongue, qui ressemblait fort à la boutique d'un
bouquiniste. Des livres de toutes les façons chargeaient
des tablettes de sapin : le parchemin des couvertures y
brillait de toutes les nuances que donne la vétusté : il y
en avait de noires , de brunes, d'olivâtres , de grises, de
jaunes , d'enfumées. Au milieu de ce bataillon d'inva-
lides, bataillon que Lamb avait eu tant de peine à recruter,
étincelaient quelques dorures modernes , volumes clair-
semés dont ses amis lui avaient fait cadeau. On trouvait
dans ce tas de vieux livres beaucoup de curiosités litté-
raires et point de belles éditions. 11 les avait choisis comme
on devrait choisir ses amis dans ce monde, non pas à
cause de leur bonne mine , mais pour leur utilité et leur
valeur réelles.
Toutes ces acquisitions s'étaient faites en bouquinant :
et chacune d'elles avait été rapportée à la maison comme
un trésor, comme un trophée. Jamais Lamb n'avait été
riche, et je crois qu'une bonne partie de ses épargnes
s'était évanouie de celle façon.
Sur les murailles, dans des cadres fort simples, se trou-
vaient quelques gravures d'après Léonard de Vinci , Ho-
garth et Titien. Étude du caractère, délicatesse, profon-
deur, tels étaient les symboles naturels de Lamb; tels
étaient aussi ceux que résumait le nom des grands arlis^
tes dont les œuvres décoraient la salle.
CH.VKLKs L.\MB. 89
Assise auprès d'une table , est une vieille femme en lu-
nettes, sa sœur Brigitte. Dans un fauteuil à dos renversé,
ce petit liomme , dont le front est ridé parla pensée,
qui vous sourit si cordialement, c'est Lamb. Son accueil
est plein de bonhomie , et sa physionomie d'expression.
Le mouvement rapide de sa prunelle, et le rayon qu'elle
darde vous apprennent , si vous êtes observateur , que
c'est là un homme à part : oui , c'est Charles Lamb , le
poète, le critique, le contemplatif, l'homme à la profonde
et sagace intelligence, qui comprenait aussi bien les souf-
frances et les pensées secrètes du jeune ramoneur ou du
mendiant suranné , que les grandes méditations d'Hamlet
ou la folie du roi Léar , cette folie généreuse.
La sympathie de Lamb se porlait spécialement, nous
l'avons déjà dit , sur les vieux écrivains anglais. Personne
ne connaissait mieux que lui la litlé'ralure du tems d'E-
lisabeth. Il s'arrêtait à Steele et ne pouvait souffrir aucun
des auteurs qui avaient brillé après lui. Dans la nouvelle
époque, il aimait surtout Wordsworth , Coleridge et
Hazlitt. Mais avec quelles délices il s'était plongé dans
l'étude de Burton , de Fuller , de Jérémie Taylor , écri-
vains originaux qui auraient mieux aimé ne jamais tenir
la plume que de se permettre une phrase sans une pensée
et de sacrifier la vérité du sentiment à l'éclat de l'expres-
sion ! Si les besoins matériels de la vie avaient laissé à
Charles Lamb le tems nécessaire pour accomplir son œu-
vre , quelle belle histoire de la vieille littérature anglaise
il aurait pu nous léguer ! Mais cet homme si distingué
était commis , et tenait un livre de comptes. Les chiffres
qu'il posait, les balances qu'il établissait pour la compa-
gnie des Indes lui enlevaient une bonne partie de sa jour-
née-, et la paresse si chère aux hommes de talent, et la
lecture qui n'est qu'une paresse déguisée , se chargeaient
90 CHARLES LAMB,
d'emporter le reste. Je le trouvais quelquefois occupé à
feuilleter avec volupté des livres insignifians • il n'y en
avait guère où il ne découvrît quelque bon coté , quelque
chose de curieux et d'utile. Tantôt il s'amusait à étudier
les mœurs de l'écrivain dans son livre , tantôt il riait des
bizarres inventions de l'esprit humain ; les plus médio-
cres lui apportaient leur tribut d'instruction : semblable
à ces observateurs qui fréquentent les tavernes et qui
montent dans les omnibus pour étudier tous les perso*n-
nages bourgeois, comiques, singuliers ou étranges qu'ils
peuvent rencontrer sur leur chemin. Jamais je n'ai vu
d'homme moins dédaigneux que Lamb ; il s'intéressait
comme un enfant avec une puérilité sérieuse à de très-
petits détails : tout cela , après avoir passé au creuset de
son esprit , se changeait en méditations , en philosophie.
Ben-Johnson manquait de sensibilité sans doute, mais il
excellait à peindre les caractères bourgeois. Heywood
manquait d'élévation et d'art , mais il était pathétique et
naturel. Marlowe était un peu emphatique , mais l'ana-
thème de son vers sonore tombait de si haut , et avec tant
de majesté ! Fletcher n'étudiait pas les caractères, mais
quelle verve d'esprit, quelle facilité féconde! Il excusait
jusqu'au poète Donne qu'on peut appeler lePej^se de V An-
gleterre, et qui se complaisait à emprisonner trois images
et trois idées dans un seul vers. Enfin , Lamb excellait,
non dans la critique des défauts , mais dans la critique
des beautés. J'aimais beaucoup à l'entendre développer
ce catholicisme intellectuel , cette théorie consolante ,
cet optimisme littéraire. Il me prouvait souvent que des
écrivains modestes avaient été dépouillés injustement
d'une partie de leur gloire bien acquise. Dans un vieux
volume sans nom , il déterrait quelques pensées originales
et piquantes. Sa gastronomie intellectuelle ne s'effrayait
CHARLES LAMB. 91
de rien ; un jour il s'amusait de Biquet à la Houpe^ et le
lendemain d'un in-folio théologique. Je crois qu'il avait
tout lu, même les poèmes épiques. L'exclusion, à ce qu'il
prétendait, était plus qu'un ridicule, c'était une cruauté.
Se montrer rigoureusement puritain en fait de littérature,
c'était à la fois renoncer à mille jouissances et arracher
aux vieux auteurs la juste récompense de leurs veilles.
Je ne sais si j'ai réussi à faire comprendre l'originalité
spéciale deCharles Larnb. Aux veux des hommes dont 1 in-
telligence reçoit toujours le ton du derniei roman et du
dernier feuilleton dejournal, il devait paraître très-affecté -,
mais c'étaient eux qui prenaient leur affectation acquise
pour du naturel , et le naturel de Larnb pour de l'alfec-
tation. On l'a aussi accusé de froideur , dans un tems où
tous les héros de drame devaient être des brigands nour-
ris de vitriol , et distillant l'acide prussique. Il n'y avait
pas de convulsions dans ses phrases, ni d^exclamations à
la fin des alinéas-, il était simple, sensible et profond.
Son tour estvenu : on a enfin reconnu que c'était un des
écrivains les plus originaux de son siècle , et qu'il y avait
plus d'émotion dans ses pages ingénues, plus de génie et
de portée dans son style naturel que dans les catacombes
de mistriss Radcliffe , et dans la population de fantômes
et d'antropophages que Maturin a su faire admirer. Le
public demande toujours quelque tems pour comprendre
les esprits très - originaux . Les hommes supérieurs font
leur public au lieu de se laisser guider par la masse. Ils
sont obligés de l'accoutumer à eux , de le rompre à leur
manière, de faire l'éducation de toutes ses pensée infé-
rieures. Dans les arts, le même phénomène a lieu. Quand
on entendit pour la première fois, à Paris, la Pie Voleuse
et \ Othello de Rossini, l'auditoire parisien regarda ces
chefs-d'œuvre comme du grimoii-e, et s'en alla en di-
92 CHAULES LAMB.
sant : <( C'est de la musique embrouillée , faime m.ieux
Grétry. »
Le talent spécial de Lamb était d'autant plus difficile
à comprendre et devait tracer son sillon avec d'autant
plus de lenteur , qu'il ne se composait pas de qualités
vulgaires dont l'harmonie et l'accord se font jour sans
beaucoup de peine dans toutes les intelligences. Avec un
peu d'imagination commune , d'érudition commune ,
beaucoup d'esprit à la portée de tous , un style agréable
et sans profondeur, des observations dont le public saisit
de prime-abord la justesse, on est sur d'être populaire.
Mais chez Lamb, la gaité était pathétique 5 l'ironie, au
lieu d'être amère , était toujours mêlée de tendresse. Un
petit détail cachait une pensée profonde 5 une citation de
vieil auteur , un élan de sensibilité. Il n'avait pas d'es-
prit comme tout le monde , et semblait négliger le trait ;
maissa phrase la plus ingénue était à la fois une image, une
épigramme et une saillie éloquente. Son rire n'était
jamais cette amère dérision de Voltaire qui semble
grincer des dents en se moquant de vous ; ni à la grosse
gaîté de l'Anglais Smollet et du Français Paul de Kock,
gaité de cuisinière et de corps-de -garde. Comme Sha-
kspeare et Cervantes, il voit toujours le côté faible de
l'humanité sans jamais manquer de pitié et de sympathie
pour elle. Ainsi, dans son esquisse admirable intitulée
la P^eui^e , on comprend bien toutes les petites coquette-
ries du veuvage , on sourit du caquetage des voisins ,
on s'indigne des scènes d'avidité pécuniaire qui se jouent
auprès du cercueil, et l'on a des larmes sincères pour la
femme abandonnée jeune sur l'océan du monde, sans
boussole et sans guide, avec un jeune enfant et un sou-
venir d'amour dans le cœur.
Les œuvres de Lamb sont remplies de peintures aussi
CHARLES LAMB. 93
exquises : sa conversation et ses lettres particulières por-
taient le même caractère d'originalité et de génie : « Mon
cher Hazlilt, écrivait-il à cet homme célèbre, vous m'a-
vez envoyé des manuscrits sur l'abolition de la peine de
mort, en me priant de les arranger 5 c'est très-bien, mais
après avoir tourné et retourné ces papiers maudits dans
ma tête, je m'aperçois enfin qu'il m'est impossible d'en
rien faire. Je n'aime pas à dire non , je m'engage à moi-
tié , puis je manque à mes engagemens , et l'on se fâche.
Personne ne veut comprendre pourquoi je suis incapable
d'agir autrement; c'est un défaut de ma cervelle. Impos-
sible de m'accommoder des idées d'autrui , j'ai beau cher-
cher à les tourner, à les polir, à les faire entrer dans ma
tète , ces locataires incommodes ne me laissent pas de re-
pos , et se hâtent de déloger. Savez-vous , d'ailleurs, que
j'ai passé toute une nuit sur l'impériale d'une voiture, et
que ma pauvre tète est devenue à moitié imbécille ; c'est
une impuissance complète , et qui plairait singulièrement
à votre amie M"* A qui n'aime que les sots. Vous sa-
vez d'ailleurs combien je suis avare de mes heures de
nuit ; Brigitte et moi nous ne vivons que par le sommeil,
et nous nous passerions plutôt de pain que de dormir :
aussi est-ce avec beaucoup d'inquiétude que je prévois
un vovage qui va nous forcer de veiller pendant deux
nuits. Je hais le mouvement : lorsqu'on m'apprend que
le soleil tourne toujours sur lui-même , je suis persuadé
que le soleil est l'enfer. Adieu , mon ami. »
Adieu , pauvre Charles Lamb, toi qu'on ne peut nom-
mer ni spirituel , ni exalté, niérudit, ni métaphysicien,
ni poète, parce que tu étais tout cela : toi, le plus sincère
et le plus vrai des écrivains modernes-, celui dont les œu-
vres gagneront le plus, épurées au creuset du tems; celui
94 CHARLES LAMB.
dont les quatre ou cinq volumes tiendront lieu plus tard
d'une bibliothèque entière , et prendront le pas sur tant
de poèmes vantés et d'histoires laborieusement métaphy-
siques , ou puérilement ambitieuses !
( Literary MisceUanj. )
LES II.ES MADÈRES ET L'ARCHIPEL SES A Ç ORES.
Si, après avoir quitté Oporto , le hasard, la route que
vous avez à suivre ou les vents coutiaires forcent votre
navire à s'engager dans le bras de mer qui sépare Madère
du groupe des Açores , ne songez pas à débarquer. L'in-
constance des vents et des flots vous retiendra là , vous
poussant tantôt vers une rive, tantôt vers l'autre. Ainsi
ballotté d'Europe en Afrique (1) , vous passerez quinze
jours dans celte cruelle alternative sans pouvoir aborder
nulle part. « C'est que les Açores, vous diront les mate-
lots , sont des orgueilleuses et ne livrent le passage que
lorsqu'on les a saluées plusieurs fois. » Mais si ce contre-
tems suspend votre voyage, que de compensations ne
vient-il pas vous offrir en retour : une brise embaumée, de
riaus paysages, des villes pittoresques, une végétation
grandiose et variée , des coteaux couverts de pampres ,
et dans les régions supérieures des chaînes de montagnes
(1) Note du Th. Quelques géographes , et à leur tête notre savant
collaborateur , M. Ad. Balbi , placent les îles Madères en Afrique ,
et le groupe des Açores en Europe , à cause de leur plus grande
proximité relative de ces deux coutinens. Malle-Bran est dun avis
contraire , voici comment il motive son opinion : « Les4les Canaries ,
Madère et les Açores pouvant être considérées comme une continua-
tion sous-mariue de la chaîne du moût Atlas, app ai' tiennent physi-
quement à l'AMque. »
96 LES ILES MADÈRES
capricieusement dentelées qui s'abaissent abruptement ,
où dont les sommets se perdent dans les nues î Tel est
le brillant panorama qui se déroule sans cesse aux regards
du navigateur.
Au bout de quelques jours , le marin triomphe de l'ob-
stacle , mais l'antiquité a légué à la géographie moderne
un problème bien autrement difficile à résoudre. A-t-il
existé entre l'Europe, l'Afrique et l'hémisphère améri-
cain un Aaste continent, dont les Açores au nord et les
lies Canaries au midi marqueraient les limites? Ces deux
archipels et celui de Madère ne seraient-ils que des
fragmens de ce continent si célèbre sous le nom de l'^i-
lantide ? Questions fort ardues et qui ont été l'objet de con-
jectures assez plausibles, puisées dans quelques passages
de Diodore de Sicile : « Après avoir parcouru les îles
voisines des Colonnes d'Hercule, nous allons parler , dit
cet historien, de celles qui son t plus avancées dans l'Océan;
en tirant vers le couchant dans la mer qui borde la Lybie,
il en est une très-célèbre , éloignée du continent de plu-
sieurs jours de navigation... Les Phéniciens , ajoute-t-il,
après avoir fondé Gadeira ou Cadix , parcoururent les
mers au-delà des Colonnes et furent surpris par une tem-
pête qui les jeta en plein Océan 5 mais après un mauvais
lems qui dura plusieurs jours , ils touchèrent l'île dont
il est question. — Cette mer (Vyltl antique) , dit Critias à
Socrate, dans le dialogue de Platon int'tulé Tiniée, envi-
ronnait un grand espace de terre situé vis-à-vis de l'embou-
churedudétroitappelé les Colonnes d'Hercule. Entre cette
contrée et ledétroit, il y avait un grand nombre d'autres îles
plus petites. Ce pays était gouverné par des souverains con-
fédérés. Dans une expédition ils s'emparèrent, d'un côté,
de la Lybie jusqu'à l'Egypte, et de l'autre coté, de toutes
les contrées jusqu'à la Thyrrénie. Nous fvimes tous escla-
El' L AKCIlIl'lîL DES AOOUES. 97
ves , et ce furent vos aïeux qui nous rendirent la liberté-
ils conduisirent leurs flottes contre les Atlanlisles et les
défirent. 31ais un plus grand malheur les attendait. Peu
de tems après leur ile lut submergée, et cette contrée ,
plus grande que l'Europe et l'Asie ensemble , disparut en
un idin-d'œil. »
Quoi qu'il en soit, les bas-lbnds semés dans celle par-
lie de l'Atlantique, la différence de profondeur qu'on y
remarque par rapport aux parties plus éloignées au nord,
au midi cl dans les parages de l'Amérique , le varech et
les autres substances végétales qu'on y retrouve semblent
révéler l'existence d'un monde immense qui n'est plus,
et dont les Canaries, Madère et les Açores devaient for-
mer les poinls culminans. Ce dernier archipel doit la cé-
lébrité récente qu'il a acquise aux patriotes portugais
qui, par sa conquête, ont préparé l'affranchissement de
leur pays. Le prince Henri , fils puiné de Jean l" , roi
de Portugal , le découvrit au quinzième siècle, et le
nomma Açores , mot porlugais qui signifie faucons ,
parce que leà premiers navigateurs furent frappés de la
prodigieuse quantité de ces oiseaux de proie qui se trou-
vaient dans ces parages. Ces îles, au nombre de neuf,
forment Irois groupes distincts : Flores et Corvo -, le Fayal,
Pico, Sl-Georges , Graciosa et Terceire^ St-Michel et
Sauta-Maria , aulour desquels scintillent de pelils îlots
trop peu imporlans pour que je les mentionne ici (1).
Les Açores jouissent d'un climat délicieux , d'une tem-
pérature conslamment douce ; dans tout le cours de l'an-
(1) Cet aicliipel , situé dans l'Atlantique, entre 36" 5(i' et ;î9" 45'
de latitude septentrionale , et entre 27° 14' et 33° 32' de longitude
occideniale, présente une superficie de 800 milles carrés. Les villes les
plus importantes de ce groupe sont : Angra , chef-lieu de lile de
Terceiia et capitule des Açores : Pouta-Delgada , et Ribeira Graude ,
XIII 7
98 LFS ILES MADÈRES
née on y compte environ deux cents jours très-beaux et
soixante jours pluvieux ; le sol, de nature volcanique, est
très-fertile, et la salubrité de l'air en rend le séjour favo-
rable aux constitutions délicates. Il y règne néanmoins une
brise continuelle , qui expose ces îles à des coups de vent
d'autant plus dangereux pour la navigation , qu'on n'y
trouve pas un seul abri sur pour les vaisseaux. Toutes les
îles , à l'exception de Sainte-Marie , semblent avoir été
formées par l'éruption des volcans sous-marins ; elles
offrent pour la plupart une suite irrégulière de montagnes
isolées, dont le plateau supérieur s'élève de deux à cinq
mille pieds au-dessus du niveau de la mer : les unes sépa-
rées par de grandes vallées d'une admirable fertilité, les
autres sillonnées dans tous les sens par d'effroyables ravins.
Aussi le pittoresque de ces sites n'est-il pas moins curieux
pour l'artiste que la composition des roclies ne l'est pour
le géologue. Les Açores possèdent une variété prodigieuse
de sources minérales appelées caldeiras , dont les plus
chaudes marquent 5° au-dessus de l'eau bouillante. Ces
sources , ainsi qu'un grand nombre de soufiières d'où s'é-
chappent sans cesse des vapeurs brûlantes , peuvent être
considérées comme autant de soupapes de sûreté qui, en
exhalant au dehors une masse énorme de vapeurs , pré-
viennent les tremblemens de terre , ou en affaiblissent les
effets. Mais si la nature a déployé dans cet archipel toute
la magie de sa puissance , l'homme n'a rien fait pour en
exploiter les trésors ; il a laissé l'agriculture au berceau ,
et la civilisation dans ces iles est encore à demi barbare. Le
clergé s'y est attaché à tenir le peuple dans l'abrutissement
dans l'île de San-Miguel , la plus grande de tout l'archipel ; Porto et
Villa Santa-Maria , dans l'île de Santa-Maria ; la Horla dans lîle de
Fayal , etc. , etc. On estime que la population de cet archipel est de
250,000 à 300,000 habitans.
I
ET I. ARCHIPEL DES AÇ.ORES. 9^
et la misère pour s'enrichir de ses dépouilles , et le gou-
vernement a appesanti sur ces populations le joug du des-
potisme militaire. Ces deux agens de dissolution sociale ont
parfaitement fonctionné et ont insensiblement conduit les
habitans des Açores à ce degré d'apathie , d'indolence et
de dégradation morale qui est le résultat ordinaire de
l'oppression et de la tyrannie des gouvernans.
Le droit d'ainesse y étend ses désastreux efFets sur les
trois quarts des propriétés foncières. Aucune route ne
conduit , des divers points habités de la côte, dans Tinté-
rieur; mais les vallées elles versans qui débouchent vers la
mer offrent encore aux exploitations rurales une grande
fertilité qui diminue à mesiu'e qu'on avance vers le centre
de Tile. Les chaînes de montagnes, formées de couches
de lave , sont couvertes de vignes , et les bas-fonds sont
consacrés à la culture des céréales, des légumes et au jardi-
nage. Les Açores, qui ne comptent que 260,000 habitans,
pourraient facilement produire assez de grains pour en
nourrir six millions. Aujourd'hui même, elles approvision-
nent les marchés de Lisbonne et d'Oporto de blé, d'orge et
de légumes secs. Quelques propriétaires y cultivent avec
succès, pour leur consommation particulière, le café et
le tabac , et presque toutes les plantes potagères du conti-
nent européen. Le chanvre blanc et le lin y viennent très-
bien ; les liliacées y étalent le luxe de leur végétation,
et les arbres fruitiers, sous la main d'habiles horticulteurs,
vdonneraient des produits de toute beauté. Ces richesses,
qui ne peuvent que s' accroître sous une bonne adminis-
tration , sont les seuls objets que les navires étrangers aient
à prendre en retour des produits qu'ils apportent aux
Açores. L'Angleterre tire de ces lies 126,000 caisses d'o-
ranges , 3 à 400,000 gallons de vin et d'eau-de-vie , et y
apporte des draps, des étoffes de colon, de la quincaillerie,
100 LES ILES MADÈRES
des articles de mode, etc. Les Açores fournissent au Brésil
5,000 pipes de vin ou d'eau-de-vie, 1 2,000 aunes de grosse
toile , des légumes secs , et reçoivent en échange du
rhum , du café , du sucre , du colon et des bois de char-
pente 5 elles expédient, à Hambourg et en Russie, 14,000
caisses d'oranges ou de limons, 6,000 pipes devin, et
ces pays leur envoient en retour de la résine , du fer, du
verre, des cordages; elles livrent aux Etats-Unis 4,000
pipes de vin, 200 d'eau-de-vie et 12,000 caisses d'oran-
ges , et en reçoivent du merrain, du poisson, de l'huile,
de la graine de lin , du goudron et des bois de construc-
tion 5 elles versent , enfin , sur les marchés de Portu-
gal , une grande quantité de grains et de légumes , des
salaisons, delà toile, des fromages, etc. , et en reçoivent
du sel , du thé , des images , des crucifix , des indulgen-
ces ^ des dispenses et des reliques, dont le trafic se fait
publiquement à des prix exorbitans. Yoilà , en peu de
mots, quelle est aujourd'hui l'importance industrielle et
commerciale de cet archipel.
Jusqu'en 1832, le gouvernement portugais ne s'était
attaché qu'à dévorer ces germes de prospérité. Sous le
nom de capitaine-général, le représentant de la métro-
pole y exerçait un pouvoir sans limites -, il ne recevait de
traitement que pendant trois ans ; ses dilapidations lui
en tenaient lieu dans la suite. Mais la salutaire influence
du régime constitutionnel a mis un terme à l'odieux ar-
bitraire qui pesait sur ces contrées , et le séjour que les
patriotes portugais , les volontaires de dona Maria et don
Pedro lui-même ont fait dans ces lies , a inspiré aux di-
vers officiers de la couronne de meilleures doctrines éco-
nomiques , et a déterminé quelques bonnes réformes ad-
ministratives. Ce progrès n'est cependant pas encore bien
sensible.
F.T i/AncnirF.i, dks açohes. 101
Les Açoréens, doués cl' un caractère vif el doux, vivent
dans la plus profonde if^iiorance. Sous le rapport ])liysi-
que, ils sont mieux que les Portugais-, les femmes, sur-
tout , onl un teint moins jaunâtre et des traits plus ré-
guliers-, les hommes sont robustes, bien faits, d'une
physionomie expressive, et qui levèle leur origine mau-
resque. Les gens du peuple n'y sont pas vindicatifs
comme leurs frères du continent, mais ils sont passés
maîtres en filouterie. Chose fort remarquable, malgré
toute la rudesse de leurs mœurs, ils sont sensibles aux
charmes de lu musique, et cultivent cet art avec passion;
on les voit, sur leurs instrumens grossiers , cherchera
reproduire les symphonies qu'ils entendent soit à l'église,
soit dans les solennités publiques. Au reste, celte pré-
disposition musicale se retrouve dans toutes les colonies
portugaises. Quant aux femmes des classes moyenne et
supérieure, leur éducation est en général fort négligée;
elles ne possèdent d'autre talent que la musique et la
danse ; leurs manières sont gauches et bizarres. Ces dames
vivent dans l'indolence et l'isolement, ne sortent de chez
elles que pour aller à l'église ou dans les réunions d'ap-
parat, et passent des heures entières accroupies à l'om-
bre de leurs vérandas. Elles aiment à la folie la danse et
la toilette, mais elles se mettent sans goût et se traves-
tissent ridiculement avec les articles de modes qu'on leur
expédie de Londres ou de Paris. Elles ne sortent qu'en-
veloppées d'une mantille bleue ou noire , surmontée d'un
chaperon pointu qui leur tombe sur le front. Malgré tous
ces désavantages , elles prêteraient encore à la société le
charme qui lui manque si l'éducation rehaussait leurs
grâces et leur talent naturel.
Les dépenses du clergé , aux Açores , c'est-à-dire les
dîmes, les redevances qu'il prélève à divers titres, en-
102 LES ILES MADÈRES
Irent pour un tiers au moins dans le budget de ce pays.
Aussi les prêtres et les moines s'y sont-ils toujours mon-
trés plus intolérans que dans la métropole. Avant 1832 ,
le nombre immense de monastères et de couvens de
femmes qui s'y trouvaient était pour ces îles un véri-
table fléau. Don Pedro a dignement commencé son œuvre
de réformation , en abolissant les institutions monasti-
ques et en assurant aux moines et aux religieuses, avec la
liberté , une pension qui suffit à leurs besoins. Les pro-
priétés ecclésiastiques passeront bientôt des mains de
l'état dans celle des citoyens , qui consacreront leur in-
dustrie et leurs capitaux à les améliorer. L'accroissement
de leurs produits ouvrira au commerce de nouvelles
sources de richesses; les communications intérieures de-
Tiendront plus faciles ; et celles des îles entre elles et avec
la métropole prendront une plus grande activité. Je n'hé-
site pas à affirmer que , sous le gouvernement anglais ,
quelques années suffiraient pour convertir cet archipel
en un véritable Eden, où régneraient partout l'abondance
et la paix. De riches émigrans viendraient s'y établir en
foule 5 leur présence accroîtrait la valeur des propriétés
agricoles , exercerait la plus heureuse influence^ sur le
prix du travail , donnerait de l'aisance aux classes ou-
Trières, aplanirait la voie aux arts élégans , et ouvri-
rait de nouveaux débouchés à toutes les productions du
pays. La réforme ! mot électrique qui a si long-tems
retenti dans les Trois-Royaumes, qui a forcé le Iriple
rempart dont l'oligarchie entourait le trône! La réforme
doit être aussi le vœu constant des îles de l'Ouest et de
l'empire portugais.
Favorisés par le traité de Methuen , les Anglais ont déjà
réalisé à Funchal(l) ce qui neparaîldans mes pages qu'une
(i) Capitale des îles Madères.
ET l'archipel des açores. 1 03
vaine utopie. Funchal est aujourd'hui une ville tout an-
glaise 5 elle a des maisons élégantes avec des cours et des jar-
dins ; des chevaux et des voitures circulent dans ses rues ;
partout de l'aisance et une propreté exquise , chose incon-
nue dans les possessions portugaises. Eh bien ! qu'a-t-il
fallu pour opérer cette métamorphose ? le concours de quel-
ques négocians anglais établis dans l'ile 5 aussi quel riant
aspect offrent ses plaines , ses vallées et ses coteaux , çà et
là parsemés d'élégantes villas et de constructions champê-
tres qui donnent de la vie à ces magnifiques paysages ! Sous
ce ciel toujours pur , à côté d'une végétation si active , si
puissante , si variée , la moindre fabrique prend un aspect
imposant, séduit les yeux. Des routes bien tracées , quel-
ques corps de ferme jetés sur le penchant des collines ;
une rémunération plus forte accordée aux travailleurs
changeraient aussi en peu d'années l'état actuel des Açores.
C'est en 1 42 1 que les premiers ceps de vigne furent trans-
portés de Crète à Madère ; quelques années après, le succès
de celte entreprise avait dépassé toutes les espérances, tan-
dis que la culture de la canne à sucre n'a pu soutenir la
concurrence des Antilles. Aujourd'hui la célébrité des vi-
gnobles de Madère a laissé bien loin derrière elle l'antique
réputation des vins de Sorrente; non seulement l'Angle-
terre, mais laFrance, mais l'Amérique, mais l'Europe tout
en tière, sont devenues tributaires de cet archipel. Le vin de
Madère a triomphé de tous les caprices de la mode, et pen-
dant trois cents ans, avec le malvoisie, il a conservé le pri-
vilège de faire les honneurs de nos tables. Malheureuse-
ment cette constante faveur, ce succès de si longue durée
a insensiblement enhardi les vignerons 5 depuis cinquante
ans, il n'est aucun moyen qu'ils n'emploient pour falsifier
leurs vins , mais la fraude est loin de leur avoir été pro-
fitable-, le xérès commence à prévaloir, et le madère
104 LES II.F.S MAnï.RES
sera bien lot oublié. Cbaque année la consommation de
ce vin diminue. En 1827, la Grande-Bretagne demandait
à Madère 309,000 gallons de vin 5 en 1830 , elle n'en a
tiré que 228,000 , et sur les comptes ofTiciels de la douane
en 1 833, lesvinsde Madère ne figurent que pour 161,042
gallons. Mais revenons aux Açores.
Sainte-Marie, l'une des plus importantes des Açores ,
est située à 750 milles des côtes du Portugal ; elle a 13
milles de long sur neuf de large , et ne présente nulle part
aucune trace d'éruption volcanique. Le sol de cette ile ,
formé de couches d'ardoise disposées obliquement , est
très-élevé et offre à sa surface des terres légères , mais
très-fertiles à cause des nombreux cours d'eau qui l'arro-
sent. Avec une population industrieuse et une bonne ad-
ministration , cette île pourrait nourrir de quinze à vingt
mille habitans ; mais les excès de l'absolutisme et les émi-
grations qu'ils ont emmenées ont réduit, dans l'espace
de vingt ans, sa population de 10,000 à 6,000 âmes. Si
la propriété y était affranchie des entraves du droit d'aî-
nesse , quel champ immense s'ouvrirait aux spéculations
des capitalistes anglais 5 on obtiendrait au prix le plus
modique de vastes terrains que la culture convertirait en
guérets , en vergers , en pâturages magnifiques , ou en
vignobles. Nos gentlemens, et surtout ceux à qui un
•voyage sur mer ne déplaît pas, pourraient y établir des
maisons de plaisance pour s'y fixer ou pour y résider
pendant quelques mois seulement. L'industrie anglaise
est si active qu'en peu de lems celte île deviendrait un
vaste jardin ; aujourd'hui c'est un pays misérable où
la culture n'est confiée qu'à des mendians, où les arts les
plus grossiers sont inconnus. L'anecdote suivante donnera
une idée de la dégradation morale et de l'ignorance de ses
habitans. a A peine arrivé à Sainte-Marie, me disait un
ET 1,'auciiipel des açorfs. 105
fies principaux foiiclionnaircs de cette ville, je remlis
quelques arn^és, que je fis afficher dans divers quar-
tiers de la ville, lorsque l'un des notables vint me trou-
ver et me dit : ce mode de publicité est parfaitement inu-
tile, c'est comme si vous faisiez afficher de l'hébreu ou
de l'arabe. Nous n'avons dans l'Ile que six hommes et
deux femmes qui sachent lire. »
On attribue la découvei-te de l'ile St-Michel à un pri-
sonnier qui, s'étant évadé et rodant sur les montagnes
de Ste-Marie , aperçut , par une belle soirée d'été , les
pics élevés de cette ile, dorés par le soleil couchant. Il
en informa le gouverneur qui lui fit obtenir sa grâce.
Cette circonstance éveilla le génie explorateur du célèbre
Cabrai qui , après avoir lutté pendant deux ou trois jours
contre les vents, y prit terre, en 1444, le jour de la St-
Michel. Cette ile est située k cinquante-quatre milles
N.-X. -Ouest de Ste-Marie, et quoiqu'elle possède déjà
110^000 habitans , elle pourrait en nourrir près d'un
million. Ponla Delgada , qui en est la capitale, est la
ville la plu§ populeuse et la plus florissante des Acores :
ony compte22,000 âmes, et près de 3,000 prêtres ou an-
ciens moines. La suppression des couvensdans les Acores
a été l'une des causes piùncipales qui ont prolongé la
guerre civile en Portugal -, elle a soulevé contre les droits
de dona Maria tous les ordres monastiques , qui ont prévu
dès ce moment le sort qui les attendait, aussitôt que le
régent aurait pris possession de Lisbonne. Le clergé sé-
culier a épousé ses intérêts 5 de là vient surtout le zèle
aveugle manifesté en faveur de don Miguel par les paysans
et les soldats dont le fanatisme barbare a été exalté par
le désespoir des moines. Si on avait été assez sage pour
attendre l'occasion favorable , la prise d'Opporto eiîl mar-
qué le terme de cette lutte acharnée.
106 Les îles MADÈftËS
Parmi les sites pittoresques qu'ofifre l'ile Saint-Michel,
il n'en est aucun de plus ravissant que le Val de la Cw
verne , célèbre par ses eaux thermales. C'est une vaste
plaine, coupée par de petits ruisseaux , où çà et là s'élè-
vent des bosquets d'orangers, et sur les collines des sour-
ces qui jaillissent à fleur de terre, ou qui tombent en cas-
cades du flanc de la montagne •, mais les phénomènes les
plus curieux se manifestent dans les anfractuosités qui ont
donné leur nom à la vallée. Là , sous des voûtes rocheu-
ses , la nature a creusé trois vastes réservoirs où déborde
sans cesse une eau bouillante , et d'où s'échappe par-
fois un bruit souterrain accompagné de détonnations. Le
plus grand a douze pieds de diamètre , la température de
l'eau s'élève de 80 à 200 degrés Fahrenheit tandis que
le thermomètre marque seulement 69 degrés dans le voi-
sinage du bassin. Le second réservoir offre le même ca-
ractère. A 20 mètres environ du premier, il y en a un
troisième qu'on nomme Pedra Botiglia ( la bouteille de
pierre) \ elle est située dans une grotte très-basse, l'eau en
sort avec fracas, et lance une écume savonneuse, qui pro-
duit d'excellens effets sur les affections cutanées. L'effer-
vescence de l'eau y est telle , que si l'on fait le moindre
bruit à l'entrée du bassin , elle en jaillit par jets qui s'é-
lèvent jusqu'à dix pieds de haut suivant l'intensité de l'é-
branlement donné à la colonne d'air. Les eaux des envi-
rons ont à peu près les mêmes propriétés que celle des
trois réservoirs dont je viens de parler. Il y en a de froi-
des qui contiennent des acides hydro-chloriques , sulfu-
riques et carboniques, mêlées de matières ferrugineuses,
d'alumine et de magnésie; l'une d'elles, contenant de l'air
fixe et sapide, est digestive comme les eaux gazeuses et est
très-appétissante. Quel dommage que ce sanctuaire d'hygie
reste ignoré ! Si l'Angleterre possédait l'île Saint-Michel,
ET l'arciiipel des AÇORES. 107
elle y fonderait une petite Chellenhani, avec ses bains, ses
douches, ses cercles littéraires, ses hôtels , ses promena-
des, et tout ce qui fait le charme de ces réunions. L'a-
griculture aurait bientôt tiré parti de tout le terrain cul-
tivable. Les eaux thermales deviendraient pour lesAçores
une source inépuisable de richesse.
Si les paysans de Saint-Michel ont un extérieur repous-
sant, le fond de leur caractère est bon 5 malheureusement
les classes les plus aisées sont restées étrangères au mou-
vement de la civilisation en Europe. A notre arrivée, dit
l'auteur auquel nous empruntons cet article , nous fu-
mets hébergés par un des notables de l'Ile. Sa maison vaste,
bienbùlie, était garnie de meubles vermoulus. La femme
et les filles de notre hôte n'assistaient pas à nos repas,
mais elles les préparaient elles-mêmes. Presque tous les
mets étaient apprêtés à la porlu^,aise; c'est-à-dire à la
graisse, fades et indigestes. Notre hôte ne savait ni enga-
ger, ni soutenir la conversation; ses enfans, inabordables
comme une nichée de hérissons , n'annonçaient pas des
dispositions plus heureuses ; on les endimanchait quel-
quefois pour nous les présenter , mais sauf ces rares oc-
casions , ils passaient la journée à se »ouler dans l'ap-
partement ou dans le jardin, sous la garde d'un vieux
domestique. Leur père n'employait guère mieux son tems.
Le matin , il déjeunait, jouait et fumait •, le soir, il dî-
nait , fumait et jouait ; telles étaient ses invariables occu-
pations. Ainsi avaient dii s'écouler les plus belles années
de sa vie; ainsi dépensent leur tems la plupart des ha-
bitans de ces iles fortunées, à charge à eux-mêmes et inu-
tiles à la société.
( Monthly He^iew.)
i>IÉ:iIOIRES ET CO>^FESSIO?(S
D'UN RADICAL ANGLAIS.
Il SOI a permis sans doiile à un radical écrivant ses Mé-
moires de ne plus employer l'ordinaire langage d'un
monde corrompu. Jetons ce masque^ essuyons ce fard
dont les hommes de la société vulgaire se servent pour
illusionner ceux qui les enlourent. Oublions cette hypo-
crisie générale et commune , rejetons ces mots absurdes et
usés : Dertu, sympathie, bienveillance, grâce ^ tendresse,
amitié, amour, gloire, supériorité^ noblesse, aristo-
cratie : vieilleries dont les haillons séculaires font sourire
de pitié tout homme sage au niveau de son siècle.
Je commence. donc par proclamer hautement que les
Mémoires dont on va parcourir les pages seront les Mé-
moires d'un homme jaloux ^ oui , jaloux , envieux même ,
si vous l'entendez ainsi. Par quelle perversion de toutes
les idées saines a-t-on fait un vice de la plus haute des
vertus ? Ce que vous nommez sottement envie , l'es-
sence du radicalisme, n'est-ce pas tout simplement ce
principe honorable d'égalité, cette fraternité des hommes
que Socralo a prèchée , que Jésus est venue autoriser de
son exemple et sanctionner de sa mort ? Eh bien ! oui , je
smsjalou.v; tout ce qui s'élève auprès de moi me fait om-
brage. Tout ce qui est grand est contre nature.
MÉMOir.ES l) U.\ r.ADICAL ANGLAIS. 1 09
A peine, depuis un demi-siècle, a-t-ou commencé à sen-
tir quelle énergie et quelle vertu se cachaient dans cette
pensée d'envie que tous les jioètes anciens avaient associée
aux Furies et aux Gorgones. Enfin l'aurore d'un nouveau
monde semble prête à éclore : le même sentiment (jui m'a
toujours possédé s'infiltre lentement dans les masses. Le
niveau s'apprête à peser sur les fortunes , sur les intelli-
gences, sur les conditions et sur les sexes. C'est en vérité
dommage que nous ne puissions pousser plus loin notre
conquête , et que Dieu ne consente pas à créer pour nos
menus-plaisirs une population terrestre sans variétés, sans
inégalités, sans différence de taille, de maintien, de co-
loris, de physionomie, d'habitudes et de force physique
ou morale. Peut-être en persévérant à soumettre la na-
ture à nos lois philosophiques, atteindrions-nous dans
quelques milliers d'années ce résultat si désirable -, et
certes alors le monde , tel que nous parviendrions à le
créer , serait beaucoup meilleur qu'il n'est aujourd'hui.
Il faut que je me rende justice et que je fasse mon ('logé;
je n'ai pas attendu ce développement, aujourd'hui général
en Europe, développement de haine ardente contre les
supériorités établies et convenues , pour donner libre pas-
sage au sentiment vraiment créateur et fécond sur lequel
reposent , comme sur une base unique , toutes les théories
radicales ; je veux dire l'envie. Quand j'ai flatté des hom-
mes de talent, je n'ai voulu qu'atteindre mon but ; mon
cœur était plein de fiel , mon ame d'amertume pour leurs
vertus apparentes 5 et sous l'éclat extérieur dont ils se pa-
raient , leurs défauts secrets et leur partie faible se dévoi-
laient toujours à mes yeux. Bienveillance ! imbécillité de
l'ame ! vous ne servez qu'à créer des esclaves et à préparer
la misère des rovaumes ! Avec vous on ne réformerait
rien , on n'arriverait à rien , on ne réduirait jamais les
110 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
hommes à leur propre valeur. Quoi que l'on ait pu dire
ou penser , les deux pivots nécessaires de toute bonne
société, ce sont l'envie et la malveillance. Il faut y joindre
un calcul exact des vices des hommes, la force qui sait
leur résister , même l'art de les flatter quand on veut les
perdre.
La nature et la société ont tout fait pour créer mon ra-
dicalisme et l'alimenter. Mon horreur de toute espèce de
discipline date de loin. Ma première enfance, écrasée et
misérable, ne m'inspira qu'un désir, celui de la ven-
geance. Mes premiers sentimens ne furent empreints ni
de tendresse, ni de vénération , ni de reconnaissance. J'é-
tais traité en ennemi , je ne vis au monde que des en-
nemis. J'essayai de savoir tout ce que les autres faisaient
de mal, non pas pour leur nuire, mais pour mettre en
réserve de quoi leur nuire. J'écoutais aux portes avec
délices. J'avoue que je m'admire moi-même encore au-
jourd'hui, quand je pense aux progrès que j'avais faits
dès mon plus jeune âge dans la haute science révolu-
tionnaire. Aussi quel mépris profond n'avais-je pas pour
ces sympathies qui élargissent l'ame , selon d'absurdes
philosophes, qui élèvent la pensée, qui l'imprègnent de
générosité , qui exaltent la sensibilité humaine ! Vertus
de sot ! qualités d'enfant ! Il n'y a au monde qu'un savoir,
un talent , une vertu , V arithmétique : qu'un art , celui
de profiter des vices d'autrui et de les exploiter ; qu'un
espoir , c'est de faire marcher la race humaine dans la
voie du progrès, en la détachant de ses ridicules affections,
de ses niaises sympathies , de ses sots préjugés 5 en rem-
plaçant tout cela par l'industrialisme qui n'est que le tra-
vail , par la personnalité qui n'est que le respect de soi-
même, et par l'envie qui n'est que le sentiment de l'égalité.
La postérité reconnaîtra dans mes confessions l'un des
d'un radical anglais. 111
fils du dix-neuvième siècle, un de ceux qui onl dirigé dans
la voie de la perfectibililé indéfinie la société nouvelle.
J'ai commencé par haïr et résister ; c'était la vocation de
mon tems. Juste et noble symbole de l'époque où j'étais
né 5 que l'on ne s'attende pas à trouver chez moi des pas-
sions ordinaires, de vulgaires amitiés, d'amoureuses liai-
sons : ces affections ne sont que des maladies de l'ame.
L'amitié n'est que la coïncidence de deux intérêts. Il est
bien regrettable que l'amour (que l'on dit nécessaire à la
perpétuité de l'espèce) n'ait pu être remplacé jusqu'ici
par une fabrication mécanique 5 quelle économie de tems,
de peine, de force humaine ! que l'on épargnerait d'heures
et de minutes ! calculez celles que perdent les raccom-
modemens , les brouilles , les intrigues , les coups d'épée,
les coups de pistolet , les procès en adultère. Je ne dé-
sespère pas tout-à-fait : les machines à vapeur ont fait
assez de progrès, et la science de la chimie est fort avancée !
Le lecteur ne saura pas mon nom. Qu'est-ce qu'un
nom ? Un préjugé 5 un symbole arbitraire 5 un bruit qui
frappe l'air et au moyen duquel on nous distingue les
uns des autres. Chaque individu n'est dans le monde
qu'une simple unité numérique , un pauvre clou de la
machine sociale ; rien de plus.
Mon père était avoué. Je gagnai dans son étude et dans
l'atmosphère resserrée, infecte, nauséabonde, au milieu
de laquelle je vivais , une ou deux excellentes qualités.
J'appris la chicane, l'art de mettre les points sur les i,
les mille subtilités du raisonnement et l'acharnement de
la discussion. Cependant mon père, homme de loi de
l'ancienne roche, conservait du respect pour certains
principes qu'il jugeait nécessaires et de bon exemple. Je
m'empressai de les répudier : telle est ma nature. Un
ressort d'élasticité violente, secrète , invincible, est comme
112 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
implanté chez moi, et me porte toujours vers l'opinion op-
posée à celle que l'on cherche à me faire adopter : je ne
crois que le contrepied de ce qu'on m'a dit^ je me défie ;
je suis né opposant ; c'est là mon élément d'héroïsme. Me
voilà donc le contradicteur et le haisseur universel ; faisant
planer sur tout ce qui m'approche cette observation sans
pitié, quelquefois, je l'avoue, sans justesse 5 plongeant,
si l'on peut le dire , dans tous les caractères et dans toutes
les circonstances auxquelles je me trouvais mêlé, la sonde
dont ma curiosité s'armait pour en retirer quelques vices
cachés.
Mon énergie fut donc dirigée vers la résistance. Sous
quelques formes que se présentât le pouvoir, quelle que fut
l'autorité qui voulait peser sur moi , je m'exerçai à les
braver, ou à les éluder. Je commençai à croire que le
pivot de la vie sociale était la défiance et le soupçon ^ que
son mobile était la lutte secrète contre toute supériorité
avouée. Si j'osais entrer dans le détail de mes exploits en-
fantins, je raconterais comment, par des dénonciations se-
crètes , je parvins à faire chasser successivement trois
femmes de chambre. Une profonde antipathie contre
l'injustice m'a toujours animé ; il y a de Tinjustice dans
tout ce qui est plus fort que nous , plus beau , plus puis-
sant, plus heureux. Armons-nous, mes amis, de toutes
les ressources possibles contre les supériorités quelles
qu'elles soient : dépositaires de richesse , de naissance ou
de talent; c'est dans leur existence même que réside l'ini-
quité fondamentale !
Je ne sus gré à personne d'aucun service , d'aucun
bienfait, d'aucune complaisance; c'eût été faiblesse; pour
rendre service à qui que ce soit, il faut avoir un genre
de supériorité sur lui, et toute supériorité est un outrage.
Notre ennemi (a dit le fabuliste français), c'est notre
d'un radical anglais. 1 13
maître. Un bienfaiteur , c'est donc un ennemi , car il
nous domine 5 logiciens , sortez de ce syllogisme si vous
pouvez.
On essaya do briser mon indépendance sous le fouet et
sous les verrous -, je gardai ma baine héroïque. De tems à
autre, un peu de dissimulation regagnait pour moi le de-
gré de faveur nécessaire pour que le buffet s'ouvrît à mes
désirs. Mais je ne changeai pas au fond 5 et dès le premier
mouvement où je pouvais prouver à mes despotes com-
bien je les abhorrais , avec quelle joie ne dévastais-je pas
leur verger ou leur cellier !
La premièie aventure de ce genre, celle qui fonda ma
réputation parmi mes camarades, c'est-à-dire parmi mes
frères et sœurs, fut le pillage complet d'un fort beau pom-
mier. La veille même, le voisin auquel il appartenait,
nous voyant sur la grande route, nous avait donné un
panier plein de belles noix. Mon père avait essayé de me
faire sentir ce qu'il y avait , disait-il , de dwin et de sacré
dans le plaisir d'être utile à autrui , de procurer une
jouissance réelle , ne fût-ce qu'à un tout petit enfant.
Vieilleries puériles dont je sentais instinctivement tout
le mensonge, dont je comprenais la fausseté. Je réflé-
chis sur le cadeau que mon voisin m'avait fait. Je pensai
d'abord qu'en me traitant de petit garçon , il m'avait
humilié; ensuite que la plupart de ses noix étaient gâ-
tées 5 enfin , qu'eu m'ordonnant de rapporter le panier
quand j'aurais mangé les noix , il montrait une avarice
révoltante. Plusieurs fois aussi, en voyant mon frère
attaquer à coups de pierres ce beau pommier , il s'était
permis de l'appeler petit polùson. Toutes ces raisons réu-
nies , bien pesées , et jointes à la beauté vermeille des
pommes qui brillaient sous les branches de l'arbre, dé-
terminèrent mon action. Aujourd'hui même, j'y vois le
XIII. 8
114 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
germe de toutes celles qui m'ont honoré dans la suite.
C'était une attaque contre cette législation arbitraire et
inique, contre cette subdivision factice de la propriété ,
qui a enclos de haies et distribué entre les riches un sol
donné en commun à tous les hommes. C'était donc mon
droit naturel et imprescriptible que je venais reconquérir,
Les enfans , qui sont beaucoup plus rapprochés que nous
de la nature , n'ont pas, pour ce que nous appelons vol ,
l'aversion que la société inspire à ses nourrissons , aversion
qui la porte à flétrir des noms les plus odieux cette acqui-
sition de propriété.
Le pillage du pommier fit grand bruit dans la maison
paternelle. On me mit à l'école : je n'y avais pas passé
deux mois, quand je découvris un fort beau verger du voi-
sinage , vers lequel se dirigea toute mon attention. Un
matin, en me promenant avec Billy Perth , mon compa-
gnon de choix ( car je ne suis pas assez fou pour ajouter
foi aux affections de l'homme pour l'homme , ni de l'en-
fant pour l'enfant, et je n'ai jamais eu besoin de détruire
un préjugé qui chez moi n'est jamais édos) , nous admi-
râmes , à travers une haie, l'incarnat des pèches et la
grosseur des raisins , dont tous les espaliers se trouvaient
enrichis. Nos réflexions furent singulièrement philoso-
phiques. La haie était trop épaisse , et la lune se cachait
avec trop d'obstination , pour que deux petits conjurés
tels que nous pussent triompher à eux seuls de tous les
obstacles. Nous remimes la partie au lendemain, et nous
proposâmes à nos camarades de les associer à notre entre-
prise. Ils acceptèrent de bon cœur j et, la nuit venue,
toute l'école, au moyen de quelques draps attachés bout
à bout, descendit du dortoir dans le jardin. Billy était
chargé de diriger les mouvemens de l'armée expédition-
naire, et moi je devais faire sentinelle, afin d'avertir mes
d'un radical anglais. 115
camarades, si je voyais quelque danger les menacer. Mal-
heureusement le pauvre Billv {^rimpa sur un espalier dont
le treillage n'était pas assez fort pour le soutenir ; il
tomba, se donna une entorse, et poussa un cri si lamen-
table , que le recteur lui-même , propriétaire oisif du
verger que notre activité allait exploiter, parut à une
fenêtre, le bonnet de nuit sur les oreilles , une bougie à
la main , et s'écria :
(( Ah ! ah ! mes petits brigands ! »
Déroute universelle : la nature de l'homme est si faible !
Presque tous nos cornplices , au lieu de se résigner stoï-
quement aux suites d'un acte honorable, passèrent la
nuit, livrés à une terreur panique. Le lendemain était
dimanche, et tout se passa tranquillement. Ce préjugé
religieux , qui consacre le dimanche à la paix , nous pro-
tégea. Mais le lundi ! oh ! ce lundi fatal , je ne l'oublierai
jamais! Tous les conjurés, pressentant la main vengeresse,
tenaient leurs regards attachés sur leurs livres, avec une
application sans égale. Le maître entra d'un air solennel.
Nous tremblions à son approche : son front était plissé ;
son sourcil froncé ; toute l'horreur du despotisme se
faisait lire sur ses traits sévères. Il répéta deux fois sa
prière , comme s'il eût voulu donner plus de solennité à
ses paroles 5 un profond silence régnait dans la salle , et
lui se tournant vers moi , me dit :
« Nathaniel Libblach, qu'avez-vous fait l'autre soir ^it
La question était captieuse , et la réponse difficile.
« Moi, répondis-je au despote, j'étudie mes leçons,
monsieur.
— Ah! drôle! Et quelles leçons avez - vous étudiées
avant-hier , quand vous avez dévasté le jardin du recteur
Sleepall ?
— C'était une envie plus forte que moi, monsieur, »
116 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
répondis-je. Et voyant qu'il affectait de ne pas me com-
prendre , je continuai d'un ton plus hardi encore : « Nous
n'avons fait que revendiquer nos droits. Pourquoi le
recteur ne nous donne-t-il pas quelques-uns de ces beaux
fruits qu'il garde pour lui seul?
— Revendiquer des droits ! La logique des voleurs !
s'écria le maitre. Attendez, attendez, je vais vous ap-
prendre le dialectique de Botany-Bay ! Sa canne dont il
faisait un terrible usage se joua , retomba , s'éleva tour à
tour sur nos malheureuses épaules, avec tant de souplesse
et d'agilité que nos longues clameurs firent retentir la
salle. L'infâme despote nous priva ensuite de récréation
pendant huit jours. Les événemens de la vie développent
le caractère de l'homme j je n'étais pas le premier écolier
voleur de pommes 5 mais je suis le premier assurément qui
ait soumis sa conduite à un système réfléchi , à un calcul
philosophique. Long-tems je méditai sur les moyens d'ac-
complir ma vengeance et de la faire tomber , non seule-
ment sur le bourreau , mais sur ses satellites; enfin un
dimanche soir , douze ou treize jours après notre première
conjuration , je réunis autour de moi mes condisciples,
dans le cimetière du village. Nous discutâmes long-tems
sur les moyens de punir à la fois le Tarquin moderne de
l'école et les vils esclaves qui pliaient devant lui. Tous ils
voyaient avec enthousiasme la perspective que je leur
offrais ; tous ils jurèrent sur une tombe nouvellement
creusée de m'aider de leurs efforts. Oui , la nature de
l'homme est essentiellement ennemie de la tyrannie :
toutes les fois qu'on lui propose un moyen de l'écraser ou
de la harceler , un élan vigoureux et instinctif la porte
à cette œuvre de délivrance 5 ce n'est pas pour elle un
effort , c'est un mouvement si spontané qu'on ne peut
douter de sa nature primitive et presque divine.
d'un RADICAL ANGLAIS. 117
Que faire cependant, et comment réaliser notre déter-
mination ? Les uns, d'une nature féroce, parlaient d'en-
duire notre victime de poix-résine et de lui donner ce
costume d'oiseau bipède que le chanoine Scarron avait
adopté pendant le carnaval. Selon les autres il aurait fallu
le berner sur la couverture. On résolut enfin unanime-
ment de briser les armoires , de dévaliser les buffets , de
descendre à la cave , de laisser la maison vide et dépouillée
de tout comoslible et de partir après cet exploit. Mal-
beureiisemenl la nuit que nous avions choisie pour accom-
plir notre projet fut une nuit d'orage, et nous avions de la
répugnance à nous mettre en route sous la pluie battante
qui tombait du ciel. Peu de tems avant l'heure où nous
devions nous rendre au dortoir , voyant l'incertitude que
cette circonstance jetait dans les âmes , je montai sur un
pupitre de la classe où nous étions enfermés , et je dis aux
conspirateiH's :
« Mes amis, dès que le tyran sera couché, nous nous
approcherons de son lit : nous sommes vingt 5 nous n'au-
rons pas de peine à garrotter ses bras et ses mains -, nous
le bâillonnerons pour l'empêcher de crier , puis nous al-
lumerons toutes les lampes, toutes les bougies, toutes les
chandelles que la maison renferme^ et nous asseyant sous
ses veux à une table couverte d'un grand repas improvisé,
nous nous moquerons de sa rage. Il n'y a que deux domes-
tiques , nous les traiterons de la même manière ; il faut
que demain matin il ne reste ni une croûte de pain , ni
un morceau de viande , ni un bout de chandelle. »
Ce beau discours fut accueilli par des cris de joie una-
nimes 5 je m'arrête encore ici: cette histoire ne serait
rien si on la dégageait de sa signification philosophique.
Observez que toutes les fois que des résolutions de ce
genre sont prises contre les gouvernemens ou contre les
118 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
maitres d'école, les discours pareils au mien causent à
ceux qui les écoutent une joie et une sympathie ardente.
Donc V insurrection est dans la nature, et l'opposition à
tout ce qui domine est la première nécessité de l'homme.
Nous voilà, petits Gâtons, procédant à notre œuvre
vengeresse. J'admirais comhien l'espèce humaine est forte
et grande quand elle est bien dirigée. Le plus vieux
d'entre nous avait quinze ans ; le maître, dont les bras ,
les pieds et même le cou étaient déjà assujétis par des
nœuds coulans avant même qu'il fût tout-à-fait réveillé ,
ne dit pas un mot , ne poussa pas un cri 5 je me rappelle
seulement un de ses regards qui s'arrêta sur moi. Tel de-
vait être sans doute le coup-d'œil que César jetait sur
son fils quand ce dernier le perçait du poignard pa-
triotique. Nous avions réussi dans notre entreprise , et
nous courions dans le corridor qui conduisait au garde-
manger, bien déterminés à compléter notre œuvre. Tout-
à-coup , hélas! incident inattendu ! la vieille gouvernante
Marthe , que nous avions oubliée dans nos calculs, ou-
vrit sa porte et nous regarda d'un air stupéfait : cette
bonne femme nous avait si souvent distribué des tranches
de plum-pudding -^ elle était si généralement aimée dans
la maison qu'une malheureuse faiblesse nous parla en sa
faveur 5 et que nous n'eûmes pas le tems de la traiter avec
le même stoïcisme barbare , mais nécessaire , qui avait
dirigé toutes nos actions. Quelle imprudence ! il ne faut
jamais faire à demi ce que l'on fait ; et dans les entreprises
dangereuses , le moindre respect humain peut entraîner
une chute terrible. Nous nous contentâmes de tourner la
clef dans la serrure et de condamner la gouvernante aux
arrêts. Fous que nous étions ! aussi insensés que les mo-
teurs de la révolution française qui faisaient monter
Louis XVI sur l'échafaud et laissaient survivre sa race !
d'un radical anglais. 119
Déjà le buffet se dégarnissait rapidement sous nos mains
lorsque des cris aigus nous étonnèrent.
Bientôt la porte retentit sous des coups réitérés. Epou-
vantés , nous courûmes du coté du jardin dont une porte
dérobée ouvrait sur les champs ; et de là nous cherchâmes
un asile à l'auberge des Trois Canards , située sur la
grande route. Malheureusement l'aubergiste se douta du
fait : son garçon alla chercher le constable et bientôt ,
hélas ! escortés des baguettes blanches et de watchmen ,
nous finies notre entrée , qui n'était pas triomphale, dans
le village dont tous leshabitans, armés de leurs flambeaux
et coiffés de leurs nocturnes bonnets, entr'ouvraient les
fenêtres pour regarder passer Tinsurrection juvénile.
Ils ne se doutaient pas (l'espèce humaine est aveugle)
que des cœurs de héros battaient dans nos jeunes poi-
trines, et que l'mstigateur de la révolte, Nathaniel Lib-
black, devait un jour contribuer pour sa part à la ré-
forme de l'Angleterre et à la préparation d'une société
parfaite et libre.
Tels furent mes pi'éludes. Le maître refusa de me re-
cevoir désormais dans son école , sous prétexte que j'étais
un garnement incorrigible \ et mon père , à la lecture
d'une lettre tracée par ce bourreau , ne craignit pas de
me maltraiter avec la plus odieuse barbarie. O nature ,
sont-ce là tes lois ! sont-ce là tes ordres ! Je me promis
vengeance et je l'obtins. Comment n'aurais-je pas désiré
avec ardeur le renversement de cet état social ! Rousseau,
Raynal , Diderot , Thomas Payne ! Sans cette première
révolte de votre jeunesse contre ses tyrans , vous n'au-
riez pas fait tant d'efforts pour renverser ce misérable
édifice 1
Rentré chez mon père , personne ne me parlait , per-
sonne ne s'approchait de moi j je vivais comme un lé-
120 Ml.MOlr.I'S KT COXFESSIOXS
preux , romnic un paria au milieu de la famille. Celait
bien là l'éducation qu'il fallait <à un réformateur futur ;
ne rien craindre, être inaccessible à la bonté et même aux
sentimens les plus naturels 5 ne jamais plier , ne jamais
céder , excellent apprentissage , bel exorde de mes des-
tinées ! Ma mère pleura , mon père ne sortit point de
sa sévérité silencieuse. Il ne me vit m'abaisser jusqu'à
aucune prière , comme l'eût fait une ame vile. Enfin on
m'annonça que je serais transféré chez le docteur Whip-
pingstifF, célèbre par sa sévérité et les corrections qu'il
infligeait sans miséricorde. Ma résolution était prise : je
me voyais martyr. Je ne cédai pas.
La veille de mon départ , moi , que l'on avait empri-
sonné sans pitié , et qui avais mangé dans ma cbambre ,
je fus invité à souper avec la famille. Je repoussai la con-
cession qui m'était faite. Les larmes de ma mère et l'at-
trait d'un grand pâté de lièvre , que j'aimais beaucoup ,
ne m'ébranlèrent pas. Sur de posséder une ame assez
ferme pour résister aux tentations de la puissance et aux
amorces de la volupté , je me renfermai dans ma cham-
bre , et mon triomphe fut une jouissance pour moi. Ce-
pendant je ne dormais pas. J'entendis la serrure s'ouvrir
doucement, ma mère entra, se pencha sur mon lit, ses
larmes brûlantes tombèrent sur mon front. Je ne bougeai
pas, je feignais de dormir. Elle quitta la chambre au
bout de quelques minutes. Coriolan avait vaincu Vo-
luranie.
L'école du docteur WhippingstifF était remplie de ces
nobles caractères que l'on flétrit communément du nom
d'enfans rétifs ; pauvres adolescens , qui pressentent les
axiomes de la loi naturelle, les privilèges de l'homme et
la grandeur de l'état de nature. Quand les autres maîtres
de pension ne pouvaient rien faire d'eux , on les adres-
î) IX nADirAI. AXf.l.AÎS. 121
sali an dooleur "\Vhi|ipin.^sliiT. Criait lui qui so rliar-
geait de les briser sous sa verge d'airam. Les fenêtres
étaient garnies de barreaux de fer. Les environs étaient
semés de pierres et de débris , des caricatures significa-
tives ornaient toutes les murailles et se mêlaient à des
malédictions. Toutes les baies voisines étaient en ruines :
c'était le Botany-Bay de Tenfance. Quant au docteur,
imaginez.un petit homme pale, bilieux, se redressant pour
exhausser sa taille et se rendre menaçant j des lèvres ser-
rées, un langage bref, une démarche raide , l'extérieur
d'un garde-chiourme. Tel fut l'aimable gardien au soin
duquel je fus confié.
Au moment où j'entrai dans la classe , conduit par le
docteur, des clameurs infernales en émanaient : à peine
fut-il entré , tout se tut : silence expressif, tranquillité
éloquente !
L'illégale violence des maîtres , le droit tyrannique
de punir par la faim , la soif et la solilude, de malheu-
reux adolescens, avaient toujours excité ma colère. Mais,
jusqu'à ce moment , je n'avais pas encore systématisé
ma révolte. Il fallait bien se soumettre au régime de la
force, et, tout en détestant le docteur, remplir ses de-
voirs et se taire. Un événement inattendu se présenta,
me permit d'approfondir les idées philosophiques que
mon instinct vague avait effleurées jusqu'alors. Trois
compétiteurs se disputaient l'élection qui allait avoir lieu
dans le village que j'habitais : l'un toj-y , ou partisan du
pouvoir absolu 5 le second wJu'g- , ou libéral modéré 5 le
troisième radical , c'est-à-dire un de ces hommes logi-
ques qui pénètrent courageusement jusqu'aux dernières
conséquences des choses , et comprennent la dignité hu-
maine. A propos de cette élection , qui mettait en mou-
122 MÉMOiRES ET CONFESStOtiS
vement la province, nous discutâmes de grandes ques-
tions politiques. Nous étions tous radicaux acharnés.
Le tyran avait-il sa police? son instinct l'avertissait-il
que des pensées patriotiques germaient dans nos es-
prits? je ne sais 5 mais il déclara que le premier d'entre
nous qui parlerait politique serait condamné aux arrêts,
et nous défendit de prendre part aux scènes électorales.
Les portes de l'école furent fermées le premier jour du
poil. Grande indignation parmi nous , quand cet édit
arbitraire fut publié. Nous résolûmes d'adresser au doc-
teur une de ces lettres à la fois menaçantes et suppli-
catoires ^ pétitions embarrassantes et fières , qui sont
connues dans la Grande-Bretagne sous le nom de round-
robins. Il s'agissait de revendiquer nos imprescriptibles
droits d'Anglais, de citoyens, d'hommes libres. Les plus
âgés d'entre nous auraient voulu que nous nous donnas-
sions pour toiys consen>nteurs , ce qui aurait plu à no-
tre maître : la majorité refusa noblement cette abdication
de principes : une lettre toute martiale , signée par
l'école entière, fut présentée par six d'entre nous, dépu-
tation solennelle dont j'étais membre. J'ai conservé la
copie de cette remarquable épître.
« Monsieur,
» Fiers du glorieux titre d'Anglais , nous avons du être
» surpris de l'usurpation de nos privilèges qui a dicté votre
» dernier arrêté; nous avons résolu de revendiquer nos droits
» natm-els et inviolables. Rendez-nous donc la liberté d'as-
» sister à l'élection qui Se prépare , ou attendez-vous à subir
» toutes les conséquences qu'entraînerait votre refus. »
( Suivaient les signatures. )
Il était huit heures du matin quand cette pétition fut
présentée. Le docteur, averti sans doute, siégeait sur son
d'ux radical anglais. 123
Irone ; un énorme fouet de poste reposait sur le dossier.
Ce monstre nous sourit , nous écouta en silence , reçut
notre épitre , la relut lentement , et déchiffra toutes les
signatures. Puis , jetant le papier dans le poêle , et sai-
sissant l'arme prépaiée d'avance , il chassa la dépulation
à grands coups de fouet. La déroute était générale, lors-
qu'un de mes camarades , plus hardi que les autres, se
mit à crier :
« Vous le méritez bien ; vous êtes six contre nn , et
vous vous laissez traiter ainsi ! »
A peine avait -il parlé, les bancs volèrent en éclats ^
nous fîmes arme de tout ce qui se présenta , et bientôt
le petit homme, enveloppé d'une grêle de projectiles,
disparut à nos yeux. Notre triomphe était complet. Sur
le champ de bataille même, nous nous formâmes en corps
d'armée, et, sortant de l'école, nous nous dirigeâmes vers
les hustings. Un vieil aveugle, joueur de violon, que nous
rencontrâmes sur notre route, nous servit de guide, et
prêta à notre entrée un caractère assez solennel.
Nous écoutâmes avec plaisir le candidat radical ,
M. Chease, qui dé^eloppa ses doctrines 5 de cette époque
date ma régénération véritable. L'usurpation de toutes
les aristocraties, de pouvoir, de richesse et de talent,
m' apparut sous son vrai jour. Je reçus le baptême du ra-
dicalisme. Je détestai ces subdivisions de propriété , ces
prétentions ridicules et écrasantes , tout cet ordre social ,
ces gibets , ces bourreaux , ces juges , ces titres , ces lois
régulatrices , pour lesquels on professe tant de vénéra-
tion. J'étais tout oreille pour l'éloquent discours de
M. Chease qui nous apprenait combien il y avait d'injus-
tices dans notre hiérarchie sociale. Mais cette même ty-
rannie qui m'inspirait tant d'indignation , se préparait à
nous écraser. Elle avait pris la forme d'une douzaine d'of-
124 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
ficiers de justice, suivis d'une quarantaine de soldats de
milice, auquel le terrible Whippingstiff servait de guide.
Ces instrumens serviles du pouvoir nous ramenèrent à
l'école.
« Ah! nous dit ce barbare, éles-vous satisfaits ? Vous
allez avoir la bonté, messieurs, d'entrer dans les cham-
bres qu'on vous assignera; on vous aj)porlera tous les jours
de l'eau et du pain pour éclaircir vos idées politiques et
amortir le feu de votre courage : allez , mes jeunes légis-
lateurs ! )) Le scélérat mêlait, comme Tibère, l'ironie à
la férocité. Deux jours après, on nous convoqua dans la
grande salle, où nous trouvâmes réunis nos pères et nos
tuteurs.
(( Messieurs, leur dit le docteur, que voulez-vous que
je fasse de ces enfans rebelles ? votre désir est-il de les
soustraire à ma juridiction ? »
Les pères et les tuteurs furent unanimes ; ils nous li-
vrèrent au bras sécvdier. On ne nous laissa plus sortir
que deux à deux, trois à trois; et toute association se-
crète , toute causerie, même innocente, furent punies
cruellement. Torturer ainsi des êtres humains, des êtres
pensans ! Mon irritation était au comble ; elle n'a fait
que s'accroître depuis cette époque. Ainsi morigéné par
Whippingstiff 5 je fus rappelé chez mon père qui me re-
gardait d'un œil de défiance, et avec lequel mes rapports
étaient ceux d'une réserve froide et d'une politesse affec-
tée. 11 était loin d'approuver les vues de haute sagesse et de
philosophie morale , adoptées par ma précoce raison. Dans
la ville que j'habitais , peu de personnes partageaient la
sévérité de mes principes.
Je dissimulai ; j'aj)pris à ployer sous la nécessité des
circonstances la rigidité des principes. Quelques jeunes
gens , amis du plaisir et libres dans leurs propos , avaient
him RADICAL ANGLAIS. Iô5
établi un club dont je devins membre. Là, je déve-
loppai mes doctrines; la révolution française suivait
son cours et les journaux nous apportaient les haran-
gues remarquables d'Anacbarsis Clootz et de ses amis.
Tel était le texte de nos discussions. « Est-il juste qu'un
seul homme dévore la subsistance d'un millier d'êtres hu-
mains ? L'existence d'un clergé est-elle nécessaire ? celle
d'une religion est-elle prouvée ? » Ces questions se pré-
sentaient tour à tour ; et fidèle au système résultant des
impressions de ma jeunesse , heureux d'ailleurs de voir
toute une grande nation professer les idées qui avaient
germé solitaires dans mon ame et dans mon esprit , je
ne craignis pas de m' annoncer hautement comme prosé-
lyte et propagateur de la seule philosophie réelle : du ra-
dicalisme. Plusieurs de nos compagnons se séparèrent de
nous 5 nous les oubliâmes , et comme dit la Bible : « Nous
ceignîmes nos flancs pour le combat. »
Un accident de peu d'importance vint me confirmer
dans mes idées. Alice Washybell, jeune blanchisseuse
qui demeurait dans notre voisinage, était jolie et fort
avenante. Mes études philosophiques, mon caractère et
la sombre énergie que j'aimais à nourrir me rendaient
assez peu propre aux intrigues galantes qui, d'ailleurs,
étaient en contradiction directe avec mes principes de
puritanisme républicain. A peine, depuis six mois, Alice
et moi, avions-nous échangé quelques paroles; cependant
je ne sais trop comment cela se fit^ les lois de la nature
l'emportèrent sur les lois de la société ; nos entrevues
furent fréquentes , notre intimité devint plus douce.
Un matin, le bedeau de la paroisse, exécuteur des lois
tyranniques qui régissent la jurisprudence anglaise, vint,
la tête ornée de son chapeau à trois cornes, couvert de
son uniforme galonné d'or, frapper à la porte de la mère
126 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
d'Alice : « Madame , lui dit-il , je voudrais bieu que vous
me rendissiez coinpte de certains changfemens visibles cjui
èommencent à altérer la taille de M"'' Alice Washybell.
— Je voudrais bien savoir, moi, ce que cela voiis fait,
dit la mère ?
— Ce que cela me fait ! répondit le bedeau en frap-
pant le pavé de sa canne à tête d'argent , symbole de son
singulier ministère. Les magistrats vous le diront , et
jyjue j^iice n'a qu'à se tenir prête à répondre ou à serrer
mieux son corset. »
Le soir même, Alice, avec laquelle j'avais rendez-vous
dans le parc , m'apprit cette impertinente visite du be-
deau, que j'allai trouver et que je menaçai de ma colère.
« Je suis vraiment bien aise de vous voir , monsieur,
me dit -il. Vous m'épargnez la peine d'aller chez vous;
j'avais à vous demander le cautionnement qu'exige la
loi, pour que la paroisse n'ait pas à soutenir la charge de
l'enfant.
— Mais , lui dis-je , monsieur le bedeau , tout cela est
ridicule et je vous assure que je n'ai pas eu la moindre
intention de donner à la paroisse le surcroit de dépensé
que vous exigerez pour elle ;^c'est un accident , un ha-
sard très-naturel. Réfléchissez, monsieur le bedeau, que
la loi humaine ne peut être en contradiction avec la loi
divine, et que nos penchans sont les plus sacrés de tontes
les lois. Quel crime ai-je commis envers la société .^'N'ai-je
pas agi selon la nature ? »
J'aurais disserté pendant un jour entier, que le bedeau
serait resté immobile comme le pilier de son église. Je
me retirai, plein de mépris pour les bedeaux et les lois.
Un peu d'argent donné par mon 'père amortit l'affaire 5
mais il était fort courroucé contre moi, et quand j'essayai
de lui développer le système naturel que j'avais appuyé
d'un radical anglais. 127
sur des bases historiques , sur des exemples multipliés ,
sur des argumens irrécusables, il se contenta de me dire :
« Allez , mon fils , je ne sais ce que vous êtes destiné à
devenir : mais tous vos principes sont faux , toutes vos
idées fausses. Cette dernière aventure ne vous a pas
fait estimer dans le pays , et la manière dont vous soute-
nez, par des sophismes dangereux, ce que l'étourderie de
la jeunesse peut rendre pardonnable , est odieuse pour
moi. Vous allez vous rendre à Birmingham, où vous tien-
drez les comptes d'une grande manufacture que dirige un
de nos anciens amis. »
On prépare tout pour mon départ : la veille du jour fixé,
mon père me fait entrer dans son cabinet.
« Nathaniel Libblack, me dit-il en fixant sur moi un
regard sévère , depuis votre première enfance vous avez
bravé tous les châlimens et résiste' à tous mes désirs.
— Mon père , répondis-je avec fermeté , j'ai résolu de
résister à l'oppression sous toutes les formes.
— L'oppression ! malheureux , reprit le vieillard, c'est
vous qui avez été notre tyran ! Ne vous ètes-vous pas fait
chasser d'une école ? N'avez-vous pas dirigé l'insurrection
d'une autre école ? N'est-ce pas pour vous que j'ai payé,
il y a huit jours , au bedeau , cent livres sterling ? Voilà
un opprimé bien à plaindre !
— Pardonnez-moi , mon père , je suis jeune 5 vous
êtes vieux. Vos idées sont d'autrefois, les miennes sont
d'aujourd'hui. Nous avons détruit la crédulité aveuple
avec laquelle on se soumettait jadis aux idées reçues. En
ma qualité d'homme raisonnable , je réfléchis, je pèse ,
j'analyse^ je me décide d'après ma raison personnelle. Je
sens qu'il n'y a que tyrannie autour de moi, et j'ai résolu
d'y résister.
— Je commeiice à comprendre 5 j'ai pour fils un réfor-
128 MÉMOIRES El CONFESSIONS
mateur , un régénérateur du monde ! Pauvre garçon ,
c'est sottise, peut-être, plus encore que méchanceté. Au-
trefois, mon cher, nous faisions des étourderies^ nous n'é-
tions ni meilleurs, ni plus raisonnables que vous. Mais
réformer le monde à dix-huit ans , c'est ce dont nous ne
rious serions jamais avisés. Oh ! je ne prétends pas que
nous fussions de petits Socrates j nous faisions des dettes,
nous avions des duels, et nous dépensions lestement l'ar-
gent de nos familles. Jeunes , nous avions les défauts de
la jeunesse avec ses qualités , son élan , sa vivacité géné-
reuse , sa compassion facile et ingénue. Vous , messieurs,
vous êtes vieux sans maturité , turbulens sans but , am-
bitieux sans force , opiniâtres sans expérience, vieillards
imberbes qui ne connaissez et ne devinez pas le monde, et
qui , dans vos théories pédantesques , prétendez le réfor-
mer.
— Mon père , tout ce que je réclame , c'est mon droit
naturel. Les animaux des champs et des bois , dès qu'ils
peuvent se suffire, sortent libres de leurs tanières, et
prennent place dans le monde. »
A ces paroles , le vieillard ressentit une espèce de fré-
nésie; ses yeux étincelèrent 5 d'une main il saisit une
touffe de cheveux qui tombait sur mon front , de l'autre
une bougie qui se trouvait sur la cheminée 5 et appro-
chant la lumière de ma figure , il fixa sur moi un regard
sombre et prolongé 5 puis, comme si un sentiment de pi-
tié ou même de mépris se fût mêlé à sa colère , il me re-
poussa loin de lui en me disant : « Va donc, va, bête des
forêts , animal de proie , va où tu voudras. »
Je ne ferai aucune réflexion sur celte scène. Comment
un jeune homme , sortant du collège et nourri des maxi-
mes de la philosophie actuelle, aurait-il eu le moindre
respect pour un père, avoué de province, portant une eu-
d'un n.VDlCAl, ANGLAIS. 129
lotte courte de Casimir jaune , des bas blancs chinés , des
souliers à boucles et des ailes de pigeon ? Un homme ,
qui, chargé depuis trente ans des affaires de lord Wolms-
bury, avait épousé les principes et les idées aristocrati-
ques? Je fus donc charmé de quitter le toit paternel et
d'aller habiter le toit de M. Needly à Birmingham.
C^'lail un homme tout différent 5 velu en gentil-
homme, alerte , aimable, l'air fin et la physionomie pé-
nétrante. Il y avait chez lui de l'homme du monde et
du marchand ; il m'accueillit avec un sourire , lut atten-
tivement la lettre de mon père, et , lorsqu'il l'eut par-
courue , me donna pleine liberté dans sa maison. Point
d'observation exercée sur ma conduite ^ rien d'amer et
de désagréable; jamais de reproches. Seulement , lors-
qu'une de mes phrases semblait avoir trait à ces théories
d'indépendance que je ne cessais de méditer, M. Needly
se contentait de me dire : « Très -bien pour le collège 5
mais nous ne sommes pas dans une république du SelecLœ
è profanis , enfant. Ces valeurs n'ont pas cours dans le
monde, et je vous conseille de vous en défaire , si vous ne
voulez finir par la banqueroute. »
Le ton léger et pres([ue sarcaslique du marchand pro-
duisit plus d'impression sur moi que la violence pater-
nelle. Mes systèmes lui semblaient des puérilités j)lulôt
que des crimes, ce qui ne laissait pas que de m'Iuuui-
lier. Pour me maintenir dans la voie de la véiilé et de la
philosophie, je m'abonnai à la plupart des journaux fran-
çais; je relus les Préjugés vaincus de Dumais^ais, les
Chaînes de l'Esclavage ^ le Phocion de 3Iab}y, V Océa-
nia d'Harrington , \ei Discours de Gordon, et tous les
livres qui pouvaient fortifier ma croyance. Apiès (îuviion
six mois de séjour chez M. Needly, il me prit un .-.oir à
part, et me dit : « Mon cher Nadianiel, votre famille n'est
XIII. t)
130 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
pas nombreuse, et , selon le cours naturel des choses, vos
parens , déjà vieux , vous laisseront seul dans le monde.
Un mariage convenable vous serait utile, en vous créant
une famille nouvelle, en assurant et augmentant votre
fortune , et aussi (je dois le dire) en donnant une société
agréable à votre père qui vieillit.
— Monsieur, répondis-je , je suis on ne peut plus sen-
sible à l'intérêt que vous me témoignez-, mais, pour y ré-
pondre par une entière franchise, je ne puis que vous
avouer ma répugnance pour cet état de dépendance, ou
plutôt de servitude, qu'on nomme mariage. Il blesse les
droits de la liberté inaliénable que les hommes ont reçue
de la nature comfne le plus bel héritage.
— < Allons donc , mon jeune ami , vous plaisantez. Je
vous parle de choses sérieuses et non de théories en l'air :
veuillez penser sérieusement à ce que je vous ai dit.
— J'y pense , monsieur •, et c'est avec la même gravité
que je vous réponds. Le mariage me semble une de ces
conventions artificielles , inventées par les législateurs et
les prêtres dans l'intérêt de leur tyrannie.
— Oh! je ne discuterai pas là-dessus , Nathaniel. Sans
doute les prêtres trouvent un intérêt pécuniaire, et même
un intérêt d'ambition dans l'institution matrimoniale.
Mais écartons cette question. Ne faut-il pas que les hom-
mes et les femmes (à ne les considérer même que comme
des animaux pensans) adoptent certaines lois qui régis-
sent leur domicile commun ? que ces lois soient bonnes
ou qu'elles puissent être meilleures , je m'abstiens en-
core de résoudre un tel problème. Telles qu'elles sont ,
faute de meilleures, ne vaut -il pas mieux nous y sou-
mettre que de nous en passer ?
— Monsieur, repris-je avec une sorte de vivacité élo-
quente , le mariage n'est pas établi dans tous les pays.
d'un radical anglais. 131
On s'en passait fort bien dans les lies d'Otaïti, comme le
prouve Diderot , qui cite à ce propos le voyageur Bou-
gainville.
— - C'est absurde , mon cher , c'est absurde. Voulez -
vous un sérail , faites-vous turc. Voulez-vous adopter le
sigisbéisme , allez à Vérone -, mais , morbleu ! vous êtes
en Angleterre, sovez anglais. »
Jamais je n'avais entendu M. Needlv s'exprimer avec
tant de force. Cette énergie de son langage ne cachait-elle
pas certaines vues personnelles ? J'y réfléchis un moment,
et je repris: «Franchement, mon cher monsieur Needly,
mon intention est de rester toujours célibataire. »
Il se leva , ramassa ses papiers , les rangea , ferma vi-
vement son secrétaire , et d'un air de mécontentement
assez prononcé : « Je ne me suis jamais attendu à trouver,
me dit-il , une tète d'homme mûr sur des épaules de
vingt ans ^ mais la folie d'une telle détermination dépasse
la folie ordinaire des jeunes gens , et je vous conseille,
Nathaniel , de penser plus mûrement à ce que je vous
ai dit. Je vous donne huit jours. »
Il me laissa tout entier à mes méditations. Je repris
un pamphlet de Horne-Toohe , sur le suffrage universel
et la nécessité d'une élection générale. Je rapprochai ma
chaise du feu , que je tisonnai , et je me mis à rêver pro-
fondément , sur la proposition qui m'était faite.
C'est un homme du monde, me dis-je, qui juge toutes
choses , non d'après les rapports naturels , mais d'après
des observations personnelles et l'habitude des affaires.
Il n'a jamais pensé ni à l'état de nature , ni à l'état ci-
vilisé , ni aux grandes questions du contrat social , ni au
rapport qui se trouve entre les substances alimentaires
et la propagation de l'espèce. Rien de philosophique dans
son esprit. Cette vieille obligation biblique lui semble
13-2 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
sacrée; comme si les enfans naturels n'étaient pas les plus
beaux de tous , et par conséquent les plus propres à l'a-
mélioration des races. Les considérations pécuniaires que
M. Needly fait valoir sont les seules qui aient quelque
poids J'y songerai.
Chaque jour se passait sans m'apporter une solution
satisfaisante, et je penchais toujours contre le mariage en
faveur de ma liberté. Cependant , à force de mûrir mon
sujet , je finis par découvrir que l'homme ne vit pas tou-
jours ; que si l'on a découvert l'art de faire du vinaigre
avec du bois , et du pain avec de l'écorce d'arbre , la
science , encore imparfaite , n'a pas obtenu jusqu'ici ce
grand élixir de longue vie qui pourrait la prolonger in-
définiment , et rajeunir les ressorts de notre organisation
physique , comme on remet en ordre le mécanisme d'un
horloge. Je pensai ensuite à l'énorme imperfection de
nos sociétés, où l'on ne peut encore ni diriger les aéros-
tats , ni faire l'or à la vapeur, ni se passer de magistrats,
de constables , de police. Je réfléchis à l'imperceptible
espace que j'occupais au milieu du monde , à la néces-
sité d'être soigné dans mes maladies, d'avoir mon thé le
matin, mon rostbeef cuit à point, et le compte de ma
blanchisseuse convenablement réglé. Bien convaincu en-
fin que l'individu n'est qu'un pauvre petit clou dans ce
grand édifice mal construit , une dent servant à l'engre-
nage dans cette vaste roue du hasard , je laissai venir
M. Needly, qui, au jour indiqué, me demanda, d'un
air presque sinistre , si j'avais pris une résolution.
« En vérité, monsieur, lui dis-je en hésitant, je ne sais
trop que vous répondre. Je considère le mariage comme
un des maux nécessaires de cette civilisation incomplète;
fléau qu'il faut bien tolérer faute de mieux.
— J'avoue , Nathaniel , que cette phrase-là , qui res-
d'bn radical anglais. 133
semble étonnamment à de la philosophie, et qui n'a pas le
sens commun, vous donne un air très -capable. Remet-
tons la logique , la dialectique , le paralogisme et le sep-
ticisme à un autre jour, et dites-moi tout bonnement si
vous voulez vous marier. »
Je répondis que j'y cons'jntais par respect et par con-
sidération pour lui, et il me proposa sa nièce, jeune per-
sonne à laquelle je lis la cour en philosophe, c'est-à-dire
par un silence respectueux , et en me laissant conduire
à l'église comme un pauvre agneau que le boucher mène
au supplice. Me voilà marié ^ ma volonté est asservie.
J'eus grand soin de ne pas aimer ma femme. Aimer, je le
répète , c'est oublier la vraie nature de l'homme.
Deux mois après mon mariage, j'avais achevé un petit
travail statistique fort intéressant. J'avais calculé, d'une
manière fort exacte , le nombre d'heures perdues dans
toute l'Europe, depuis l'ère chrétienne, par la folie che-
valeresque et platonique de l'amour. Que de minutes dé-
pensées en pure perte par les mères qui attendent leurs
fils engagés à l'armée, et qui pleurent aii lieu de s'oc-
cuper de leur ménage 5 par les rendez-vous et les corres*
pondances des amoureux -, par les absurdes sympathies
des frères et des sœurs -, par les inutiles et frivoles ren-
contres de vieux amis : masse de tems qui , réduite à une
valeur monétaire , dépassait tous les budgets de tous les
royaumes du monde !
Je me réjouis donc , comme je l'ai déjà dit , d'être en-
tré dans la carrière du mariage par la porte philosophi-
que. Ma femme , élevée dans l'habitude de la plus pro-
fonde obéissance, était d'une admirable douceur. Il lui
manquait la plus haute de toutes les qualités humaines ,
la faculté d'argumentation. Le mot oui était celui qu'elle
prononçait le mieux et le plus souvent.
134 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
Après la naissance de notre premier enfant , il fut
question de le baptiser 5 mesprincipes, que j'avais creusés
et approfondis dans le calme, étaient parvenus à ce point
de maturité qui ne laissait plus aucun doute dans mon
intelligence. Je répondis d'un air assez dédaigneux que
nulle loi valable ne me forçait d'engager mon fils avant qu'il
fût homme et raisonnable. Il me fallut subir et les argu-
mens de ma femme, et ses larmes , et les déclamations de
toute la famille, et les lamentations de ma mère : au bout
dehuit jours je cédai. Mes opinions avaient blessé au cœur
M""^ Libblack, femme tendre, crédule, superstitieuse : il y
eut de la contrainte dans ses manières et dans ses paroles.
Heureusement je suis philosophe et je n'ai jamais prétendu
demander à personne les affections que je ne donne pas.
Je m'occupai surtout avec attention de suivre dans son
cours la politique extérieure. Mes espérances s'enflam-
maient avec les succès de Bonaparte, tombaient avec ses
<léfaites, se relevaient avec ses nouveaux triomphes. Je
savais bien que le despote militaire, en couvrant l'Eu-
rope de ses armes , y répandait les principes français , et
qu'ainsi l'homme le plus tyrannique était, après tout et
en dépit de lui-même, l'allié des radicaux. Ce fut pendant
les cent jours que je commençai à me mêler activement
à la grande impulsion radicale -, je ne croyais pas que
notre œuvre de régénération fût destinée à marcher aussi
vite 5 on voyait alors poindre légèrement cette résurrection
des droits humains, dans le pays du monde qui les avait
étouffés avec la plus étrange obstination. Enfin tombait
en ruine le respect stupide du vulgaire pour les choses
et les hommes qui le frappent par leur aspect grandiose.
Est-il rien de plus ridicule au monde que cette prédo-
minance de quelques êtres privilégiés qui se sont donné la
peine de naitrcj et cet aveugle abaissement qui courbe
J>m RADICAL ANGLAIS. 135
tous les fronts devant un potentat ou un homme de génie,
devant Napoléon ou Shakspeare ? La plus forte accusa-
tion que l'on puisse intenter à la divinité, c'est d'avoir
créé ces inégalités de la nature qui peuvent servir de mo-
dèle aux inégalités sociales. Tout devrait être de niveau.
Mais déjà le passé , que l'on avait regardé d'un œil de
vénération , ne se dessinai't plus que comme une ombre
vaine, un fantôme historique. L'avenir et la postérité ,
dont on avait été soucieux , n'inspirèrent que du dédain j
jadis on avait eu soin, en contractant des dettes nationales,
de créer une caisse d'amortissement qui soulageât un peu
les petits-fils de ceux qui s'étaient ainsi obérés. Il était
réservé à notre génération de découvrir que l'égoïsme est
nécessaire aux siècles comme aux individus ; que la pen-
sée de l'avenir est une ridicule chimère , et que la seule
maxime de l'histoire qui puisse devenir utile aux hommes
est celle-ci : Âpres nous le déluge l
Le peuple, commençant à s'éclairer et à sentir la va-
leur de ses droits, se révolta dans plusieurs cantons 5 les
villes manufacturières, dont les gains se trouvaient ré-
duits s'insurgèrent les unes après les autres ; enfin , la pé-
nurie du commerce fut extrême, et le mécontentement
devint général. Malgré la douleur que m'inspiraient la sé-
dition et l'incendie qui dévoraient les Trois-Royaumes , je
ne pus m'empêcher de voir avec joie l'orgueil des grands
manufacturiers abaissé 5 l'aristocratie, usurpatrice pen-
dant si long-tems, forcée à son tour de défendre ses droits ;
le peuple écoutant la voix de la nature et revendiquant
ses privilèges méconnus. Whigs et torys concouraient
également à faire avancer le char de la réforme ; les pre-
miers en représentant sans cesse la nécessité d'altérer
l'organisation sociale, et les seconds en faisant avec ma-
ladresse concession sur concession.
)36 MKMOU'.F.S F.T (OXFrSSTOXS
Les wliij^s {Toyaienl honnemenl qiie lo rliav, une fois
lancé, s'arrèlei ait à leur voix ^ les lorys espéraient faire un
pacte avec les idées révolutionnaires : elles ne se conten-
tent pas de si lé{;[ers sacrifices. Enfin les choses en vinrent
à tel point que plusieurs branches de notre commerce, de
notre industrie, furent frappées d'une stagnation totale;
et le père de ma femme, homme vénérable à qui cinquante
ans de travaux et de probité avaient assuré une belle for-
tune e1 une réputation sans lâche , vit tout-à-coup l'une
détruite par la chute de plusieurs maisons de commerce,
et l'autre flc'lrie par une banqueroute. Il mourut en mau-
dissant les doctrines qui avaient entraîné sa perte.
Ma femme était présente, et je m'aperçus que cette
mort faisait sur elle beaucoup d'impression. Depuis cette
époque, nos cœurs s'aigrirent. Je voyais que, dans le fond
de sa pensée, elle m'accusait d'athéisme, de dureté , d'in-
différence, et moi je lui reprochais bien plus amèrement
sa superstition, sa faiblesse, sa folie. La discorde pénétra
ainsi dans notre ménage , discorde secrète qui n'éclatait
pas en violences furieuses , mais qui se manifestait sur-
tout par le dépérissement de M'"" Libblack , par la dété-
rioration de sa santé et par ma mauvaise humeur. Mes
opinions sur le mariage n'étaient pas moins coupables à
ses yeux.
<( Vous ne regardez donc , me dit-elle un soir , le ma-
riage que comme une convention sans valeur , comme
une espèce de traité de commerce.-^ »
Je lui répondis positivement que telle était ma pensée ;
et après une conversation d'un quart d'heure sur ce sujet,
qui ne fit que me prouver que nos cœurs et nos esprits
étaient dans une situation diamétralement contraire et
irréconciliable , je lui dis : « Vous savez , madame Lib-
black , que je suis assez philosophe pour ne souffrir
d'vn n\nir\i. ant.I.ais. l.*^?
patiemment dans ce monde (|ue les maux in{''\ilal)les.
— Hélas! vous n'êtes que trop philosophe, selon moi.
Mais, apprenez-moi, je vous prie, quels sont les maux
que vous crovez pouvoir éviter à l'avenir.
— Un seul 5 et c'est vous , lui répliquais-je fort paisi-
blement. ))
Elle ne répondit rien , mais elle me regarda d'un air
qui annonçait une douleur concentrée; puis elle me serra
la main. J'eus le coura.j^e de reprendre : « Nous ne pou-
vons pas nous dissimuler , madame Libblack , que toutes
nos manières de voir , l'essence même et le fond de notre
esprit n'ont aujourd'hui rien de commun. Ne ferions-nous
pas mieux de nous conduire avec prudence, et de ne pas
attendre que nos qiierelles soient devenues publiques et
scandaleuses pour nous séparer? »
Je ne rapporterai pas le reste de la scène.
« Vous avez sûrement perdu l'esprit ce matin , me dit-
elle, pour que vos idées chimériques se portent à cette
extrémité! Mais ne croyez pas que j'y consente jamais. Je
suis votre femme D'ailleurs, ajouta-t-elle en plaisan-
tant , la loi est pour moi.
— Il ne sagit pas de la loi , madame Libblack , mais de
votre bon sens et du mien. Vous avez assez de jugement
pour vous consulter vous-même, et savoir s'il ne vaudrait
pas mieux vivre séparément que de tourmenter et de di-
viser notre vie comme nous le faisons.
— Et par qui me remplacerez-vous ?
— C'est une question de femme, et je m'abstiens d'y
répondre !
Voyant qu'elle commençait à perdre le sang-froid si
nécessaire dans ces occasions, je sortis et j'allai me pro-
mener dans le jardin. La lune brillait 5 le ciel était serein 5
je réfléchis long-lems sur ma situation et sur l'injustice
138 MÉMOIRES ET CONFESSIONS
des lois qui, en instituant le mariage, donnent au faible
une puissante influence sur le fort. Quand je revins de
ma promenade, je fus très-étonné de trouver M""' Lib-
black , qui, appuyée sur la fenêtre, pleurait dans l'obs-
curité.
« Qu'avez-vous , lui demandai-je en posant mon flam-
beau sur la table?
— Pouvez-vous me le demander ce que j'ai? Ah ! Na-
thaniel ! ce n'est pas la première fois que j'ai compris
vos sentimens. Vous ne considérez le mariage que comme
une affaire j c'est pour vous un traité de commerce et rien
de plus. Mais, mon ami, que vous ai-je fait pour me trai-
ta ainsi? Comment ai-je mérité d'être mise à la porte?
Ne suis-je pas la mère de tes enfans? N'ai-je pas rempli
tous mes devoirs avec fidélité, avec exactitude ? Trouvez-
vous dans votre conscience un seul reproche légitime à
me faire ? Pourquoi donc ces cruelles pensées et ce pro-
jet si barbare ?
— Ma chère madame Libblack , repris-je avec beau-
coup de sang-froid , vous avez tort de prendre la chose
ainsi. Vous ne m'avez donné que des sujets de satisfac-
tion, et c'est précisément parce que je n'ai rien à vous
reprocher , parce que je vous crois une personne raison-
nable j que je me plais à vous faire une proposition qui
nous remet chacun dans nos droits naturels et respectifs,
entièrement conformes aux règles de l'équité. Si nous
avions vécu mal ensemble, peut-être nos voisins et le
monde auraient conçu des soupçons qui vous auraient
été défavorables; mais c'est à des personnes bien unies
qu'il appartient de donner l'exemple et de fouler aux
pieds les préjugés.
Elle essuya ses yeux baignés de larmes.
« Ah ! dit-elle , j'ai toujours cru que vous étiez un
D^UN RADICAL ANGLAIS. 139
homme de talent et même un homme de génie. Je n'ai
pu vous reprocher que quelques bizarreries assez inno-
centes : faites ce que vous voudrez de moi^ mais soyez
bien persuadé que jamais je ne donnerai mon consente-
ment à une séparation qui ne serait justifiée par rien, et
en faveur de laquelle vous n'avez pas un seul argument
raisonnable à alléguer. »
Je me tus, et voyant que tout serait inutile, que le pré"
jugé était trop vivace dans l'esprit de ma femme , je me
résignai douloureusement; Nous ne vécûmes pas plus mal
ensemble depuis celte époque , le caprice n'entrait pour
rien dans mes déterminations 5 si l'esprit de M""" Libblack
était plus faible que celui de son mari, je ne pouvais pas
l'empêcher.
Mais quittons ce cercle des idées toutes domestiques et
des querelles de ménage. Qu'il suffise au lecteur de re-
connaître combien, dans une civilisation rétrécie et per-
verse, il est difficile ou impossible de se conduire d'après
la loi naturelle , et de vaincre les préjugés régnans. Le ra-
dicalisme faisait des progrès en Angleterre, et les masses
se trouvaient beaucoup plus disposées à embrasser des
opinions saines que ma femme ne l'avait été. Ici ma car-
rière politique commença. J'écrivis plus d'un article pour
la Société des Connaissances Utiles. Je parcourus le can-
ton dans tous les sens , escorté de deux amis qui parta-
geaient mes opinions. Souvent je haranguai le peuple et
je fis pénétrer dans ces intelligences long-tems esclaves
la lumière nouvelle de nos crovances. Les whigs me se-
condèrent. Ils ne vovaient en nous que les ennemis du
torysme , et ne se doutaient pas que les doctrines radi-
cales absorberaient nécessairement le libéralisme de l'An-
gleterre ; le sort des systèmes tout-à-fail logiques et pous-
sés à leurs dernières conséquences est d'entranier la ruine
140 MÉMOIRES ET COÎIFESSSIONS r'l'N HADICAL ANGLAIS.
des systèmes qui les ont précédés. Peu à peu ces Ijons
germes ont fructifié. Sans doute , on doit regretter de ne
pas les voir encore pénétrer dans le sein des familles et
rendre aux hommes la liberté complète dont les ont pri-
vés , sous toutes les latitudes et dans tous les tems, les lé-
gislateurs de l'esclavage. On s'aperçoit enfin qu'il faut
tout réduire à un simple mécanisme , que ce que l'on ap-
pelait autrefois ame n'est qu'une machine de sensation
dont les ressorts sont plus ou moins délicats 5 que ce qui
passait autrefois pour droit social n'était qu'une machine
mal organisée : et que pour arriver à cet âge d'or si vanté
par les poètes , il suffit de rendre à tous les hommes leur
liberté d'action première , de mépriser l'avenir, de négli-
ger le passé , d'étouffer une sensibilité vaine , de rendre
aux fils leurs droits , de laisser aux liaisons des deux
sexes leur indépendance, d'effacer toutes les supériorités
qui blessent, enfin de faire régner l'intérêt de tous et le
juste sentiment de notre dignité que l'on appelle à tort
eni^ie et égoïsme.
( The Literaiy Obsetvet\ )
^tatt$(t(|tt«.
FOIRES ET MARCHES
DE LA GRANDE-BRETAGNE.
Lorsqu'au moyen âge , l'Europe était hérissée de châ-
teaux forts 5 que chaque ville était une principauté 5 que
la circulation était sans cesse interceptée par des bar-
rières, des herses et des ponts-levis j que tout comte, duc
ou baron s'arrogeait le droit de dépouiller les Aoyageurs
assez mal avisés pour traverser ses terres, ce fut , sans
contredit , une heureuse idée de la part de celui qui ,
pour la première fois, vint offrir asile et protection aux
pauvres marchands, pillés, battus, rançonnés. C'était
une bonne action et une source immense de profits 5
c'était plus encore : une grande œuvre de civilisation.
J'ignore le nom de celui à qui l'Angleterre fut redevable
de ces utiles institutions 5 mais j'ai toujours pensé que
ce devait être quelque seigneur madré , forte tête , qui
pressentait déjà tout ce qu'il y a de justesse dans les théo-
ries d'Adam Smith. « Mes cousins, dut-il se dire, à
force de rançonner marchands et voyageurs , ont effarou-
ché le gibier 5 voyons si, moi, je n'en tirerai pas meilleur
parti, en leur offrant, pour quelques deniers , paix et sé-
curité dans ma chàtellenie. » C'est , je crois , le meilleur
parti qu'on ait tiré de l'avantage qu'offrent les petites
taxes sur les grandes. On accorda, pour quelques jours,
142 FOIRES ET MARCHÉS
la franchise de la ville, ou bien on ne préleva qu'un léger
droit d'entrée sur les marchandises : vendeurs et ache-
teurs y vinrent en foule. La ville acquérait alors de l'im-
portance , la population augmentait ^ on bâtissait, on
s'agrandissait 5 l'aisance se répandait , le luxe gagnait de
proche en proche 5 et- tout cela tournait au profit de
r escarcelle féodale.
Depuis cette époque , les choses ont bien changé : on
a élargi les chemins ; les communications intérieures sont
devenues plus faciles et plus sûres 5 l'accroissement de la
population a favorisé la division du travail 5 un colpor-
teur, puis deux, puis trois, ont renoncé à la vie nomade
pour devenir citadins et marchands en boutique. Ainsi,
chaque nouveau progrès de la civilisation , chaque amé-
lioration apportée dans le système de nos routes, a insen-
siblement diminué l'importance des foires, et leur a ôté
ce caractère local, cette physionomie naïve , ces airs de
fête , qui donnaient tant de charme à ces réunions.
Tout contribuait alors à imprimer à ces rendez-vous
mercantiles une teinte de poésie mystique : à chaque foire
appartenait un conte, une légende, un miracle-, et comme
en Orient, les curieux, les marchands et les dévots s'y
trouvaient simultanément attirés. Les jeunes filles du
voisinage venaient là pour consulter le nécromancien et
réciter des oraisons à Notre-Dame-de-Bon-Secours; le
fermier s'y rendait à la fois pour vendre ses bestiaux et
pour obtenir du sorcier une recette contre le maléfice
qui décimait son troupeau 5 enfin , le marchand y arri-
vait , armé jusqu'aux dents pour repousser les attaques
des bandits ou de Lucifer. Tout était poésie et roman :
le costume distinctif des habitans de chaque canton ;
leur langage spécial, lears mœurs et leurs préjugés si di-
vers 5 on croyait aux fées, aux gnomes, aux sorciers, aux
DE LA GRANDE-BnETAGNE. 143
bons et aux mauvais génies 5 et personne ne songeait à se
soustraire à l'influence superstitieuse. Comment ne pas
croire à tous ces êtres surhumains, puisqu'on voyait sans
cesse femmes, enfans, vieillards, interrompre leurs jeux ,
leurs plaisirs ou leurs affaires pour implorer ou conjurer
ces puissances mystérieuses? Aujourd'hui, le seul génie
de nos grands chemins^ de nos campagnes et de nos ha-
meaux , c'est la locomotive de M. Stephenson.
Ainsi, chaque nouvelle conquête de l'industrie, cha-
que nouveau perfectionnement, réalisé au profit du com-
fort, a dépouillé d'un ornement notre poésie nationale;
l'Orient seul a conservé dans toute sa pureté l'aspect
primitif de ces antiques réunions. C'est à la Mecque,
c'est à Bagdad , c'est à Damas, c'est à Diarbekir , c'est à
Darfour que ces scènes sont encore imposantes et poé-
tiques 5 de longues zones composées d'hommes , de cha-
meaux, de dromadaires et de chevaux ondoient à travers
les sables du désert , et pénètrent dans l'intérieur des
villes , précédées de cavaliers arabes , au son des fan-
fares et aux acclamations des habitans. Rien de plus
pittoresque , rien de plus animé que cette réunion
d'hommes, de marchandises et de bestiaux. Les caravan-
sérails sont encombrés de caisses et de ballots ; les cha-
meaux, les ânes, les dromadaires, parquent pèle-méle sur
les places et dans les rues, à côté de leurs conducteurs
endormis. Les troupes, auxquelles la police de la foire
est confiée, chargent sans raison et brutalement les mar-
chands et les acheteurs, tandis que les santons , les bon-
zes, les derviches, et à leur suite une multitude de men-
dians , de baladins et de jongleurs amusent la foule par
leurs contorsions , leurs grimaces, leurs chants et leurs
tours de force. Ce spectacle est vraiment étrange pour
nous accoutumés aujourd'hui avoir nos coramerçans ap-
Ï44 l'OlKES ET iMARGIIÉS
porter tant de soin , tant d'ordre , tant de méthode
dans la disposition de leurs affaires et de leurs marchan-
dises; mais, ce brouhaha, ce péle-méle, cette bigarrure,
séduisent les yeux et font éprouver au voyageur des
impressions plus vives , plus agréables que la vue de ces
énormes wagons qui arrivent chaque jour, avec tant de
régularité, sur les marchés de Liverpool et de Man-
chester.
On compte bien encore, dans les Trois-Royaumes,
4,000 foires ou marchés; mais quel peu de ferveur
parmi ceux qui les fréquentent, quelle tristesse, quelle
monotonie règne dans ces réunions ! Ce ne sont plus ces
jours de fêle, ces plaisirs bruyans qui déridaient les
fronts les plus soucieux. Les enfans, les valets et les ivro-
gnes y trouvent seuls quelque distraction. Les économis-
tes , ou plutôt l'appréciation pratique du tems et de sa
valeur, ont contribué à faire tomber en désuétude ces insti-
tutions qui ne servaient plus, en définitive, qu'à favori-
ser des marchés frauduleux et qu'à multiplier le nombre
des dupes. Aujourd'hui , toutes les villes de l'Angleterre,
comme celles de France et de Hollande, présentent cha-
que jour l'aspect animé d'une foire : les boutiques y sont
belles et bien assorties, et l'acheteur sait, au moins, con-
tre qui exercer son recours, si la marchandise qu'on lui
vend n'est pas loyale. Toutes ces foires, tous ces grands
marchés, jadis si célèbres, ne sont presque plus fréquen-
tés, et n'existent que de nom; c'est, à mon avis, là
meilleure preuve du progrès de la civilisation.
La foire de Saint-Barthélémy, à Londres, qui a lieu à
Pâques , était la foire Saint-Laurent de l'ancien régime ,
en France , ou la foire Saint-Germain. Il y avait encore
la foire de Southwark et la foire de May (3Iay-Fair) ,
abolies toutes deux ; celle de Sainl-Barthélemy n'a près-
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 145
que plus rien conservé de son ancienne splendeur. D'a-
bord, au lieu de quinze jours, la durée en a été réduite à
trois ^ on l'aurait même supprimée , comme toutes les
foires des environs de Londres, si elle n'était en quelque
sorte proté.jjée, dit-on, par une charte d'Henri II, accor-
dée au prieur de Sainl-Barlhélemv. Ce n'était, dans l'ori-
gine, qu'une foire de draperie; les cordonniers vinrent
ensuite étaler à côté des drapiers 5 peu à peu , il n'y eut
guère de commerce et de petite industrie qui ne fut re-
présenté à la foire Saint-Barlhélemy.
Autrefois, le lord -maire ouvrait en grande céré-
monie celte foire ; aujourd'hui il délègue cette par-
tie de ses fonctions comme affaire de peu d'impor-
tance. Les trois premiers jours étaient entièrement con-
sacrés aux transactions commerciales de la foire ; les
douze autres appartenaient aux plaisirs des badauds.
Pour avoir une idée des espèces de saturnales dont cette
foire était le prétexte, il faut lire, dans les œuvres de
Ben-Johnson, la comédie intitulée : Bartlioloînew-Fair \
c'est un tableau un peu confus, dont les détails sont vul-
gaires, et où il y a plus d'une nudité que la délicatesse
moderne laisserait derrière la coulisse; mais la tradition
du passé V revit avec une grande vérité de couleurs. On
retrouve lia cette vieille et joyeuse Angleterre, old and
merry Englaiid^ qui s'efface tous les jours sous le ver-
nis d'une civilisation, mieux disciplinée sans doute, mais
plus monotone , plus pâle et moins dramati(|ue.
La liste des personnages seule est une révélation , si, à
l'aide des commentateurs , on ajoute à leurs noms quel-
ques désignations caractéristiques , à la manière des
avant-propos des pièces de Beaumarchais. Nous avons là
un Justice ofPeace qui exerce fort mal ses fonctions de
conservateurde la paix du roi ; il est mystifié comme le
xni, 10
1 46 FOIRES ET MARCHÉS
commissaire de police des farces françaises. L'agent d'af-
faires court d'un plaisir à un courtage. Dame Alice
tient un brelan, une maison de jeu. Le capitaine Whit
est à la tête d'une maison plus suspecte encore, etc., etc.
Master Northon est un drapier venu des contrées du
Nord; il a besoin de garder sa boutique autant que
M. Guillaume dans V^^'ocat Patelin, car la foire attire
les filous, représenlés par Ezéchiel Edgworth. Les pro-
meneurs paisibles ont à redouter Valentin Cutling, tapa-
geur de profession , un roarer ou buUj, comme on les
appelait de ce tems-là. Il y a encore Puppy le lutteur,
Knockem le maquignon, Johanna Hash la marchande de
pain d'épice , et dame Ursule , qui tient une espèce de
bouchon où l'on fait rôtir le mets favori des gourmands
qui fréquentent la foire, le petit cochon de lait. Ursule
est une pig-woman. Le pig rôti est toujours une frian-
dise anglaise : Charles Lamb , qui vient de mourir , a
écrit un piquant chapitre sur le pig rôti. Le charlatan
fait retentir ses cymbales; mais on court surtout au
bruit du tambour qui annonce les marionnettes ; car les
y^efi'f 5 spectacles avaient, en Angleterre comme en France,
leur théâtre de la foire.
Avec de tels personnages et une telle prédisposition
dans les esprits , on conçoit facilement tout ce que de-
vaient offrir de piquant , de grotesque , d'animé , les foires
des environs de Londres. Aujourd'hui vous n'y rencon-
trez que quelques badauds et une multitude d'enfans
qu'accompagnent leurs bonnes. Tous ces accessoires de
fêtes, de spectacles, de divertissemens siéraient mal à nos
mœurs graves; maintenant tout se fait sérieusement,
avec le plus de promptitude possible, et les affaires n'en
vont que mieux. Ce ne sont pas des distractions qu'on va
chercher aux marchés ; ce sont des matières premières ou
DE LA GRANDE-BRETAGKE. 147
des objets manufacturés qu'on va y vendre ou acheter
aux conditions les plus favorables. Nos maisons ne sont
plus approvisionnées comme des places fortes ; on n'en-
tasse pas ballot sur ballot; on sait trop la valeur des ca-
pitaux pour les laisser improductivement employés. On
se fournit au jour le jour, à mesure des besoins. Autrefois
la fermière exhibait avec orgueil ses armoires pleines de
linge , son innombrable batterie de cuisine , la profusion
de ses meubles ^ aujourd'hui tous ces objets sont réduits
à leur plus simple expression , et le capital non engagé
dans l'exploitation est placé dans les caisses d'épargne ou
en rentes sur l'état. Ce sont ces mille dispositions intérieu-
res, ces petits aménagemens domestiques , mieux com-
binés, plus économiquement entendus, qui, en moins de
soixante ans, avec les machines et la vapeur, ont contri-
bué à tripler la fortune publique de la Grande-Bretagne.
Soit que vous pénétriez dans les entrepots, soit que
vous parcouriez les docks, les bazars et les marchés, vous
trouvez partout une activité, une précision surprenantes.
Les magasins, les échoppes et les comptoirs ne désem-
plissent jamais-, car le marchand, aussitôt qu'il voit dimi-
nuer ses denrées, court à de nouveaux approvisionnemens.
Et que deviendrait Londres si tous ces rouages infini-
ment petits ralentissaient leur action.^ 1,400,000 habi-
lans seraient aussitôt en proie aux plus vives angoisses.
Quel triste spectacle offrirait cette immense métropole,
si tout-à-coup les laitières de Middlesex et de Surrey ces-
saient de faire entendre leurs glapissantes voix 5 si les ar-
rivages de pommes de terre deHumber étaient intercep-
tés ; si les charbons de Newcastle n'encombraient plus
nos quais; si le marché de Smilhfield restait désert; si
l'embouchure de la Tamise était tout -à -coup fermée
aux mille vaisseaux qui nous apportent les produits des
148 FomiiS ET MARCHÉS
contrées les plus lointaines. Quelle désolation planerait
sur cette population compacte qui dévore à elle seule tout
ce que peut produire un million d'acres de terre , dont
les besoins les plus pressans sont à peine satisfaits par le
travail continu de cinq cent mille bras !
L'esprit utilitaire a ainsi étouffé le génie poétique. Au-
jourd'hui les foires de la Grande-Bretagne n'offrent au-
cun attrait spécial, à l'exception peut-être de ces foires
fashionables dont New-Market, Worcester, Derby, As-
cott etBriphton sont le théâtre, lieux célèbres, comme on
sait, par les jeux du Turf, et où nos dandys, jeunes et
vieux, vont dépenser leurs guinées superflues. Partout ail-
leurs vous ne trouvez que des réunions de marchands
fort vulgaires qui s'occupent peu de leurs plaisirs , et
beaucoup de leurs schellings. Aussi quoique Exeter ,
Northampton , Nottingham , Howden , et Horn-Castle ,
soient les marchés de chevaux les plus importans de l'An-
gleterre , le nom de ces villes n'est connu que des maqui-
gnons qui les fréquentent. Les approvisionnemens de
houblon, de dréche, de grains et de bestiaux ont aussi le
privilège d'attirer un grand concours de marchands et
d'acheteurs : les foires d'Abingdon , de Bambury, d'An-
dover sont surtout célèbres par la bonne qualité de la
dréche et du houblon qui s'y vendent j et c'est dans la
première de ces villes que les brasseurs de Londres se
fournissent presque exclusivement.
Les bouchers et les nourrisseurs vont à Norfolk, à Essex,
à Ipswich, à Suffolk , etc. ^ acheter leurs bestiaux qu'ils
livrent après plusieurs migrations successives à la consom-
mation. Ici, ce sont plutôt des échanges qui s'opèrent que
des ventes réelles. On troque un bœuf amaigri par l'âge et
le travail contre un jeune taureau , et la brebis étique
du Pays de Galles est échangée contre le mouton gras de
DE LA CnANDE-nRETAGNE. 149
Clieviol-Hlll : l'année d'après, tous ces bestiaux de rebut,
engraissés , restaurés dans les pâturages de l'Ecosse , re-
paraissent à ces mêmes foires , pour aller ensuite orner
l'étal de nos boucliers. Si le vocabulaire du dresseur m'é-
tait plus familier, je révélerais à mes lecteurs mille parti-
cularités curieuses et peu connues; je leur dirais com-
ment à force de soins, de patience et d'observation, on
est parvenu à déterminer TinfluGnce des divers genres
d'alimentation non seulement sur l'économie générale des
bestiaux , mais encore sur chacune des parties de l'animal.
Je dirais quel est le régime, quels sont les procédés mis
en usage pour raffermir les chairs , pour leur donner de
la saveur, pour dégager les parties adipeuses de leur vis-
cosité ou de leur couleur jaunâtre. Je dirais aussi comment
on pousse un agneau à la côtelette, comment on obtient
le beefteak , par quelles séries de combinaisons on par-
vient à rendre la tranche plus juteuse, le rognon moins
alcalin , le fdet pins succulent , la langue moins filan-
dreuse : qualités qui paraissent souvent n'être que l'effet
du hasard ou le résultat d'une élaboration toute simple,
toute matérielle , et qui sont au contraire le produit de
l'art poussé jusqu'à ses dernières limites.
L'histoire des foires d'Ecosse serait celle des vicissitu-
des de la prospérité commerciale de ce royaume. Telle
ville ne dut jadis son importance qu'à la charte qui lui
accordait le privilège d'un de ces rendez-vous annuels de
marchands et de chalands. Le tems de leur terme était un
tems de trêve entre les montagnards et les habilans des
plaines. Dans les foires de la Basse-Ecosse , les Highlan-
ders venaient se pourvoir des produits manufacturés par
les Lowlanders, plus industrieux qu'eux. Sur les fron-
tières il y avait échange de produits entre l'Angleterre
du nord et l'Ecosse. Les Ecossais fréquentaient la foire
1 50 FOIRES ET MARCHÉâ
de Longtown dans le Cumberland et y conduisaient leurs
bœufs, leurs moulons, ou seulement leurs laines. L'An-
gleterre envoyait aux foires d'Ecosse ses toiles, ses draps,
ses fers convertis en instrumens aratoires, etc.
Depuis l'union, l'Ecosse fit de si rapides progrès dans les
arts et les manufactures qu'elle dépendit moins de l'Angle-
terre , et approvisionna elle-même ses foires avec les ma-
nufactures de Glascow, de Paisley. A peu près à la même
époque ses navires s'étant ouvert la route des Indes et de
l'Amérique du Nord, en concurrence avec les navires an-
glais, rendirent son commerce tout-à-fait indépendant sous
le rapport des denrées coloniales. En même tems la faci-
lité et la sécurité des communications intérieures, que
procura aux divers comtés rétablissement des routes
stratégiques du général Wade , firent tomber peu à
peu en désuétude ces foires annuelles où les marchands
se transportaient en caravanes, dans la crainte de mau-
vaises rencontres.
Aujourd'hui les foires annuelles ne sont plus guère en
Ecosse qu'une tradition. Chaque ville a son marché une
fois ou deux fois la semaine : la foire est tout au plus un
marché qui dure deux ou trois jours de suite. Pour don-
ner une idée de cette décadence des foires, il n'est be-
soin que de citer la foire d'Anster (comté de Fife) qui
mettait jadis en émoi toute l'Ecosse pendant la première
quinzaine d'avril et qui se tenait sur une prairie hors la
ville. Cette foire, qui a inspiré un poème en six chants à
W. Tonnant, n'existe plus que comme un souvenir poé-
tique : vous n'y rencontrez que quelques étalagistes de la
localité , mais plus de Hollandais , plus de Français , plus
d'Anglais même.
Avant 1715 la Hollande envoyait à Ansler des chan-
vres et du lin « pour faire des chemises à toute l'Ecosse , »
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 151
comme dit le poète ; la France y apportait ses vins. On
y voyait des représentans des comtés les plus éloignés de
la vieille Calédonie , les insulaires des Hébrides et les ber-
gers des bords de la Tweed. Dumferline y envoyait ses
tisserands, Dysart ses charbonniers, Leven ses coute-
liers, Dundee ses marchands de laine, le comté de Ross
ses marchands de harengs , Dumfries ses bonnetiers ,
Ayr ses fermiers , Selkirk ses cordonniers , et Glascow
ses manufacturiers avec des sacs pleins d'or. Les villes
royales, bourgeoises, universitaires, comme Edimbourg,
Saint-André, etc., se dépeuplaient de leurs étudians , de
leurs avocats , de leurs nobles. Jacques V lui-même , ce
roi populaire, vint une fois, suivant la tradition, jouir
des plaisirs de la foire d'Anster. Outre le commerce, des
jeux célébrés avec pompe v attiraient une foule immense :
c'était la course aux ânes, c'était la course au sac-^ c'é-
tait le concours des cornemuses. Tous les spectacles pos-
sibles étaient réunis d'ailleurs pour l'agrément des curieux
sur la pelouse : le baladin y faisait ses tours , le Meriy-
Andrews y disait ses bons mots : l'un faisait danser son
singe, un autre son ours , et il y avait aussi un théâtre
où l'on représentait une vieille pièce de Sir David Lindsay.
Eh bien ! aujourd'hui la foire d'Anster sous le point
de vue commercial n'intéresse plus que les enfans , car
de tous les industriels, le marchand de pain d'épice et
le marchand de joujoux sont les seuls à peu près qui sui-
vent la foire , comme de tous les jeux de jadis, il ne reste
plus que le spectacle de polichinelle.
La Foire de Boswell qui se tient à St.-Boswell's-
Green , situé près du village de Lesudden , dans la pa-
roisse du même nom , attirait autrefois un grand nombre
de fermiers qui y venaient échanger leurs bestiaux épui-
sés contre déjeunes sujets. Cette foire a lieu le 18 juillet.
i!^2 Forr.Es et map.chks
Il y a 10 ou 12 ans encore on v voyait une aftluence
considérable de moulons et d'a.{i;neaux, mais depuis quel-
que lems elle a bien diminué, et il est rare maintenant
d'y trouver plus de 20,000 bêles. Le marché au gros
bétail tombe beaucoup^ celui des chevaux s'y soutient
encore. On les y conduit de 50 milles à la ronde ; c'est à
ce marché que les ma({uignons du Cumberland ont cou-
tume de faire leurs achats.
La Ivoire de Kirhieiholni a long-tems joui en Ecosse
d'une grande célébrité. Kirkietholm est un petit village
situé dans la vallée de Beaumont's-Water, paroisse d'Ye-
tholm. Il se trouve à égale dislance de Kelso et de Jed-
burgh, près de la route directe de Kelso à Wooler. Trois
foires se tiennent dans ce village. L'une est la Foire de
KiiMethohn proprement dite, qui a lieu le 27 juin. Il s'y
vend peu de gros bétail \ mais on y amène quelquefois
jusqu'à 8 ou 10,000 moutons. La seconde est la Foire
aux agneaux et aux Laines (jui a lieu le 5 juillet, c'est
la plus forte foire d'agneaux du midi de l'Ecosse : il s'y en
est vendu jusqu'à 10,000. Elle a aussi été célèbre pen-
dant long-tems pour les laines. On les y apportait de plu-
sieurs comtés, entre autres du Northumberland ^ et elles
se vendaient aux marchands en gros de Wakefields , de
Leeds, de Bradford , etc. -, mais depuis l'établissement des
marchés aux laines de Kelso et de Berwick , la foire de
Kirkietholm baisse tous les jours. Elle n'est plus qu'un
lieu de rendez-vous où vendeurs et acheteurs se réunis-
sent pour connaître les variations des prix.
Mais ce n'est pas seulement dans la Grande-Bretagne
que ces lieux de rendez-vous autrefois si célèbres perdent
chaque jour de leur importance. Dans tous les pavs où
la civilisation est en progrès ces institutions disparaissent
aussi et s'effacent. La France ne compte aujourd'hui
DR LA Cr.AXDE-nr.F.TAGNE. 153
qu'une seule foire imjioiianle ; c'esl Beaucaire, où so
réunissent GO à 80,000 marchands, (jui y font, assure-t-
on , pour plus de 6,000,000 1. st. (150,000,000 fr. )
d'affaires. En Italie , la seule foire de Siniga{^lia a con-
servé la vogue : aux Français , aux Autrichiens , aux
Suisses , aux Américains qui s'y rendent, elle ne donne
que ses soies écrues, ses fromages, ses huiles, ses fruits,
et parvient ainsi à halancer les 2,000,000 livres sterling
(50,000,000 fr.) de produits étrangers qu'on y apporte.
Les foires de Francfort et de Leipsick se maintiennent
encore en Allemagne ; la première est un véritable con-
grès de marchands de tous les pays : l'Angleterre y en-
voie ses cotons filés et lissés , ses draps et sa sellerie ; la
France sa joaillerie et ses étoffes de soie ^ le Cachemire
ses châles; la Suisse et l'Autriche ses toiles peintes; la
Turquie ses riches tapis ; le négociant d'Ispahan vient y
acheter les fourrures du facteur de Mont- Real, tandis
que le Géorgien s'y approvisionne des produits manufac-
turés à Manchester et de la joaillerie de Paris. Les foires
de Leipsick, quoique moins importantes, sont cependant
plus célèbres que celles de Francfort ; c'est là que le
génie littéraire de l'Allemagne vient trois fois l'année s'y
débiter en rames et en ballots.
Malgré la rigueur du climat , les foires de la Russie
sont encore dans la plus grande prospérité , et tout porte
à croire que le défaut de communication en maintiendra
long-tems la vogue. Le marché d'hiver de Saint-Péters-
bourg a quelque chose d'imposant et d'étrange. Aussitôt
que la glace a rendu les chemins praticables aux traî-
naux , les marchands de comestibles se rendent dans cette
capitale des parties les plus éloignées de l'empire, et
bientôt sur les places publiques on voit s'élever des pyra-
mides immenses , composées d'animaux de toute espèce;
X54 FOIRES ET MARCHÉS DE LA GRANDE-BRETAGNE.
c'est un pêle-mêle inconcevable de poissons, de volailles,
de gibiers qui ont encore toute l'apparence de la vie.
Mais c'est toujours Novogorod-Nijney qui conserve la
suprématie entre toutes les foires de l'empire russe-, le
capitaine Gochrane évalue le montant total des affaires
qui s'y traitent à 200,000,000 de roubles.
Quoique située d'une manière fort pittoresque au con-
fluent de l'Oka et du Volga , Novogorod ne compte dans
les tems ordinaires que 15 à 16,000 habitans ; mais aus-
sitôt que la glace a rendu les chemins praticables aux traî-
neaux , on voit de toutes parts les marchands accourir,
et cette ville compte alors 150,000 habitans, chinois,
persans, arméniens ou tatars. Les cosaques, les baskirs,
et ces mille tribus nomades qui vivent dans les forêts de
la Russie, vendent là le produit de leurs chasses, et en
retirent plus de 36,000,000 de roubles, qu'ils échangent
ensuite contre du tabac , de l'eau-de-vie et de la quin-
caillerie. Et, qui le croirait, tous les ans ces barbares
dépensent près de 2,000,000 de roubles pour orner leurs
tentes ou leurs tanières d'images de saints , de vierges
ou du grand Nicolas. En somme, de toutes les foires qui
subsistent aujourd'hui en Europe, celle de Novogorod est
la plus importante et la plus fréquentée. Les pays indus-
trieux n'ont pas assez de tems à dépenser pour subvenir
aux frais de ces réunions, La poste aux lettres, les com-
mis voyageurs , les paquebots et les chemins de fer ont
porté le dernier coup aux foires de la Grande-Bretagne.
( Farmers Magazine,)
DES SPECIALITES NATIONALES.
Les hommes savent-ils pourquoi ils se haïssent , pour-
quoi ils s'aiment ? Leurs costumes varient , les habitudes
que leurs pères leur ont léguées diffèrent : c'est une raison
suffisante pour se détester. La pauvre espèce humaine ne
changera jamais. C'est en vain que le tems efface les as-
pérités les plus rudes qui séparent les peuples ; c'est en
vain qu'il adoucit la pointe aiguë des préjugés. Il en reste
toujours assez pour se haïr et s'égorger dans l'occasion.
Les animosités subsistent; elles circulent d'un siècle à
l'autre , elles se propagent , je ne ne dis pas de peuple à
peuple, mais de province à province, de ville à ville , de
bourgade à bourgade. Vous faites peser l'unité politique
sur l'Irlande , l'Ecosse et l'Angleterre , mais réussirez-
vous à confondre trois nationalités ennemies .^^ N'y a-t-il
pas ici une empreinte saxonne , là une empreinte picte,
plus loin une origine asiatique et milésienne? D'ailleurs,
la même lettre n'est -elle pas prononcée diversement par
les trois races? L'Irlandais dit U lorsque l'Anglais dit A
et l'Ecossais O. L'un se délecte de whisky , l'autre de
toddy , le troisième de gin. Mais tous les trois s'accor-
dent à détester le Français parce qu'il mange de la soupe
maigre. Essayez donc de réconcilier définitivement le
Marseillais avec le Lillois, et l'Avignonnais avec le Pi-
card : ces gens-là ont la même patrie, mais vous ne par-
156 DES SPÉCIALITÉS NATIONALES.
viendrez pas à jeter leurs mœurs dans le même moule ;
et pour le vrai Parisien , les gens du midi seront toujours
des étrangers , comme pour le Phocéen de Marseille , le
Parisien , qu'il am^eWe franchij7ia?i dans son langage , est
un être lout-à-fait antipathique. J'ai vu des villages d'E-
cosse et d'Irlande dont les habitans étaient animés d'une
haine mutuelle et invétérée, qui tenait à une légère diffé-
rence de costume.
Les philosophes ne cessent de nous répéter que la na-
ture est partout la même : Pascal a bien plus raison de
dire qu'on aperçoit de nouvelles différences entre tous les
hommes à mesure qu'on a plus d'esprit. L'uniformité du
monde où nous sommes se brise et se dissémine en une
variété presque infinie. Deux événemens et deux carac-
tères qui semblent les plus homogènes produisent les ré-
sultats les plus différens. L'usurpation de Cromwell abou-
tit à une paix générale : l'usurpation de Bonaparte à une
guerre universelle. La restauration de Charles II en-
traîne le règne d'une licence effrénée : la restauration de
Louis XVIÏI détermine la domination des jésuites. Les
maximes générales nous trompent toujours 5 il n'y a que
spécialités dans ce monde , et l'on peut être sûr de com-
mettre un grand nombre de bévues , si l'on veut se diri-
ger , non d'après les circonstances , mais d'après certains
axiomes à priori.
Le génie consiste à saisir du premier coup-d'œil les dis-
semblances et les analogies. Lorsque Bonaparte , exilé à
l'ile d'Elbe, s'empara d'un petit navire et vint débarquer
à Cannes , aucun exemple historique ne l'engageait à ten-
ter cette entreprise hardie-, mais il avait mis en ligne de
compte l'étonnement des populations, la situation de l'es-
prit public , le ressentiment contre les alliés , enfin tous
les élémens napoléonistes de la France alors si agitée 5 sa
bES SPÉCIALITÉS NATIONALES. 167
marche de Cannes à Paris , au lieu d'être une témérité
imprudente, doit compter parmi les calculs les plus su-
blimes de sa vie. Mais voyez comme on se laisse décevoir
par les apparences. L'empereiu* du Mexique , Augustin
Iturbide échappe à son exil comme Bonaparte et revient
s'emparer du trône d'où il est tombé-, on le fusille comme
un déserteur ; et le bruit du plomb qui le frappe est le
seul retentissement de sa mort. Il est dangereux de paro-
dier les grands hommes.
Sans doute on peut réduire les passions et les caractères
à un certain nombre de points principaux , mais les phé-
nomènes qui résultent du mélange de ces passions et de
ces caractères sont d'une variété infinie. Un sot n'a qu'un
petit nombre d'idées qu'il applique à tout 5 un homme
d'esprit soulève l'enveloppe d'analogie qui recouvre cer-
tains objets 5 distingue leurs nuances et analyse la cause
de cette diversité secrète.
Demandez à un Talapoin ce que c'est que la vertu , il
vous répondra qu'elle consiste à croiser les jambes , à
ouvrir la bouche et à dormir au soleil. Un missionnaire
protestant adressait la même question à un chef GafïVe.
« Qu'est-ce que la vertu ? »
Le missionnaire s'attendait à une solution subtilement
théologique. Le sauvage répondit d'un air grave : « Elle
consiste à voler le plus de bétail possible. » Jamais ca-
suiste ne fut plus embarrassé que mon missionnaire. La
notion de l'honnête et du juste était entrée dans la tête
du CafFre, mais elle y était entrée à rebours, et lorsqu'il
ramenait à la tribu six paires de bœufs volés, il était
aussi sûr de sa vertii que le grand Caton , plongeant le
fer dans ses entrailles romaines. Il y a un code d'honnê-
teté, non seulement pour tous les peuples, mais pour tous
les états. Le code du marchand lui ordonne de vendre
158 DES SPÉCIALITÉS NATIONALES.
cher ce qu'il achète bon marché ; mais n'allez pas croire
qu'il vole. Le code de l'avocat général lui conseille d'em-
ployer à tort et à travers cette éloquence furibonde, qui
fait tomber quelquefois des têtes innocentes et pousse les
jurés vers la sévérité la plus meurtrière 5 mais il n'assas-
sine pas, il imite Démosthènes. Le code du prêtre justifie
à merveille les bûcbers de l'auto-da-fé; celui des peuples
élève au milieu des places publiques l'échafaud sanglant
des rois -, et le code des rois envoie sans scrupule et sans
crainte des milliers d'hommes à la boucherie. Lorsque
Gengis-Kan faisait immoler successivement ses douze
fils, il se croyait profondément moral et tout-à-fait agréa-
ble à Dieu. Ainsi chacun crée à son propre usage une
moralité particulière , et l'on pourrait dire que tout le
monde, jusqu'au brigand, obéit aux lois de 5a vertu.
Mais je ne vous ai pas promis, lecteurs , des disserta-
tions métaphysiques , une philosophie bien profonde , il
me suf&t de noter rapidement les spécialités nationales.
Les expliquer est inutile. Les paysans français avec leurs
sabots peuvent être en définitive assez bonnes gens, tout le
monde en convient; cependant pour un homme de Lon-
dres , le sabot constituera toujours un horrible grief con-
tre le paysan picard. Dans une taverne de Londres, j'ai
vu un Gockney refuser de s'asseoir à la table d'un de ses
voisins , parce que ce dernier mangeait son bœuf sans
moutarde -, ce qui établissait entre les deux convives une
espèce de distinction et de délimitation nationale impos-
sible à vaincre et à effacer.
Je ne prétends pas que le tems , ce grand maître , ce
grand critique , ce fondateur et ce destructeur éternel ne
vienne à bout de quelques préjugés nationaux. Nous
avons tant voyagé, nous avons écha4igé tant de coups de
canon ; nos disputes ont été si violentes , si multipliées,
DES SPÉCIALITÉS NATIONALES. 159
si envenimées , que nous avons fini par nous faire des
emprunts mutuels. L'Italien boit de la bière, le Français
convient (jue la lotalilé de la rue n'est pas si commode
qu'un bon trottoir 5 l'Anglais ne crie plus French-dog
dans les rues. Mais croyez-moi, il y a toujours au fond de
chaque nationalité quelque chose d'inaltérable. L'émeute
des Parisiens actuels est encore une émeute de la Fronde ;
aujourd'hui comme autrefois, le Parisien aime la foule,
le bruit, les actions théâtrales : il a besoin de spectateurs
et de complices : isolez-le, il perd une partie de sa valeur.
Dans un tems d'agitation politique , les théâtres anglais
sont déserts ; c'est alors que les théâtres français regorgent
de monde. Ces mots : tout le monde veut, tout le monde
dit, exercent une influence magique sur l'esprit des Fran-
çais 5 notre John Bull , au contraire , se plait à s'armer
d'égoisme et de brutalité contre les volontés de tout le
monde ; il se targue de sa mauvaise humeur, comme le
Français de sa bonne humeur : vous lui faites plaisir
quand vous lui dites que ses habitudes coinfortables ne
sont qu'un égoisme déguisé. Le Français , avec sa vanité,
trouve moyen d'être heureux partout, et veut être agréa-
ble à tout le monde : John Bull est charmé de déplaire ,
et il se déplaît partout : son vin de Champagne est trop
mousseux 5 le soleil l'éblouit-, le brouillard le suffoque^ la
pluie le fatigue^ l'Italie est un pays de gueux; son che-
val va trop ^ite ou Jie va pas assez vite; John Bull n'est
jamais content , et il serait désolé d'être content. Le
Français au contraire croirait jouer un très- vilain rôle,
s'il se permettait ces lubies de mauvaise humeur.
Jouer un rôle, c'est beaucoup pour un Français 5 il at-
tend des autres du plaisir, et cherche à les payer de la
même monnaie. L'Anglais affecte de cacher ses senli-
mens, le Fiançais en fait parade. L'idéal de l'un, c'est le
1 60 DES SPECIALITES NATIONALES.
Stoïcisme : l'autre joue l'enthousiasme. Ainsi chacun des
deux peuples se fait un idéal de vertu et de grandeur
diamétralement opposé : le voleur qui subit sa peine à Ty-
burn , et que le bourreau lance dans l'éternité , tâche de
mourir comme un Romain ; le héros parisien de la place de
Grève essaie de s'élever jusqu'à la nonchalance plaisante
de Pétrone. On ferait un recueil des bons mots et des jolies
choses que nos voisins les Français ont dits à l'article de la
mort. Dans ces derniers tems , le suicide est devenu en
France tnie espèce de manie nationale j presque tous les
exemples de cette monomanie cités par les journaux prou-
vent que nos voisins n'oublient jamais l'effet dramatique.
L'asphyxie par le charbon est toujours accompagnée d'une
belle élégie en vers ou d'une lettre en prose ; l'opinion
d'autrui effraie encore la vie lime au moment de son dé-
part pour l'autre monde ; le jeune écrivain veut prouver
qu'il était grand poète , et la jeune fille qu'elle avait le
cœur le plus tendre et le plus romanesque de l'univers.
Dans les grands dangers , cette double disposition , cet
antagonisme des deux nationalités se déploie avec éner-
gie. L'équipage d'un vaisseau français qui va sauter fait
beaucoup de tapage ; celui d'un vaisseau anglais , dans la
même situation, se résigne en silence. C'est de l'héroïsme
de part et d'autre 5 mais chacun n'accepte l'héroïsme que
lorsqu'on le fait à sa manière : les Anglais n'aiment pas
le bruit 5 le silence déplait aux Français. Les membres du
Parlement anglais se disent de grosses injures avec un
sang-froid merveilleux ; la Chambre des Députés de Pa-
ris s'épuise en interruptions et en colères à propos d'un
amendement et d'un sous-amendement.
Avec toutes ces différences , l'orgueil national reste le
même. Je suis français ; — a triie boni ejigHshnan ,• —
sono Jiomano io , sont des expressions qui retentissent
DES SPÉCIALITÉS NATIONALES. 161
aussi fièrement sur les bords de la Tamise ou de la Seine
que sur les bords du Tibre. Seulement le Français s'es-
time parce qu'il appartient à la France 5 l'Anglais trouve
son pays lorl beureux de posséder des individus tels que
lui , et l'Italien n'est fier que de la Rome d'autrefois.
Quand un acteur prononce sur un tbéàlre ces paroles
magiques : Roma invincibile sevijyve sara , il oublie que
la Rome papale est bien peu de cbose, que les satellites
autrichiens cernent l'Italie, et que le Capitole n'a plus de
tropbées; mais cette vanité pardonnable qu'il puise dans
son bistoire n'a pas assez d'énergie pour contrebalancer
son amour àw far nient e , le but véritable de sa vie : son
beau soleil lui suffit. « Mangeons et buvons, dit un de
ses proverbes 5 nous mourrons demain ! » Penser est une
fatigue à laquelle il s'expose rarement.
Que faites-vous là tout seul? me demanda un jour une
petite fille de Florence qui me voyait silencieux et la tête
appuyée sur mes deux mains. — Je pense à quelque cbose,
ma petite. — Penser ! vous êtes si jeune ! vous n'avez ni
femme ni enfans 5 à quoi donc pensez-vous? « La petite
fille était de l'avis du caporal Trime, qui ne voyait dans
la vie qu'un sujet d'inquiétude raisonnable : une famille.
Les épigrammes et les caricatures de peuple à peuple
ont toujours quelque chose de vrai malgré leur exagéra-
tion. Il V a long-tems que la corpulence anglaise, la hau-
teur de nos tailles saxonnes et la lourdeur de notre dé-
marche d'éléphans ont alimenté de caricatures la bouti-
que parisienne de Martinet. Il y a long- temps aussi que
le maigre français est un objet de risée pour l'indigène
de Londres. Nos matelots croient avoir prononcé la plus
énergique des injures quand ils ont affublé un Français
du sobriquet de Soupe-maigre Les femmes de la balle
de Paris n'ignorent pas ce que c'est que milord Rostbeef.
xur. II
1G3 PES SPÉCIALITÉS NATIONALES.
Eh bien , il y a quelque chose de vrai dans tout cela.
Notre armée se compose d'hommes beaucoup plus grands
de taille que l'armée française ^ un recruteur anglais
avait pitié de l'exiguité d'un voltigeur parisien. Ce sont
cependant ces petits hommes qui ont récemment conquis
l'Europe au pas accéléré ^ et le premier sous-lieutenant
de Melun ou de Carcassonne vous dira que ses voltigeurs
valent bien les énormes grenadiers de la Prusse. Au sur-
plus , nous autres Anglais , nous professons le même mé-
pris pour les Américains, qui nous dépassent d'un pouce,
et qui sont pour nous ce que nous sommes pour les Fran-
çais. S'il faut en croire un stratégiste , les longues guerres
de Bonaparte ont enlevé aux Français trois quarts de
pouce de leur taille.
La vieillesse méridionale ne ressemblera jamais à la vieil-
lesse du nord. Nos vieillards du Nord onl la goutte, et ne
s'intéressent plus qu'à une seule chose 5 conserver aussi
long-tems que possible l'étincelle de vie qui leur reste.
Le vieil Italien est encore antiquaire ou dilettante avec
délices. « Ah , ciel ! s'écriait Canova au lit de la mort ,
je ne ferai donc plus de Vénus. » Durique no/ifard piii
Venerel II faut entendre, à l'orchestre du Théâtre-Fran-
çais , les ardentes discussions de huit à dix tètes blanches
ou couvertes de perruques presque séculaires, sur le mé-
rite comparatif de M"* Mars ou de M"' Contât. Ces gens
n'ont pas d'âge. La verdeur et la sève ne les quittent
qu'avec la vie.
Les nationalités les plus sensitives ne sont pas les moins
respectables. Par exemple, les Américains des Etats-Unis
tressaillent jusqu'au fond de l'ame , et toutes leurs fibres
nationales vibrent douloureusement, dès qu'il arrive à un
voyageur de chercher le côté plaisant de leurs institu-
tions. C'est un bon sentiment que cette susceptibilité , un
DES SPÉCIALITÉS KATIONALES. 1 63
sentiment fait pour conserver la vigueur , la moralité , la
fraîcheur inlellecluelle des peuples. Allez rire au nez du
Napolitain : moquez-vous de sa patrie , de ses femmes ,
de ses abbés, de ses lazzaronis , de ses seigneurs, de tout
ce qui est industrie, commerce, politique, religion,
mœurs, théâtre, vie publique et privée, depuis le châ-
teau de rOEuf jusqu'aux limites de l'Apulie ; il ne bou-
gera pas, il vous répondra : «Que m'importe? Je mange
mon macaroni; et tout le reste m'est indifférent. » L'im-
pudence est une vertu toute napolitaine. Ce n'est pas un
méchant peuple; mais une existence sensuelle et sans li-
berté a tout effacé chez lui, jusqu'au sentiment des con-
venances. Il ne sait plus rougir ; le mot honte n'a pas de
signification pour lui; c'est à la face du ciel qu'il a l'au-
dace de tous ses vices , et je ne m'étonne pas que l'Ile de
Caprée et la baie de Naples aient été témoins des orgies les
plus effrontées des tems anciens et modernes. La populace
rampe à vos pieds et vous écrase; elle est impudente et
servile : deux choses qui se touchent. Arrêtez-vous sur
un des quais deiSaples, achetez une orange à ce marchand ;
pendant que vous le paierez, sa main va se glisser dans vo-
tre poche : pris sur le fait , il vous rira au nez et conti-
nuera de vous offrir ses oranges comme si de rien n'avait
été. On est tenté de ne croire à aucun vice , à aucun
crime, dans ce pays où l'assassinat danse la tarentelle et
où la filouterie prend un air enfantin. J'ai vu un cicérone
s'attacher à mes pas, de huit heures du matin à huit heu-
res du soir, me suivre d'une rue à l'autre, ramasser mon
mouchoir que j'avais laissé tomber , me le voler , m'of-
frir obstinément ses services , ne s'eflrayer d'aucune me-
nace, rire quand je me retournais et le menaçais de ma
canne; entrer avec moi le soir dans mon auberge et de là
dans ma chambre , pour me demander si je n'aurais pas
164 DES SPÉCIALITÉS NATIONALES.
besoin de lui le lendemain. Je regardai fixement cet
homme en haillons 5 il me semblait sublime d'entêtement
et d'impudence; je lui donnai deux soufflets, un écu
napolitain et un verre de limonade; il s'en alla très-satis-
fait. Osez vous aventurer dans le Largo del Castéllo ,
rendez-vous ordinaire des fiacres napolitains; vingt fouets
vont claquer sous vos yeux au risque de vous éborgner ,
et vous serez très-heureux si, en vous criant dans leur jar-
gon semi- anglais , acaroz l acaroz l ils ne vous forcent
pas de monter dans leur détestable voiture. Tout cela, c'est
le beau idéal de l'effronterie.
Les Américains du Nord , placés à l'extrémité opposée
de l'échelle de la civilisation, sont souvent grossiers, mais
non impudens; leur respect pour l'indépendance les rend
coupables de mille fautes contre la politesse; faute qu'ils
commettent avec une gravité et un sang-froid impertur-
bable. L'Américain est aussi calme sur le pont d'un
vaisseau que dans sa chambre , et aussi sans façon au mi-
lieu d'un salon que dans son cabinet de toilette. Il a
poussé jusqu'au mépris des autres ce respect de soi-même
qu'il a emprunté à l'Angleterre. Il est plus susceptible
que nous, comme un jeune recrue est plus susceptible
qu'un vieux soldat. Nous autres Anglais , n'avons-nous
pas nos vieux titres? On nous répéterait de mille manières
que nous sommes ridicules , stupides , incapables ; peu
nous importerait. Quatre siècles répondent pour nous.
Mais les Américains ont tout à faire , laissez-les gagner
leurs éperons , vous verrez ensuite leur susceptibilité
s'amortir et leur vanité inquiète se transformer en un
orgueil content de lui-même.
Il y a des raisons physiques et matérielles pour que les
vices des peuples ne se ressemblent pas. La vie des hom-
mes du midi est en dehors, la vie des hommes septentrio-
I
DES SPÉCIALITKS NATIONALKS. 165
naux est toute en dedans 5 il faut à ceux-ci une nourriture
très-succulente , à ceux-là des aliniens Irès-légers^ la dit-
férence de leurs mœurs et de leurs idées est inévitable et
intime. Ces mêmes motifs physiques ont donné aux jouis-
sances de la {^astronomie un développement bien plus
intense dans le nord que dans le midi. L'homme méridio-
nal travaille peu, se nourrit de végétaux et de pâtes, dé-
pense peu de force et ne sent pas le besoin de l'excitation
causée par l'alcohol et les liqueurs fermentées. Exposé
sans cesse à l'action du froid et de l'humidité, l'homme
septentrional est obligé de contrebalancer cette influence
funeste et de se réchauffer par des liqueurs ardentes. IL
semble que la nature l'ait voulu ainsi. Le sol que ses
mains cultive est moins fécond ^ il dépense une grande ac-
tivité, une grande énergie musculaire. La nourriture ani-
male qui répare ses forces charge son estomac et a be-
soin d'une élaboration plus pénible dont les boissons fer-
mentées facilitent le progrès. Les Scandinaves avaient
inventé la bière dès les premiers tems de leur civilisation
barbare : les Tàtares, qui n'avaient ni vin ni bière, ont
trouvé moyen de s'enivrer avec du lait aigri. En gé-
néral, l'homme qui se nourrit de la chair des animaux a
grand'peine à se contenter de l'eau pure pour toute bois-
son. La voracité anglaise a été pour nos voisins un sujet
de perpétuelle raillerie : nous nous sommes vengés , nous
n'avons épargné ni leurs ragoûts ni leurs sauces piquan-
tes, ni leur juliennes. Le résultat le plus positif des pro-
grès de la civilisation a été de nous faire adopter les fri-
cassées de poulets et de réconcilier nos voisins avec le
plum-pudding et le rostbeef. Cherchez une preuve plus
flagrante de la nouvelle alliance des peuples.
Au moyen-àge, les nationalités étaient des haines are
dentés , intenses , sanguinaires. L'histoire des Croisades
166 DES SPÉCIALITÉS NATIONALES.
est remplie d'exemples qui attestent la haine profonde
des Européens les uns pour les autres. L'Italie a con-
servé quelque chose de ce vieux levain : Toscans , Flo-
rentins , Vénitiens , Bolonais , se détestent cordialement
et mutuellement. Chaque peuplade affuble des épithètes
les plus insultantes la peuplade voisine.
<( Vous avez un garçon bien maladroit , dis-je un jour
à un maitre de café de Florence.
— Que peut-on attendre de lui ? me répondit-il , c'est
un Romain. »
Les proverbes nationaux offrent plus d'une trace de
ces vieilles antipathies : la gueuserie fière des Espagnols,
la lenteur des Hollandais, la gloutonnerie des Anglais font
partie du dictionnaire des injures gallicanes ^ les mêmes
fleurs de rhétorique sont communes parmi nous. Prendre
congé à la française , c'est décamper sans mot dire ^ mar-
cher à l'espagnole , c'est se pavaner orgueilleusement .5
boire comme un Suisse semble une expression commune
à tous les peuples \ fumer comme un Allemand est encore
une locution assez juste et que les Germains eux-mêmes ,
peuple éminemment consciencieux, ne contrediront pas.
Toutes nos relations commerciales semblent prouver que
nous n'avons pas calomnié la Chine quand nous avons
dit : voleur comme un Chinois. Une expression bien plus
symbolique , bien plus étrange et que les autres nations
doivent comprendre difficilement, c est catching a Tartar:
attraper un Tartare. Ce qui veut dire : être dupe de la
dupe que Von veut faire.
11 n'y a pas de peuples aussi entichés de leur mérite
que ceux dont l'origine semble les exposer à la haine et
à la raillerie des nations. Le point d'honneur des Ro-
mains modernes consiste cà vanter le tems passé , les
Romulus et les Caton. Vous ne les offenseriez pas quand
DES SPÉCIALITÉS NATIONALES. 1(57
VOUS diriez que tous les habilans de Rome actuelle sont
menteurs, fripons et lâches 5 ils ne se formaliseraient pas.
Cependant le Romain appartient assurément à la plus no-
ble race des tems anciens et modernes; c'est bien le des-
cendant des Quirites , le fils de Romulus. Essayez au
contraire de faire entendre raillerie à cet Anglais, pro-
duit bâtard de je ne sais combien de races pillardes,
dans les veines duquel circule le sang mêlé du pirate
Scandinave , du brigand saxon , du Normand rapace , et
du Welche féroce. Il est bien plus fier de sa naissance
que l'homme né au pied du Capitole, et dont le nom de
famille est celui d'une race patricienne.
Le même orgueil appartient à toutes les races mêlées.
Les Américains, dans quelques siècles, formeront un tout
homogène ; et cependant l'Europe entière aura concouru à
la formation du nouveau peuple. Tout le monde sait que
des colonies allemandes , hollandaises , françaises , se sont
établies sur les bords de l'Ohio. Aujourd'hui les Irlandais,
qui émigrent par milliers, forment au milieu des diverses
populations américaines une espèce de corps d'armée im-
possible à méconnaître. Pendantque l'Écossais ou l'Anglais
s'enfonce dans les déserts , devient planteur et bâtit une
ferme, l'Irlandais, incapable de s'isoler, ne quitte pas les
grandes villes et garde toujours sa nationalité distincte. A
Boston , à New-York, à Philadelphie, vous le reconnais-
sez à son accent ineffaçable, aux haillons qui le couvrent,
à sa misère et à sa gaité. Comme le Juif du moyen-âge , il
habite un quartier séparé, n'oublie jamais sa patrie ab-
sente, garde intacte l'originalité de ses mœurs et la bi-
zarrerie de ses vieilles coutumes. L'Irlandais pourrait dé-
fricher des terres et laisser un bel héritage à ses enfans ; il
pourrait s'amalgamer avec la population américaine, de-
168 DES SPK(-lALriliS SATIOKALES.
venir riche et aspirer aux emplois publics. Ne croyez pas
qu'il le désire , ce serait perdre caste et se détacher de la
souche originelle. La confraternité de misère, de langage
et de souvenir, est un charme que rien ne peut rompre.
Singulier phénomène ! le malheur et la dégradation des
Israélites ont fait consolider leur unité nationale. Ne di-
rait-on pas que les facultés sympathiques de l'homme s'ac-
croissent en raison de sa souffrance, et qu'une providence
bienfaisante lui accorde ce genre de bonheur pour le dé-
dommager de tous les autres ? Un poète anglais plein de
sensibilité l'a dit depuis long-tems : « La communauté des
plaisirs fait des amitiés passagères, c'est la communauté
des peines qui grave l'amour dans le cœur. » En raison
de cette maxime philosophique et sentimentale, toutes les
grandes villes d'Amérique semblent destinées à avoir leur
quartier irlandais; quartier boueux , infect, incommode,
où pullule une végétation immonde et joyeuse , où l'on
se bat et où l'on chante du soir au matin , où la tradi-
tion du patois milésien se transmet de génération en géné-
ration.
Certes, le caractère des races se perpétue victorieuse-
ment à travers les âges. Il s'altère et se modifie , mais
il ne s'anéantit pas. Partout où le sang gothique a circulé,
on a reconnu la même hauteur, la même fierté, le même
courage. Le sang gaulois ne s'est pas altéré dans le Ca-
nada. Les Anglais retrouvent chez les Américains l'esprit
d'entreprise, l'énergie, la vigueur persévérante des Saxons
leurs ancêtres. La conduite des Américains pendant la
guerre de l'indépendance est une conduite toute anglaise.
La révolution de France a rappelé sous plus d'un rapport
la vieille révolte des Maillotins.
Mes observations se trouveraient dénuées de toute phi-
nES SPÉCIALITÉS NATIONALES. 101)
losophie et de toute utilité , si nous ne cherchions à fixer
d'une manière historique le progrès , le mélange et la
destinée définitive des nationalités modernes. Sommes-
nous sur la voie d'une fusion universelle ? Faut-il nous at-
tendre à ce que toutes les nationalités s'effacent en s'in-
fluençant mutuellement? Ce n'est pas là seulement une
question de curiosité historique , mais une question de
littérature, de politique et d'art (1). Quelle subtilité,
quelle finesse d'esprit ne faudrait-il pas pour apprécier le
résultat total de ces influences si diverses? Le philosophe
peut affirmer qu'elles ne se détruisent pas : mais que de-
viennent-elles ? Comment poursuivre à travers toutes ces
métamorphoses le génie de la race saxonne , s'élançant
du fond des bois de la Germanie, animant l'Angleterre ,
s' alliant au puritanisme, fondant l'Amérique septentrio-
nale et qui ne peut manquer de se transformer de nou-
veau. Si l'on veut remonter plus haut encore , ne semble-
t-il pas prouvé par les travaux philologiques de quelques
écrivains allemands que le génie féodal de la Germanie
descend en ligne directe de l'Inde antique? On avait re-
marqué, d'une part, l'étrange ressemblance des racines de
la langue persane avec les racines de la langue allemande;
d'une autre, la similitude non moins bizarre qui se trouve
entre l'esprit de caste de l'Hindostan et la hiérarchie féo-
dale. L'étude des poèmes sanscrits et des traditions natio-
nales a démontré récemment que cette double analogie
(1) IVoTE DU Tr. h est remai'quable qu'à riiistant même où parais-
sait cil Angleterre cet article qui indiquait avec une spirituelle finesse
linfluence mutuelle des nationalités, un jeune écrivain, M. Pliilarètc
Chastes , développait , à l'Athénée de Paris, dans un discours dune
éloquence entrainanle , la même théorie appliquée aux diverses
phases littéraires et à l'histoire de l'intelligence.
170 DES SPÊCIALÎTËS NATIONALES.
n'a rien d'illusoire, et que les nations hindou -germa-
niques appartiennent à une seule et même race. Osez
donc nier la vitalité puissante des nationalités , osez ré-
voquer en doute la perpétuité de cette vieille sève qui ne
cesse point d'alimenter de jeunes rameaux.
\{Metropolitan.)
NOUVELLES DES SCIENCES,
DR LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-AUTS , DU COMMERCE, DES ARTS
INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
Du système électoral de V Angleterre avant et depuis
le bill de réforme. — Au moment où la Grande-Breta-
gne, en présence d'un ministère pris dans les rangs de la
minorité de la Chambre des Communes , manifeste avec
une sagesse et une fermeté admirables, par ses élections
générales , la volonté de persister dans la voie du progrès
modéré qu'elle avait embrassé; il ne sera pas sans intérêt
de comparer le chaos électoral qui a précédé la réforme ,
avec le nouveau système d'élection qui a permis à près
d'un million de citoyens de prendre une part active aux
affaires du pavs.
L'inégalité de la représentation nationale dans la Cham-
bre des Communes et les vices du mode d'élection avaient
été signalés, il v a plus de cinquante ans , par les deux
hommes d'état les plus célèbres du dix-huitième siècle ,
le vieux Chatham et son fils. « Le beau système de gou-
vernement qui fait de l'Angleterre l'objet de l'admiration
et de l'envie de tous les peuples, disait W. Pitt dans sa
motion pour la réforme parlementaire du 7 mai 1783 , a
dégénéré de sa purel(' primitive , et les représentans de la
nation anglaise ont cessé depuis loug-tems d'avoir la
moindre relation avec elle. La représentation nationale,
pour atteindre aux degrés de durée et d'excellence aux-
172 NOUVELLES DES SCIENCES ,
quels elle aspire, doit être égale, facile, praticable et com- ,
plète 5 elle a cessé d'avoir ces caractères, puisque les repré-
sentans du peuple cessent d'avoir des rapports avec le
peuple qui les nomme , et se trouvent ou se placent dans
la dépendance de la couronne ou de l'aristocratie. Or, il
est des villes ou bourgs qui sont sous l'influence directe
de la trésorerie et de l'administration des douanes tels
que les cinq ports ^ et tous ceux où les douanes exer-
cent une action immédiate 5 il est des bourgs qui n'en
ont que le nom et dont l'existence n'est connue que par
leur représentation ; il en est dans lesquels un petit
nombre de votans est en possession de vendre le droit
d'élire et de trafiquer de leur vote au plus offrant et aux
enchères publiques. Le nabab d'Arcate a sept ou huit
de ces représentans dans la Chambre des Communes. »
L'ordre du jour sur cette motion ne fut adopté qu'à la
majorité de 161 voix contre 141.
Le premier Parlement de Henri VIII ne comptait que
198 membres. La réunion des législatures d'Ecosse et d'Ir-
lande a étendu ce nombre à 466, et les chartes particu-
lières émanées d'Henri YIII et de ses successeurs l'ont
porté à 658 , répartis ainsi qu'il suit : pour l'Angleterre
489, pour le pays de Galles 24 , pour TÉcosse 45 , et
pour l'Irlande 100. Le vice de la représentation anglaise
des villes et des bourgs était moins l'œuvre du législateur
qui l'avait fondée que celle des siècles progressifs durant
lesquels elle était restée stationnaire. C'est ainsi qu'un
respect absurde pour les institutions de la vieille Angle-
terre donnait une dépulation à des bourgs inhabités , jadis
populeux j tandis qu'il la refusait à des villes, aujour-
d'hui florissantes , et qui ne formaient autrefois que
de simples villages. Mais les statuts et les chartes parti-
culières qui ont successivement réglé la capacité éleclo-
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTME , ETC. 173
raie dans les villes et les bourgs , renfermaient les germes
des abus que le tems a développés. Ainsi dans 29 bourgs
où , dans l'origine , Téleclorat était attaché à la tenure
bourgeoise ( burgage tenure), le propriétaire de ces ter-
rains aujourd'hui inhabités se nommait lui-même ou par
ses ferfniers. Il v avait des villes où tout habitant était
électeur; dans les unes on ne rangeait dans cette classe
que les propriétaires de maisons 5 dans quelques autres,
on y comprenait quiconque payait sa quote-part des
charges de la paroisse.
Ailleurs il fallait être bourgeois , ou bien être admis à
la corporation ou à la franchise de la ville , depuis un
an. Dans les villes et ports qui sont comtés par eux-
mêmes, il fallait être propriétaire de/zee-^oW^, c'est-à-
dire de la maison et du sol. Pour être électeur de comté,
il fallait être possesseur defree-holds ou franc-tenancier
pour un revenu annuel de 40 schell., valeur fixée par le
10^ statut d'Henri VI, équivalant aujourd'hui à 20 liv. st.
{500 fr.). A cette condition on avait le droit de voter in-
différemment partout dans les Trois-Royaumes, abstrac-
tion faite du domicile ; ce qui permettait à certains élec-
teurs de concourir à plusieurs élections pour là même lé-
gislature.
Les conditions d'éligibilité étaient : d'être né anglais,
d'avoir atteint l'âge de vingt-et-un ans, de posséder de-
puis un an , sauf les cas d'échule par succession , testa-
ment ou contrat de mariage , un revenu annuel net de
toute charge, de 600 liv. st. (15,000 fr.) , pour les dé-
putés des comtés , et de 300 liv. st. (7,500) pour ceux
des villes et ports. Les fils de pair étaient seuls affranchis
de cette dernière condition.
Etaient inéligibles : les membres du clergé anglican ou
ministres de l'Evangile en Ecosse , les papistes , les ci-
174 NOUVELLES DES SCIENCES,
loyens coupables ou prévenus de crimes capitaux, les mis
hors la loiÇoiit-laws) en matière criminelle seulement; les
shériifs des comtés, les maires, baillis, shérifFs des villes,
ports et bourgs, dans leurs juridictions respectives seule-
ment; les personnes employées à la perception de tout re-
venu public , provenant d'impôts créés depuis 1808 ; les
commissaires des prises, leurs secrétaires ou receveurs, les
contrôleurs des comptes de l'armée, les gouverneurs des
colonies et leurs lieutenans ; les employés de l'excise des
douanes , du timbre , du sel , etc. ; les commis des em-
ployés supérieurs de la trésorerie , de l'échiquier , de la
marine, des vivres, de l'amirauté, enfin ceux de tous les mi-
nistères, à l'exception des sous-secrétaires-d'état ; les pen-
sionnaires révocables de la couronne ; les fournisseurs du
gouvernement 5 les élus de plusieurs villes , bourgs ou
comtés, jusqu'après leur option.
Tel était le dernier étal de la législation électorale dans
le Royaume-Uni, quand le bill de réCorme a été promul-
gué. Voici le résumé des dispositions de ce bill, quanta
la capacité électorale, la formation des listes, et le mode
d'élection.
Le législateur a retiré aux bourgs-pourris leurs vieux
privilèges ; il a accordé le droit de voter à plusieurs cités
populeuses qui en étaient privées, et dans les comtés il a
réduit le revenu exigé pour l'électorat, de 40 liv. st. à 10
liv. st. (250 fr.); pour les élections des villes et bourgs, il
a maintenu presque intégralement les anciennes condi-
tions, et n'a imposé aux habitans des villes affranchies
que des conditions uniformes, telles que de jouir du droit
de cité , et de payer depuis un tems déterminé une légère
redevance. Ces diverses dispositions ont créé plus de
800,000 nouveaux électeurs.
Le bill exige la formation d'une liste électorale double.
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE, ETC. 175
Cette liste est permanente. Elle est révisée tous les ans à
une époque déterminée , contratlictoirement entre le ci-
toyen inscrit ou rayé et les agens du gouvernement ou
les électeurs opposans, comme dans le système français.
Un double de la liste est donné aux clercs du scrutin , et
sert à vérifier la capacité des volans. Dès que la procla-
mation royale pour l'élection d'un nouveau parlement est
émanée du roi , Tordre est donné au grand chancelier
d'expédier aux schérifFs des comtés les writs ou man-
dats électoraux. Ceux-ci requièrent, en conséquence, les
magistrats désignés par la loi sous le nom de retuniing
officers de remplir les formalités préalables , c'est-à-dire
d'annoncer l'époque et le lieu de l'élection , de dispo-
ser le local où elle doit se faire • de recevoir les sermens
des clercs et de préparer les cheqne-books , rep^istres
portatifs sur lesquels les inspecteurs du poil et les candi-
dats inscrivent les votes , et qui servent à contrôler le re-
gistre tenu par le clerc du poil.
Le jour de l'élection , le schéritF, ou le haut-bailly ,
se rend au local où elle doit avoir lieu 5 c'est autant que
possible une salle pouvant contenir 600 personnes au
moins. Il ouvre les opérations, en prêtant serment con-
tre la corruption devant un juge de paix ou entre les
mains de trois électeurs; il lit l'acte du parlement contre
la corruption et proclame publiquement le nom des can-
didats. Le bureau se compose du retwning officei\ fai-
sant les fonctions de président, et du clerc ou secrétaire du
poil. Si les candidats n'ont pas de compétiteurs, la seule
proclamation de leurs noms, par le schérifip, devant l'as-
semblée électorale, équivaut à l'élection, et on n'a pas le
droit de réclamer ni d'ouvrir un scrutin ; mais , s'il y a
concurrence entre les candidats, le poil ne peut être re-
fusé. Toutes les mesures sont prises pour que l'opération
176 NOUVELLES DES SCIENCES ,
ait lieu avec ordre et sans confusion. L'abord des salles
d'assemblée est garanti par des palissades ou couloirs
étroits où l'on ne peut circuler qu'un à un. L'électeur
s'approche du bureau et fait constater son droit d'élire,
et déclare, à haute voix, qu'il vole pour tel ou tel candidat.
Ceux-ci sont présens au bureau^ assistés de leurs clercs,
qui notent les votes sur le cheqiie-booh .
On connaît les scènes plus ou moins grotesques aux-
quelles donnaient lieu , trop souvent , les interpellations
faites aux divers candidats, et la lutte deprotestationsou de
lieux communs politiques, qui s'élevait entre ces derniers
et l'assemblée. Ces questions , ces harangues sont encore
autorisées ; mais elles n'ont rien de ridicule, ni d'odieux
aujourd'hui , bien qu'elles paraissent fort étranges à nos
voisins. Sans doute leur caractère se plierait moins que
le nôtre à ces manifestations d'une démocratie dont le
lit, fortement contenu par notre vieille constitution, a été
profondément creusé par nos mœurs politiques : mais je
ne sais s'il ne vaudrait pas mieux , pour leurs candidats,
de faire un essai public des lumières qu'ils ont acquises
sur les intérêts positifs du royaume, sur les améliora-
tions praticables dans la législation civile , criminelle ,
industrielle, administrative, etc., que de capter en se-
cret des suffrages par des promesses faites isolément à
l'égoisme , ou par de maladroites flatteries jetées à la va-
nité d'un électeur.
^ \u^ci$ ^^rtfttr^lTes.
'<:^^::y
Cas remarquable de monstruosité vivante. — Le der-
nier numéro de \ American Journal of Science , jour-
nal rédigé par des hommes habiles qui méritent toute con-
fiance, contient la description d'un poisson double ap-
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 177
pelé chat (espèce de silurus). Ce poisson phénomène fut
pris avec un filet à crevettes, au mois d'août 1 833 , à l'em-
bouclmie de lu Cape-Fear , dans la Caroline du Nord. Les
deux sujets étaient unis l'un à l'autre comme les jumeaux
siamois. Un même tégument couvrait leur poitrine, et une
simple raie noire en marquait la séparation. La contexture
et la couleur de la peau étaient en tout semblables à celles
du ventre. La tète et les entrailles étaient dans leur entier
chez chacun d'eux -, mais lorsqu'on pratiqua l'incision sur
un coté de l'abdomen , on trouva cette membrane vide.
On conjectura dès lors que les entrailles qu'elle aurait dii
contenir étaient passées dans l'abdomen de l'autre sujet,
ce qui se vérifia. Le premier de ces poissons avait trois
pouces et demi de longueur, et le second deux pouces et
demi seulement. ïl est probable que, lorsque ces animaux
naquirent, ils étaient de même force et de même grandeur;
mais la nature paraissant plus favorable an développe-
ment de l'un que de l'autre, le premier aurait beaucoup
plus grossi que le second s'ils eussent vécu plus long-
tems; car avant naturellement la tète placée au-dessus
de celui-ci, il pouvait choisir la nourriture qui se présen-
tait, tandis que l'autre était obligé d'attendre que le
hasard le servît ou que son jumeau fût rassasié.
tltcrrtfure.
Progrès de la presse pénodique aux Etats-Unis.
— Que de fois n'avons- nous pas reproduit le titre que
nous venons de transcrire ; mais aussi quelle est l'indus-
trie , quel est l'art , quelle est la science , qui , en si peu
d'années, a fait autant de progrès , a pris autant de déve-
loppemens que la presse périodique ? et nulle part aussi ,
cet accroissement et ces progrès n'ont été plus rapides
xiir. 12
178 NOUVELLES DES SCIENCES,
qu'aux Etats-Unis. Nous nous proposons, dans un pro-
chain article , de tracer une esquisse historique de la lit-
térature périodique dans l'Union , tableau qui ne sera
pas moins piquant que celui de l'histoire du théâtre et
de l'art dramatique de l'Amérique du Nord, que nous
avons publié dans notre dernier numéro. En attendant ,
et sans déflorer les révélations curieuses qui feront par-
tie de notre prochain article , nous allons donner ici un
aperçu de l'état actuel des différentes branches de la
presse périodique aux Etats-Unis. C'est à un journal amé-
ricain que nous empruntons cet intéressant résumé :
« Ce fut en 1704, à Boston, que parut le premier jour-
nal anj^lo-américain j en 1720, les colonies américaines
publiaient seulement trois journaux ; en 1771 , vingt-
cinq ; en 1775, trente-sept. On le voit, cette marche,
quoique progressive, était encore bien lente-, mais elle
prit tout son essor du moment où les Américains eurent
conquis leur indépendance. En effet, en 1801, les Etats-
Unis publiaient deux cents journaux 5 en 1810, trois
cent cinquante - neuf ; en 1828, huit cent cinquante-
un 5 et enfin , en 1834 , douze cent cinquante journaux
et cent quarante feuilles périodiques. Il est bon cepen-
dant de faire remarquer que, parmi ce grand nombre de
journaux , il en est bien peu qui soient quotidiens. En
1801 on en comptait dix-sept 5 en 1810 , vingt-sept , et
en 1834 , quatre-vingt-dix tout au plus; mais pour avoir
une idée exacte de l'importance de la presse américaine ,
il ne s'agit pas seulement de connaître le nombre de
journaux qui existent , et le mode de leur publication ; il
faut encore savoir quel est le chiffre de leur émission.
En 1801 , le docteur Miller évalua l'émission totale de la
presse américaine à 13,075,000 feuilles 5 M. Thomas la
porta, en 1810, à 22,222,200. Ainsi, dans l'espace de
DU COMMERCE, DE l'iNDUSÏRIE, ETC. 179
ces dix années , non seulement le nombre des journaux
s'accrut, mais encore leur émission particulière prit une
plus grande extension. Aujourd'hui, d'apiès des calculs
assez exacts, on peut porter l'émission totale de la presse
américaine à 70 ou 80 millions de feuilles par an.
» Il serait difficile de répartir d'une manière équitable
ce nombre immense de feuilles entre les 1,200 journaux
publiés dans l'Union. Leurs modes si divers de publi-
cation , les phases si incertaines de leur existence et
mille autres causes , rendent cette appréciation presque
impossible. Cependant on pourra juger de l'importance
de ces publications par ce qui se passe à New-York. En
1832, W^ï /mual-Registei- de celle \'û\e assi^nsiit à cha-
cun des treize journaux quotidiens qui se publient à
New- York une émission moyenne de 1,400 exemplaires
par jour, et en 1834, il a porté ce chiffre à 1,700. Cette
moyenne serait, sans contredit, beaucoup trop élevée
pour les 90 journaux quotidiens qui se publient mainte-
nant dans l'Union, et ne peut être applicable qu'aux
feuilles publiées dans les grandes villes , telles que Phi-
ladelphie , Boston, Baltimore, etc., etc. En général,
la distribution moyenne des journaux de l'intérieur flotte
entre 500, 600 et 650 exemplaires par jour. Cependant,
dans le Massachussets , le New-Hampshire et le Connec-
licut , on la porte à 800. Voici maintenant quel est le
nombre des journaux et recueils périodiques qui s'oc-
cupent de sciences, de littérature, de beaux -arts , etc.
Nous indiquons ici leur nombre et leur spécialité :
Journaux de médecine 8
Joui'uaux de jurisprudence. . 3
Recueils littéraires Ii9
Jouru. religieux et littéraii'es. lil
Journaux purement l'eligieux. 85
Journaux d'agriculture 12
Journaux de tempérance.. . . 18
Total 216
180 MOUVELLliS DES SCIENCES,
» Il serait sans doute difficile de préciser le chiffre de
l'émission de ces divers recueils; nous ne l'essaierons
même pas. Nous dirons seulement qu'entre toutes les pu-
blications , celles d'un caractère religieux se distinguent
par l'activité de leurs éditeurs et par l'empressement des
divers sectaires auxquelles elles s'adressent. Ainsi , le
N^ew-l'oj'k Baptiste-Register, expression de la secte des
anabaptistes , et qui s'imprime à Utica , compte 7,000
souscripteurs 5 le Christian- A dvocnte , journal métho-
diste qui s'imprime à New-York, a 32,000 abonnés. Les
autres journaux méthodistes comptent environ 3,000
abonnés. Enfin, le Gospel- Advocate et le Trumpet-Ma-
gazine , tous deux organes des universalistes , ne comp-
tent pas moins de 5 et 8,000 souscripteurs. »
âfecott<?mi<; Sa.octafe.
Projet d'une nécropole gigantesque. — Depuis quinze
années, l'Angleterre offre un spectacle vraiment affligeant,
retracé de différentes manières , suivant les impressions
que chaque auteur a ressenties- mais toujours pénible ,
sous quelque point de vue qu'on l'ait considéré. Ce n'est
pas à nos dissensions politiques que je veux ici faire
allusion, mais bien à ce progrès irrésistible de la surabon-
dance de la population qui tarit toutes les sources de ri-
chesse et de prospérité. Quarante mille enfans de la
Grande-Bretagne qui, chaque année, quittent volontai-
rement le sol de la patrie, trois mille condamnés que nos
lois envoient tous les ans dans des pays lointains , ne par-
viennent pas encore à établir l'équilibre entre l'accrois-
sement de la population et celui de la production des objets
nécessaires à l'alimenter. Ce ne sont pas seulement les
vivans qui se gênent les uns les autres, les morts viennent
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTHIE , ETC. 18l
aussi chaque jour leur ravir une portion de cet étroit
espace qui suffit à peine à leur existen(^e. Les caveaux des
églises regorgent de cadavres et de cercueils ; un air mé-
phylique circule dans leur enceinte; les cimetières dis-
posés autour des paroisses sont encombrés, et chaque
jour on apprend que des tombes fermées la veille sont vi-
dées le lendemain pour recevoir un nouvel occupant. In-
sensiblement le sol des cimetières de Londres s'est élevé
au-dessus de son niveau naturel -, et les tombes sont actuel-
lement si rapprochées qu'à l'ouverture de chaque nou-
velle fosse il s'exhale de ces lieux un air tellement vicié, des
gaz tellement délétères, qu'en général la santé des habi-
tans qui vivent auprès de ces cloaques en est gravement
affectée. Cependant chaque année plusieurs navires expor-
tent de Londres des chargemens entiers d'ossemens hu-
mains dans les parties septentrionales de l'Angleterre, où ils
sont brovés pour servir ensuite comme engrais. A Shields
et à Sunderland , villes maritimes , on a imaginé un sin-
gulier expédient pour subvenir à l'insuffisance de l'espace
destiné aux sépultures : les corporations de ces deux villes
obligent les navires qui fréquentent ces deux ports à dé-
poser leurs lests sur Je sol des cimetières. Par ce moyen,
des couches successives de terre se sont accumulées et
ont formé au-dessus du sol primitif un nouvel emplace-
ment que la mort viendra bientôt envahir.
Dans des villes plus populeuses , telles que Manchester
et Liverpool , les mêmes embarras se sont présentés ; par-
tout on a été forcé d'ouvrir de nouveaux cimetières , et
la corporation de Londres , à son tour , n'a pu s'empêcher
d'en créer un auprès de Paddington. Mais ces nouveaux
terrains qu'on prépare ne seront-ils pas bientôt remplis 5
car on ne fait qu'agrandir le domaine de la mort, sans
remédier aux causes si nombreuses qui en accélèrent le*
182 xoiu'KM.rs bES sciences,
progrès. C'est aussi pour ('conomiser l'espace que M. Wil-
son a conçu le plan d'une immense nécropole qui, pendant
plusieurs siècles, pourrait sans encombrement recevoir les
dépouilles mortelles des habitans de la capitale. Ce projet,
quelque gigantesque qu'il soit, quelles que soient les diffi-
cultés d'exécution qu'il présente , nous semble cependant
digne d'attention. En l'examinant, on croirait lire la des-
cription de quelques-unes de ces étonnantes créations de
Martin. La nécropole de M. Wilson sera tonte n.onumen-
tale-, point d'arbustes, point de verdure, point de ces coli-
fichets d'architecture mondaine qui s'allient si mal avec
les idées de mort et d'éternité. Imaginez une pyramide
de granit immense, plus grande encore que celle de
Chéops, dont la base occuperait une superficie de 900
pieds carrés et dont le sommet s'élèverait dans les airs à
une hauteur de 1,800 pieds. Voilà quel serait l'aspect
général de ce monument grandiose. Examinons-le main-
tenant dans ses détails.
Les fondemens seraient en entier formés par plusieurs
couches de pierres liées entre elles par du ciment. On
pénétrerait dans l'intérieur par quatre portes situées au
nord, au sud, à l'est et à l'ouest^ à partir du niveau du
sol s'élèverait successivement une longue suite d'étages
dont le nombre serait de quatre-vingt-quatorze, depuis
la base jusqu'au sommet de la pyramide. Chacun de ces
étages, coupés par plusieurs corridors , recevrait un nom-
bre de cercueils proportionné à sa capacité : ainsi l'étage
inférieur pourrait recevoir 147,360 cercueils, tandis que
l'étage le plus élevé n'en contiendrait que 480. D'après
le calcul de M. Wilson, l'édifice entier pourrait con-
tenir 5,167,104 cercueils. Ainsi, «n supposant que le
chiffre de la mortalité de Londres soit de 27,000 par an-
née, il ne faudrait pas moins de deux siècles pour remplir
DU COMMERCE, DE I. INDUSTRIE , ETC. 183
cette Immense pyramide. Certes , sous le rapport de l'é-
conomie du terrain , le projet de M. Wilson présente un
avantage immense; car en suivant la méthode ordinaire,
1 ,000 acres sutFiraient là peine pour recevoir 5,000,000 de
cercueils , tandis que la base de la pyramide Wilson n'oc-
cuperait que dix-huit acres de superficie. Disons encore
quelques mots sur les dispositions intérieures de ce vaste
monument : des corridors spacieux conduiraient au cen-
tre de rédlfîce; là un ventilateur général renouvellerait
l'air jusque dans les moindres parties. Aux quatre avenues
principales viendraient aboutir des passages de différentes
grandeurs qui, par des plans inclinés, communiqueraient
d'étage en étage. La partie inlerieure du monument serait
réservée aux grands cénotaphes 5 là on élèverait des sta-
tues aux hommes illustres, là on étalerait toute la pompe
des arts. Dans le fond serait la chapelle ; à droite et à
gauche les différens bureaux de l'administration et les lo-
gemens pour les gardes et les surveillans. Ainsi le plus petit
espace serait utilisé, et l'intérieur de cette pyramide res-
semblerait à une ruche immense dont chaque cellule se-
rait un tombeau.
M. Wilson a porté à 2,500,000 liv. st. (37,500,000 f.)
la somme nécessaire pour la construction de ce mausolée;
mais, comme selon toute apparence , il serait impossible
de réaliser sur-le-champ un capital aussi considérable, cet
architecte a proposé un mode d'érection qui semble de-
voir tout concilier. Il voudrait qu'on bâtit peu à peu, et
qu'on laissât chaquegénération travailler à la construction
de ce monument éternel. Cependant M. Wilson pense
qu'on pourrait l'achever dans quatre-vingt-dix et même
dans vingt ans, si l'on avait assez de capitaux pour se-
conder l'entreprise. Voici comment il pense que les entre-
preneurs rentreraient dans leurs fonds : en supposant ,
184 ROUVELLES DÈS SCIENCES,
dit-il, que le nombre des décès dans Londres soit de 30,000
par année, et en admettant que 10,000 sépultures seule-
ment fussent réservées à l'entreprise, au prix de 10 liv.
9t. (200 fr.) chacune , il y aurait une recette de 100,000
liv. par an, ou de 10,000,000 par siècle; or, comme la
pyramide n'aurait coûté que 2,500,000 liv., il y aurait
une différence au profit des actionnaires de 7,500,000 liv.
sterl., différence qui couvrirait bien au-delà le capital en-
gagé et les intérêts.
Ainsi, ces grands monumens, construits autrefois pour
satisfaire le caprice ou la vanité d'un tyran, et qui ne fai-
saient qu'appauvrir le pays où ils s'élevaient, grâce à l'in-
dustrialisme de notre époque, sont appliqués à l'utilité de
tous et deviennent des sources immenses de richesse.
Limerick a des jardins supendus dont les parties infé-
rieures, louées au commerce, sont d'un grand rapport 5
la tonnelle de M. Brunel donnera un produit de plus de
400,000 fr. par an , et la pyramide Wilson , si elle est
exécutée, procurera, comme on l'a vu, des bénéfices
considérables.
(^g,f(tft5tt(|tt(l.
Tableau comparé de la dui'ée moyenne de la vie en
France et aux États-Unis. — Dans un article du plus
haut intérêt sur les divers systèmes d'assurances sur la vie
que nous avons publié dans le 2P numéro de celte série
(septembre 1834), se trouvaient des rapprochemens fort
curieux relatifs à la durée moyenne de la vie , observée
en France et en Angleterre. Nous profitons de la publi-
cation des savans mémoires lus à l'Académie américaine
des sciences et arts , par le docteur Wiggiesworlh , pour
DU COMMERCE, DE L'iNDUSTr.îE , ETC. 185
mettre sous les yeux de nos lecteurs les résultats des re-
cherches faites aux États-Unis par ce statisticien distingué
sur le même sujet. Nous commencerons par le classement
d'après l'âge de la population américaine rapproché de
celui de la France à des époques à peu près égales.
Classement par âges de la population de la France et des Etats-
Unis.
IRANCE BN le
J26.
NOMBRE
d'individus.
ETATS-UNIS EN
NOMBRE
d'individus.
9 ans
et au-dessous.
5,968,810
10
ans
et au-dessous
3,426.584
9 —
à 16 ans. . .
3.9Ji,370
10
—
à 15 aus. . .
1,310,751
16 —
à 21 —
2,652,030
15
. —
à 20 — . . .
1,173,327
21 —
à 30 —
Zi, 386, 450
20
—
à 30 — ...
1,868,564
30 —
à 40 — . . .
4,218,100
30
—
à 40 —
1,148,161
60 —
à 50 — ...
3,476.210
40
—
à 50 — ...
724,795
50 —
à 60 — ...
. 2,681.020
50
—
à 60 — . ..
453,428
60 —
à 70 — ...
1,732.450
60
—
à 70 —
263,776
70 —
à 80 — . . .
764,050
70
—
à 80 —
116,170
80 et
au-dessus. . . .
Total. . . .
166,410
80
et au-dessus.
Total
38,502
30,000,000
10,526,058
Nous laissons aux physiologistes le soin de tirer les
conséquences de la différence qui existe entre ces chif-
fres aux deux périodes extrêmes de la vie. Nou§ ferons
seulement remarquer que le chiffre des Etats-Unis ne se
rapporte qu'à la population blanche.
Voici maintenant la durée moyenne pour chaque âge,
telle que Ta obtenue M. Wigglesworth-, elle corrobore les
données de ce premier tableau. Nos lecteurs pourront en-
core mieux s'en convaincre en le rapprochant de ceux de
Northampton , de Duvillard , de Deparcieux et de Car-
lisle, qui se trouvent à la page 91 de notre article précité.
186
NOUVELLES DES SCIENCES
Tableau de la durée moyenne de la vie à chaque âge ^ obsetvée
aux Etats-Unis , parle docteur Wigglesworth.
A&ES. DUREE
de la vie.
5 ans A0,88
10 — 39,23
15 — 36,17
20 — 34,22
25 — 32,33
SO — 30,25
55 — 28,22
40 — 26,04
45 — 23,92
AGKS. DURÉE
de la vie.
50 ans 21,17
55 — 18,35
60 — 15,45
65 — 12,45
70 — 10,06
75 — ; 7,85
80 — 5,85
85 — 4,57
90 — 3,75
En comparant les tables française et américaine, on
verra que la durée de la vie aux Etals-Unis est bien moin-
dre qu'en France, depuis l'enfancejusqu'àrâgemûr 5 mais
qu'à partir de cette époque jusqu'à l'extrême vieillesse ,
tout l'avantage reste aux Américains : phénomène remar-
quable dont on ne peut se rendre raison qu'en tenant
compte de cette exertion de forces , de cette ardeur que
déploient les Américains dans toutes leurs entreprises. Les
plus faibles succombent à la peine 5 mais ceux dont la
constitution a été assez forte pour résister , parvien-
nent à un âge très-avancé : aussi en 1830 ne comptait-on
pas moins de 508 centenaires dans l'Union.
Tapisseries de Tfestminster. — Parmi les objets pré-
cieux qui ont élé la proie des flammes lors du dernier
incendie de Westminster , on doit surtout regretter les
magnifiques tapisseries qui décoraient les murs de la
chambre des lords. Les premières tentures de ce genre,
DU COFMERCE , DE l'iXDUSTRIE, ETC. 187
qui parurent en Europe, furent importées trOrient par
les croisés 5 à cette époque, l'art n'avait fait encore que
peu de progrès parmi nous, les femmes de qualité étaient
les seules qui consacrassent leurs loisirs à ces sortes de tra-
vaux. Mais le génie industriel de l'Europe ne tarda pas à
s'en emparer et à en faire une nouvelle branche de com-
merce ; on sait que les Flamands acquirent les premiers
une grande réputation dans ce genre de fabrication. Les
Français et les Anglais ne fondèrent de semblables éta-
blissemens que dans le seizième siècle, sous Henri VIÏI,
en Angleterre, et sous Henri IV, en France. Mais, sous
le règne de Louis XIV , les tapisseries françaises rivali-
saient déjà avec celles des Flamands. En Angleterre, Jac-
ques I" favorisa le progrès de cette industrie, et accorda
2,000 livres sterling à sir Francis Crâne, pour subvenir
aux frais de rétablissement d'une de ces manufactures si-
tuée à Mortlake, dans le comté de Surrev. Jusque-là,
les Pays-Bas étaient les seuls qui importassent des ta-
pisseries dans les autres contrées de l'Europe ; ce fut
là aussi que l'on fit confectionner celles de la chambre
des lords. Ces tentures représentaient la bataille mémo-
rable de V Armada. Le poète, Spencer, fut tellement
frappé de la beauté de l'exécution de cet ouvrage, qu'il
nous en a laissé une description en vers. L'artiste y avait
peint ce grand événement sous toutes ses faces : c'était
d'abord un coup-d'œil général de la flotte espagnole, puis
les différentes manœuvres d'attaque, tantôt les masses im-
posantes de l'escadre ennemie en présence du petit nombre
de vaisseaux anglais j tantôt le plan du combat, le feu de
l'action , enfin , la défaite et le départ de cette escadre qui
avait fait trembler l'Europe. Tout cela était exécuté avec
beaucoup d'habileté. En 1739, John Fine eut la pensée
d'en publier la gravure , qu'il accompagna d'un texte
188 NOUVELLES DES SCIENCES,
explicatif. C'est à cet ouvrage intéressant que nous avons
emprunté les détails qu'on va lire.
Au mois de mai 1588, le gouvernement espa;^nol, ré-
solu d'envahir l'Angleterre, termina tous ses préparatifs,
et donna avec solennité le nom Ôl Armada invincible à
la flotte qu'il venait d'équiper. Cette flotte se composait
de 130 voiles, savoir : 65 galions ou vaisseaux de guerre ,
25 flûtes, 19 chaloupes , 13 petites frégates, 4 galéasses
et 4 galères. Il y avait à bord 19,295 soldats et 8,050
marins, dont un cinquième environ avait été fourni par
le Portugal. Les rjuatre galéasses portaient 1,200 rameurs
et les quatre galères 888 ; il y avait à bord 2,431 pièces
d'artillerie, dont 347 appartenaient au Portugal, et 4,575
quintaux de poudre-, en outre, 2,000 volontaires des
familles les plus distinguées d'Espagne- se joignirent à
l'expédition , et le duc de Parme , gouverneur espagnol
dans les Pays-Bas, préparait encore d'autres forces.
L'escadre anglaise n'était composée que de 30 vais-
seaux de guerre , inférieurs pour la plupart à ceux de
l'ennemi , et n'était montée que par 17,472 marins.
On avait divisé l'armée de terre en deux portions : l'une
devait être opposée à l'ennemi en cas de descente; l'autre
devait veiller sur la conservation de la personne de la
reine. Dans ce dernier corps, on comptait 45,362 hom-
mes et 36 pièces de canon, et dans le premier, 18,449.
Au moment où V Armada allait partir de Lisbonne ,
le grand-amiral, le marquis de Santa-Cruz, mourut pres-
que subitement des atteintes d'une fièvre maligne. Cette
mort fut suivie de celle du duc de Galiano, vice-amiral 5
on conçoit que ces circonstances fâcheuses durent retar-
der le départ de la flotte. Il était difficile de trouver un
successeur à SantaCruz; mais bientôt on jeta les yeux sur
le duc de Médina-Sidonia , et on lui donna pour vice-ami-
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE, ETC. 189
rai le duc de Ricaldo. Le nouveau chef était un homme
d'une grande réputation , mais qui ne connaissait point
la marine comme ses prédécesseurs. Cependant le 19 mai,
la flotte mit à la voile ; mais en se rendant à la Coroj^yne ,
où elle devait prendre encore un renfort de troupes et de
munitions, elle essuya vme violente bourrasque qui la dis-
persa et lui causa plusieurs perles. Tous les vaisseaux ,
excepté quatre, relâchèrent à la Coroj^ne -, on les radouba,
et, quelques semaines après, la flotte était en état de te-
nir la mer. La nouvelle de celte avarie fut très-exagérée
en Angleterre ; on pensait déjà que l'expédition ne pour-
rait plus avoir lieu , et l'amiral anglais , lord Howard ,
reçut l'ordre de désarmer quatre des plus grands vais-
seaux -, mais il n'obéit point, et résolut de garder auprès
de lui et à ses frais les soldats et les marins qu'on lui or-
donnait de renvoyer. Il fit plus , il voulut voir par lui-
même la situation de V Armada , et fit voile vers la Co-
rogne. Lorsqu'il fut arrivé sur les côtes d'Espagne , il ne
tarda pas à se convaincre de la fausseté des bruils répan-
dus à la cour ; en effet V Armada s'avançait vers l'An-
gleterre, comme à une conquête certaine. Il vire de bord,
et se rend à Plymoulh.
A son arrivée dans le port , il apprend à l'Angleterre
étonnée que l'ennemi est sur le point d'arriver, et le len-
demain on signale la flotte espagnole. Il était difficile
de préciser sur quel lieu l'amiral espagnol dirigerait l'at-
' taque ; mais, comme on le vit opérer une jonction avec les
forces du duc de Parme , on se douta qu'il avait le projet
de s'emparer du canal. Aussitôt l'amiral anglais va en re-
connaissance, s'assure du désordre qui régnait chez l'en-
nemi • et le lendemain matin une attaque générale eut
lieu. Le combat commença à la pointe du jour, et ne finit
qu'à six heures du soir. On se battit de part et d'autre
190 NOUVELLES DES SCIENCES ,
avec courage; mais enfin les Espagnols eurent le dessous;
la plupart de leurs vaisseaux furent gravement endom-
magés, et plusieurs coulés bas. Le duc de Médina ne dé-
sespérait pas encore du succès ; mais il était embarrassé
dans ses opérations , les vaisseaux qu'il commandait
étaient trop lourds ; les manœuvres étaient lentes ; les
évolutions sans ensemble. Son conseil décida qu'il fallait
abandonner le combat ; et comme le passage était fermé
du côté de l'Espagne , les débris de l'Armada doublèrent
les îles Britanniques.
Après avoir passé Orkneys , cette malheureuse flotte
essuya encore une violente tempête. La plupart des vais-
seaux se brisèrent contre les rochers , échouèrent sur la
cote ou coulèrent à fond. Le duc de Médina lui-même
n'échappa au naufrage que par le plus grand des hasards,
et arriva enfin , au mois de septembre , à Sanlander ,
dans la baie de Biscaye, avec cinq, ou six chaloupes;
c'était tout ce qui lui restait de son armée invincible.
D'après un écrit qui parut à cette époque, voici com-
ment on avait évalué la perle des Espagnols : sur les co-
tes d'Angleterre, pendant les mois de juillet et d'août,
15 vaisseaux et 4,791 hommes; sur les côtes d'Irlande,
17 vaisseaux et 5,394 hommes. Au total, 32 vaisseaux et
10,185 hommes périrent dans cette expédition.
Voici maintenant quelles étaient les différentes scènes
de cette action représentées sur les tapisseries de la Cham-
bre des Lords: l^La flotte espagnole au moment où elle en-
trait dans le canal ; 2" V Armada rangée en demi-cercle
elpoursuivie par les Anglais de van tFowey; 3° l'aile gauche
et les premières hostilités. L'artiste avait choisi l'instant
où les Espagnols paraissaient plier; 4** la galère de Vas-
quez perdant le mât de misaine et tombant entre les mains
de Sir Francis Drake , taudis que le lord grand amiral
DlJ COilMERCE, DE l' INDUSTRIE, ETC. 191
poursuivait l'ennemi avec le Bear et la Marie-Rose i
5" le vaisseau amiral et l'escadretle de Guipuscoa incen-
diés par les Anglais , et Vylrviada s'avançanl sur l'ile de
PoFtland où elle devait éprouver un nouvel échec ; 6° une
lutte partielle de quelques vaisseaux anglais et espagnols 5
7° quelques engagemens qui eurent lieu le 25 jtiillet en
face de Tile de Wight 5 8" V ydniinda poursuivie par les
Anglais, et attendant du secours de Dunkerque et de Ca-
lais. L'artiste avait choisi le moment où le duc de Parme
venait de rejoindre la flotte 5 9° les Espagnols à l'ancre
devant Calais et chassés de leur position par nos brûlots;
dans le lointain l'armée anglaise se préparant à livrer un
nouveau combat ; 10'' enfin les Espagnols cherchant un
refuge dans les mers septentrionales ; mais toujours bat-
tus par les Anglais, tandis que le vaisseau amiral échouait
auprès de Calais,
Les côtes étaient en général rendues avec infiniment
plus de soin qu'on n'en mettait ordinairement dans les
ouvrages de cette époque. Les lointains v étaient assez
bien observés j quelquefois seulement , l'artiste ayant
voulu représenter les deux côtes et n'ayant pas assez d'es-
pace sur le tableau, les avait trop rapprochées l'une de
l'autre. Çàetlà paraissaient au sein des eaux des dauphins,
des cétacéesde diverses espèces ; et ce qu'il y a de curieux,
c'est que l'artiste leur avait donné une physionomie som-
bre et menaçante comme si les poissons eux-mêmes eus-
sent été indignés de l'injustice de cette expédition. En
général tous ces tableaux avaient entre eux beaucoup
de ressemblance 5 c'était toujours X Armada rangée en
demi-cercle , et la flotte anglaise qui la poursuivait. Quoi
qu'il en soit, ces tapisseries étaient des monumens artis-
tiques très-précieux qui faisaient le plus grand honneur
à ceux qui les produisirent. Heijri , Cornélius Wroom
92 J NOUVELLES DES SCIENCES,
d'Harlem , fameux peintre de marine en donna les des-
sins, et ce fut Francis Spring qui les exécuta.
Nouveau pont de Fribourg en Suisse. — H y a quel-
ques mois , lesjournaux quotidiensont entretenu le public
de ce hardi monument j nous allons dans cet article rec-
tifier et compléter la plupart de ces notices.
Jusqu'ici les ingénieurs les plus habiles avaient consi-
déré comme impossible la construction d'un pont en pierre
jeté à travers un espace de huit cents pieds , et dont les
piles auraient dû s'élever à une hauteur de près de deux
cents pieds. Telle est à peu près l'étendue de l'encaisse-
ment de la Sarine, petite rivière sur les bords de la-
quelle Fribourg est bâti. Les ponts suspendus en fil de fer
pouvaient seuls triompher d'un tel obstacle. En effet,
l'exécution du pont de Menai , dont la partie suspendue
avait été portée par M. Telford à environ 550 pieds an-
glais, faisait concevoir la possibilité d'un pont encore plus
long. Celui de Fribourg s'élance de la partie de la ville si-
tuée sur la rive gauche de la Sarine, à peu près de la hau-
teur où se trouve la cathédrale, et va aboutir sur le coteau
de la rive droite , très-près de l'ancienne route de Berne.
Ces deux coteaux qu'on avait crus d'abord être composés de
roches propres à servir de base pour les deux portiques
destinés à la tension les chaînes et à supporter le poids de
cette immense construction , ont offert à un examen plus
attentif de grandes difficultés. On a été obligé de rentrer
de dix pieds environ de chaque coté ces piles ou portiques,
afin de trouver une base plus solide et d'éviter tout ébou-
lement.
Les fils de fer employés ont été fabriqués dans le Po-
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE , ETC. 193
rentruy, près de Bienne 5 leur diamètre est de 0,00308
mètres : 1 ligne et yss'-, la force moyenne de chacun
d'eux a été estimée par Texpérience pouvoir soutenir
un poids de 610 kilo(^rammes avant de rompre , et 1 ,200
de ces fds ont servi à composer les câbles de suspension.
Or, comme chaque fil peut porter en moyenne 610 ki-
logrammes , la réunion de la totalité pourrait , à toute ri-
gueur, supporter le poids énorme de 2,928,000 kilogr.
Les cordes verticales se composent de 30 fils et peuvent
soutenir par conséquent chacune jusqu'à 18,300 kilogr.
Ces ordonnées sont à la distance d'un mètre et demi ,
de telle sorte qu'il y en a 164 de chaque côté , soit 328
en tout. Puisque chacune d'elles peut porter , comme
nous l'avons vu, un poids de 18,300 kilogr. , la réunion
de toutes ces cordes verticales pourrait porter 6,588,000
kilogr. Le tablier du ])ont est formé de poutrelles et de
fortes planches , revêtues de papier goudronné dans tous
leurs intervalles. Ce planchera 6 mètres 1/2, soit 20pieds
de largeur , dont à peu près 14 pour les voitures, et 3 de
chaque côté pour les trottoirs destinés aux piétons. La
longueur d'un portique à l'autre est de 265 mètres 60
centimètres , soit 817 pieds 4 pouces, et sa hauteur au-
dessus du niveau de la rivière est de 51 mètres, 156 pieds
environ. Cette hauteur est presque rigoureusement celle
du sommet de l'aqueduc du pont du Gard au-dessus du
Gardon. Les quatre grands câbles de suspension décri-
vent, entre les deux portiques, une courbe très-voisine
de la parabole et dont la flèche est de 20 mètres. Il résulte
évidemment de cette courbe une grande inégalité dans la
longueur des ordonnées. Les cordes verticales les plus
voisines des portiques ont 1 7 mètres de longueur 5 celles
du milieu sont assez courtes pour que les câbles viennent
presque affleurer les poutres qu'ils sont destinés à soute-
194 NOUVELLES DES SCIENCES ,
nir. Les nombreuses épreuves qui ont été faites, soit
lors de l'ouverture du pont, soit depuis, attestent la so-
lidité et la parfaite harmonie qui règne entre chacune de
ses parties. Faisons maintenant quelques rapprochemens
entre ce pont et celui de Menai en Anglelerre.
La partie suspendue par des chaînes de fer, dans le
pont de Menai, est de 550 pieds anglais, soit 510 pieds
de France 5 celle du pont de Frihourg est de 265 mètres
50 centimètres, soit environ 817 pieds. Le plancher
du pont de Menai passe à environ 100 pieds au-dessus du
niveau de la mer 5 celui du pont de Frihourg s'élève à
51 mètres, soit environ 156 pieds au-dessus du niveau
de la Sarine. La construction du pont de Menai, com-
mencée en mai 1819 et terminée en janvier 1826, a
exigé près de sept ans -de travail ; celle du pont de Fri-
hourg , arrêtée en juillet 1830, mais commencée réelle-
ment au printemsde 1832, a été achevée en octobre 1834
et n'a duré qu'environ deux ans et demi ; les frais de
construction du pont de Frihourg s'élèvent en totalité à la
somme d'environ 600,000 fr. , somme bien faible, si on
la compare à celle qui a été dépensée pour tous les anciens
ponts. La quantité de fer employée à Menai a été de
4,373,282 livres pesant , dont la valeur dépasse à elle
çeule la dépense occasionée par le pont de Frihourg.
^sgconomic ^^«raU.
Aïanière de faire le heuire en Ecosse. — Voici le
procédé généralement employé en Ecosse pour faire le
beurre. Le lait , au sortir du pis de la vache , se met
dans des rafraichissoirs où on le laisse de six à douze
heures jusqu'à ce qu'il ail perdu sa chaleur naturelle. On
DU COMMERCE, DE l'jNDUSTRIE , ETC. 195
le verse alors dans un large vase qu'on recouvre ; et on
n'y touche plus jusqu'à ce que la coagulation ait com-
mencé. C'est alors seulement qu'on procède au battage.
Le beurre se bat dans des barattes droites ou plongean-
tes, d'une grandeur proportionnée à l'importance de la
laiterie. Pour un petit nombre de vaches , elles contien-
nent environ 50 pintes d'Ecosse -, dans les fermes plus
considérables, on les fait de 100 à 120 pintes, quel-
quefois on les met en action au moyen de divers mé-
canismes ; mais lorsque la baratte ne contient pas plus
de 100 pintes , ce sont des femmes qui battent à la main.
Après que le lait coagulé a été agité quelque tems dans la
baratte, on y verse de l'eau bouillante jusqu'à ce qu'il
monte de la température ordinaire de la laiterie qui doit
être de 50" à 55", jusqu'à celle de 70° à 75°. Pour que le
beurre se sépare du petit-lait , il faut qu'il ait une chaleur
de 70° au moins. Celte opération nécessite une attention
très-minutieuse 5 et pour la rendre plus sûre , on a soin
de consulter le thermomètre. Quand on observe le degré
de chaleur convenable , le beurre doit être fait en deux
heures et demie , ou deux heures trois quarts au plus. Si
le lait est de qualité ordinaire, 8 pintes doivent donner
24 onces de beurre ; et en raison de l'eau qu'on y a jetée
pendant le battage, la quantité du petit-lait doit être égale
à celle du lait battu.
Les Ecossais emploient une autre manière de faire le
beurre , qui consiste à séparer la crème du lait aussi com-
plètement que possible , et à la battre séparément. Voici
comment on procède. Dès que le lait est tiré, on le place
dans des rafraichissoirs en bois , en fer étamé ou en grès.
On le laisse reposer à une température de 50° à 55°, jus-
qu'à ce que la crème surnage. Dans les laiteries où on
fait du beurre avec la crème, et des fromages avec le lait
196 NOUVELLES DES SCIENCES , TAC.
écrémé, on laisse le lait reposer pendant trente-six à
quarante-huit heures , afin d'en retirer toute la crème.
En Hollande, on ne laisse reposer ce lait que seize à
vingt-quatre heures ; c'est pour cela que le beurre de ce
pays est meilleur que le nôtre. La première crème qui
monte est toujours la plus savoureuse ; aussi lorsqu'on
veut avoir du heurre de deux qualités différentes, on a
soin d'écrémer le lait à deux reprises. La crème se hat
également dans des barattes. Dès que le beurre est formé,
on le sépare du petit-lait , on le lave bien dans cinq ou six
eaux avec de l'eau de fontaine très-froide. Si le beurre est
mou, et que le tems soit chaud , il faut le laisser dix mi-
nutes dans l'eau pour qu'il durcisse avant d'être complète-
ment battu. Lorsqu'il a pris une bonne consistance, on
le pétrit avec la main pour en exprimer le petit-lait.
La qualité du beurre dépend sans doute de la manière
dont on le fait , mais il dépend aussi de l'espèce des va-
ches qui ont fourni le lait, et de la manière dont elles sont
nourries. Les vaches trop jeunes ou trop vieilles, celles
qui sont maigres ou maladives , donneront toujours du
lait inférieur. Si elles sont de bon acabit , elles dédom-
mageront amplement, par l'abondance et la qualité de leur
lait , des frais qu'on aura faits pour leur nourriture.
DU f.OMMgnCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 195
lu verse alors dans un large vase qu'on recouvre ; et on
n'v touche plus jusqu'à ce que la coagulation ait com-
mencé. C'est alors seulement qu'on procède au battage.
Le beurre se bat dans des barattes droites ou plongean-
tes, d'une grandeur proportionnée à l'importance de la
laiterie. Pour un petit nombre de vaches , elles contien-
nent environ 50 pintes d'Ecosse; dans les fermes plus
considérables, on les fait de 100 à 120 pintes, quel-
quefois on les met en action au moyen de divers mé-
canismes 5 mais lorsque la baratte ne contient pas plus
de 100 pintes , ce sont des femmes qui battent à la main.
Après que le lait coagulé a été agité quelque tems dans la
baratte, on y verse de l'eau bouillante jusqu'à ce qu'il
monte de la température ordinaire de la laiterie qui doit
être de 50° à 55% jusqu'à celle de 70° à 75°. Pour que le
beurre se sépare du petit-lait , il faut qu'il ait une chaleur
de 70° au moins. Cette opération nécessite une attention
très-minutieuse 5 et pour la rendre plus sûre , on a soin
de consulter le thermomètre. Quand on observe le degré
de chaleur convenable , le beurre doit être fait en deux
heures et demie , ou deux heures trois quarts au plus. Si
le lait est de qualité ordinaire, 8 pintes doivent donner
24 onces de beurre ; et en raison de l'eau qu'on y a jetée
pendant le battage, la quantité du petit-lait doit être égale
à celle du lait battu.
Les Écossais emploient une autre manière de faire le
beurre , qui consiste à séparer la crème du lait aussi com-
plètement que possible , et à îa battre séparément. Voici
comment on procède. Dès que le lait est tiré , on le place
dans des rafraîchissoirs en bois , en fer étamé ou en grès.
On le laisse reposer à une température de 50° à 55°, jus-
qu'à ce que la crème surnage. Dans les laiteries où on
fait du beurre avec la crème, et des fromages avec le lait
196 NOUVELLES DES SCIENCES^ ETC.
écrémé, on laisse le lait reposer pendant trente-six à
quarante-huit heures , afin d'en retirer toute la crème.
En Hollande, on ne laisse reposer ce lait que seize à
vingt-quatre heures 5 c'est pour cela que le beurre de ce
pays est meilleur que le nôtre. La première crème qui
monte est toujours la plus savoureuse 5 aussi lorsqu'on
veut avoir du heurre de deux qualités différentes , on a
soin d'écrémer le lait à deux reprises. La crème se bal
également dans des barattes. Dès que le beurre est formé,
on le sépare du petit-lait , on le lave bien dans cinq ou six
eaux avec de l'eau de fontaine très-froide. Si le beurre est
mou, et que le tems soit chaud , il faut le laisser dix mi-
nutes dans l'eau pour qu'il durcisse avant d'être complète-
ment battu. Lorsqu'il a pris une bonne consistance, on
le pétrit avec la main pour en exprimer le petit-lait.
La qualité du beurre dépend sans doute de la manière
dont on le fait , mais il dépend aussi de l'espèce des va- >
ohes qui ont fourni le lait, et de la manière dont elles sont
nourries. Les vaches trop jeunes ou trop vieilles , celles
qui sont maigres ou maladives , donneront toujours du
lait inférieur. Si elles sont de bon acabit , elles dédom-
mageront amplement, par l'abondance et la qualité de leur
lait , des frais qu'on aura faits pour leur nourriture.
FÉVRIER môii.
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E> ANGLETERRE
ET DA^S LES PRliNCU>ALES CONTRÉES DE LEUROTE.
Rendons grâce aux tremblemens de terre , aux érup-
tions volcaniques, à tous ces grands cataclysmes de la na-
ture, à toutes ces convulsions intérieures qui ont si vio-
lemment tourmenté notre planète. Tous ces phénomènes
terribles regardés comme des causes de désastre et de
destruction , comme des signes du courroux céleste , ne
sont au contraire que le résultat des prévisions de la sa-
gesse divine et l'accomplissement des lois destinées à
entretenir le mouvement et la vie dans l'immensité de la
création. Soit que ces phénomènes aient ramené à la sur-
face ce qui était enseveli dans les profondeurs de la terre,
soit qu'ils aient précipité dans l'abîme les plus beaux or-
nemens de la végétation, ils n'ont fait que préparer à
l'homme les moyens d'étendre et de maintenir sa domi-
xiii. i3
198 EXPLOITATION DES MINES DÉ CUIVRE
nation. Quelques compressions exercées à l'intérieur du
globe en ont fait sortir par infiltrations les filons de ma-
tières métalliques devenues les agens universels de nos
échanges , et ces métaux non moins précieux qui four-
nissent des instrumens à tous les arts, des matières pre-
mières à toutes les industries , tandis que les forets dis-
paraissant tout entières sous des couches nouvelles, ser-
vaient à préparer ces masses inépuisables de combustible
qui donnent l'impulsion à nos machines, qui réchauffent
nos demeures ou qui éclairent nos villes. Substituez à
cette confusion apparente qu'ont provoquée ces révolu-
tions une disposition régulière et immuable de couches
horizontales , concentriques et homogènes , toute la ma-
gnificence de la nature disparaît 5 plus de vie nulle part,
ou, si elle durait encore , si la race humaine n'eût
pas été anéantie, elle eût vécu pâle, étiolée, et forcée de
renoncer à la culture des arts et de l'industrie, qui ont
fondé son pouvoir sur tous les autres habitans de la terre.
Ce sont donc ces bouleversemens, ces grandes conflagra-
tions, qui en rapprochant les élémens les plus hétérogènes
ont créé cette multitude de produits qui nous étonnent
par leur variété, et qui ont répandu tant d'aisance , tant
de bien-être dans les sociétés, du moment où l'homme a
pu en deviner l'emploi.
Il n'est aucun art, aucune science , aucune industrie,
qui ne retrouve chaque jour de puissans auxiliaires dans
ces admirables élaborations de la nature : la médecine
leur emprunte ses médicamens les plus énergiques , le
peintre ses couleurs les plus vives , l'agriculture ses en-
grais les plus efficaces; les statues qui décorent nos places
publiques ; nos édifices , nos monumens , la demeure
du riche , l'humble habitation du pauvre , ne se com-
posent que de calcaires ou de granits arrachés aux en-
EN EUROPE. 199
trailles de la terre. Chercher à connaître la nature, les
caractères , les gisemens , l'orifjme , les moyens d'ex-
ploitation des substances minérales qui servent à tant d'u-
sages , ce n'est donc pas une étude frivole , un simple en-
traînement de curiosité, surtout pour nous, qui aspirons
à tout savoir, à tout comprendre.
Il n'est peut-être pas de contrée en Europe qui ait
éprouvé de plus grands bouleversemens que la Grande-
Bretagne : aussi , des mines de cuivre , de plomb , d'étain
de fer, de charbon, s'y montrent presque partout; de-
puis la hauteur de mille pieds au-dessus de l'Océan , jus-
qu'à une profondeur inconnue au-dessous de son niveau.
Ainsi , tout ce qui est nécessaire à leur exploitation se
trouve sur les lieux mêmes. Le fer est converti en ma-
chines , en instrumens , et sert à nous mettre en posses-
sion de tous les dépôts métalliques enfermés dans notre
île -, nulle autre nation ne peut donc consacrer au déve-
loppement de son industrie métallurgique les ressources
que nous prodiguons à la nôtre. Il y a long-tems aussi
que l'Angleterre est regardée comme le plus grand marché
de l'Europe pour le fer et l'étain ; depuis quelques an-
nées elle l'est devenue pour le cuivre. En effet , le pro-
duit de ces mines a pris une telle extension, depuis le
commencement de ce siècle , que le comté de Cornouailles
fournit aujourd'hui plus de cuivre que n'en produisent
ensemble les empires russe et autrichien , les monarchies
norvégiéno-suédoise et prussienne, la France et le royaume
de Hanovre. Dirigeons donc nos premières explorations
vers cette branche importante du règne minéral dont les
produits sont employés à des usages si divers , qui servent
aux instrumens les plus simples de la vie domestique ,
comme aux armes les plus redoutables de la guerre, qui se
transforment en mille nuances sur la palette du peintre,
âOO EXPLOITATION DES MINES Dii ClIVIlE
OU qui servent à pn*parer les puissans effets de la vapeur.
Mais avant de nous occuper des mines de la Grande-Bre-
tagne , jetons d'abord un coup-d'œil sur les principales
exploitations du cuivre en Europe.
Les plus anciennes mines de cuivre connues sont celles
de Ramelsberg, près de Goslar dans le Hanovre ^ elles
étaient déjà exploitées au dixième siècle. Dans les monta-
gnes du Hartz ainsi qu'en Bohème , il existe plusieurs
autres mines , mais en général l'Allemagne tire ses cuivres
de Mansfeld en Thuringe. L'exploitation de ces mines date
de 1200, et durant les trois derniers siècles elles ont
fourni avec celles de la Suède à tous les besoins de l'Eu-
rope ; elles sont encore aujourd'hui exploitées , mais leur
produit n'excède pas 430 tonneaux par année. A la fin du
dix-septième siècle , les mines de cuivre de Hongrie et de
la Transylvanie commencèrent à fournir à la consomma-
lion et donnent encore actuellement des produits assez
importans. La France possède aussi dans le Lyonnais ,
dans l'Auvergne et sur d'autres points, quelques mines de
cuivre, mais leur production n'est pas très-considérable,
car en 1832 , d'après des recherches faites par l'adminis-
tration, le produit réuni de toutes les mines de France
s'élevait à peine à 274,000 kilogrammes.
Le cuivre de Suède jouit depuis long-tems d'une grande
célébrité 5 mais les mines de celte contrée restèrent long-
tems inconnues et ne commencèrent à entrer en concur-
rence avec celles de Saxe que dans le douzième siècle.
La plus importante de toutes est celle de Falhura à 130
milles nord-ouest de Stockholm 5 elle fournit seule les
trois-quarts de la production totale de la Suède. Le sur-
plus provient des mines des gouvernemens de Westeras ,
d'jï)stersund,ti'Orebro et de Linkœping, dont la qualité
est inférieure à celle du cuivre de Falhum j mais les filons
EN EUHÔPE. 201
de celle-ci , si riches autrefois, s'épuisent chaque jour.
Sous le règne de Gustave-Adolphe , ses produits annuels
étaient d'environ 2,732,000 kilogrammes ; aujourd'inji
elle ne rend que 591,000 kilogrammes , et la valeur
totale des produits réunis des mines de cuivre de Suède
ne s'élève pas à 2,000,000 fr. par année. La Russie pos-
sède des mines de cuivre de quelque importance en Si-
bérie , dans la partie orientale des montagnes de l'Oural ,
et à Orembourg , dans la partie méridionale de cette
chaine. Leurs produits s'élèvent de 4,000 à 4,500 ton-
neaux par an • on estime en outre que les mines du gou-
vernement d'Olonelz fournissent tous les ans 210,000
pouds ou 3,375 tonneaux. L'Arménie produit aussi des
quantités considérables de cuivre, mais le manque de
combustible et de bons chemins rend l'exploitation de
ces mines difficile et coûteuse. Elles sont situées dans les
districts monta({neux qui bordent la mer Noire 5 cepen-
dant quelques-uns de leurs principaux gisemens s'éten-
dent entre Tocat et l'Euphrate et longent ce fleuve jusqu'à
l'Anli-Taurus.
Le Mexique , le Chili et le Brésil , possèdent d'abon-
dantes mines de cuivre 5 mais l'apathie des habitans et le
défaut de combustible ont empêché jusqu'ici l'exploitation
régulière de ces richesses , dont les produits sont expor-
tés en Europe et en Asie. Les voyageurs assurent que les
mines de cuivre du Japon sont les plus considérables du
monde , et que la qualité des produits en est très-remar-
quable; mais jusqu'à présent, elles n'ont fourni à l'Eu-
rope que 700 tonneaux par année. Ramenons maintenant
nos regards vers la Grande-Bretagne.
L'histoire des mines de cuivre de la Grande-Bretagne
ne remonte pas à une époque très-reculée; car tandis que
la Suède et l Allemagne exploitaient leurs richesses mi-
208 EXPLOITATION DKS MINES DE CUIVRE
nérales , nous laissions les nôtres enfouies dans le sein de
la terre. Sans doute les Romains tirèrent parti du minerai
qui se trouvait à la surface du sol , mais il n'est resté au-
cune trace de leurs extradions. En 1588, le comté de
Cornouailles n'avait pas donné un grand développement
à l'exploitation de ses mines 5 ce ne fut qu'en 1688,
lorsque la couronne vint à se dessaisir de ses préroga-
tives sur les métaux inls , comme on les appelait alors,
qu'on commença à y travailler sérieusement. Les capi-
talistes s'unirent .aux industriels 5 de nouvelles sondes
furent pratiquées 5 d'immenses galorica furent ouvertes ,
et quoiqu'à cette époque le génie de la mécanique fût
encore au berceau , on obtint cependant d'assez prompts
résultats. De 1726 à 1735 , les mines de Cornouailles pro-
duisirent, année moyenne, 700 tonneaux 5 en 1775, ce
chiffre s'éleva à 2,660 5 en 1798 , à 5,000 , et aujourd'hui
les produits réunis de toutes nos mines s'élèvent <à plus de
13,000 tonneaux, et représentent une valeur de 1 ,300,000
liv. sterl. (32,500,000 fr.). Les mines de cuivre de Cor-
nouailles ne sont pas les seules que possède la Grande-
Bretagne , mais ce sont les plus importantes 5 car les
produits de toutes les autres n'égalent pas la cinquième
partie du produit de celles-ci.
Les mines de Tavistock , dans leDevonshire , ont donné
durant ces vingt dernières années de 300 à 350 tonneaux
de métal pur 5 celles de Parys et de Mona, près Amlwch ,
dans la partie septentrionale de l'Ile d'Anglesea, fournis-
sent aujourd'hui de 500 à 550 tonneaux , et occupent une
grande place dans l'histoire minéralogique de la Grande-
Bretagne. M. Hawkins, dans son Essai sur les Mines de
cuivre de V Europe et de l'Asie , disait qu'il n'y avait pas
de mines dans le monde entier qui fussent plus producti-
ves et d'une exploitation plus facile que les mines de cui-
EN EUROPE. 20S
▼re d'Anglesea. « Leur exploitation, ajoulet-il, ne consiste
qu'à entamer une masse immense de minerai qui gît pres-
que à la surface de la terre , sur le sommet d'une mon-
tagne peu élevée. C'est ce qui a fait supposer que les Ro-
mains tirèrent parti de ces mines , et que , plus tard ,
sous le règne d'Elisabeth , elles furent aussi exploitées.
Mais il est évident que ce n'est qu'en 1768 que furent
découverts ces vastes dépôts dont l'exploitation a été le
principe de l'opulente richesse des familles Anglesea et
Hughes. » La quantité de cuivre, dit M. Hawkins, que
ces mines jetèrent sur le marché dans l'espace de douze
ans, c'est-à-dire de 1773 à 1785, fut si considérable
qu'elle fit baisser de moitié la valeur du cuivre et ruina
la plupart des mines de la Grande-Bretagne, moins abon-
dantes que celles-ci. En 1785, leur produit s'élevait à
3,000 tonneaux , alors les mines de Cornouailles n'en
fournissaient que 4,400 par année ; mais dix ans après ,
ces mines si prodigieuses étaient tout-à-fait déchues. En
1795, elles ne livrèrent à la consommation que 1,000
tonneaux , et en 1817, 350 seulement. Cependant, grâce
à l'administration sage et éclairée de M. Vivian, le pro-
duit des mines d'Anglesea augmenta sensiblement et s'é-
leva à600 tonneaux. En 1 826, il atteignit même le chiffre
de 750; toutefois la production n'a pu se maintenir à ce
taux , et aujourd'hui les mines d'Anglesea nedonnent que
de 500 à 550 tonneaux par année.
On ne doit pas passer sous silence les mines de cuivre
d'Ecton,dans leStaffordshire, dont le minerai se compose
de sulfate de cuivre (combinaison du cuivre avec le sou-
fre). Plott,dans son Histoire N aturelle du Staffordshire,
publiée en 1686, dit que ces mines furent d'abord délais-
sées parce que leur produit ne payait point le travail, mais
bientôt après , l'exploitation fut reprise avec le plus grand
204 E\l'LOITATIO>\ DRS MINES T)F, Ct'IVRF.
succès; car, pendant un certain tcms, elles donnèrent
plus de 12 tonneaux de cuivre épuré par semaine. Mal-
heureusement cet état de prospérité ne s'est pas soutenu.
En 1820, les principaux filons étaient déjà épuisés et ne
donnèrent que 236 tonneaux; en 1832 , ces mines n'ont
produit que 38 tonneaux seulement. Quelques dépots de
moindre importance ont été exploités de tems à autre
dans les comtés de Caernarvon , de Lancastre , de West-
moreland, de Cumberland et dans l'Ile de Man. Il y a
quinze ans environ que Ton découvrit dans le comté de
Kirckudbright un filon qui avait beaucoup d'analogie
avec les mines de Cornouailles , mais les résultats ne ré-
pondirent pas aux espérances qu'avait fait concevoir
cette découverte. Cependant on continue toujours à en
extraire le minerai qui est envoyé à Swansea pour y être
fondu et raffiné avec celui qui provient de qvielques au-
tres mines du nord de l'Angleterre (I). Il y a quelques
années, on a découvert à Mainland, une des iles Shet-
land, au milieu de dépôts calcaires, des veines de cuivre;
aussitôt des machines à vapeur furent dressées pour
mettre à profit ces richesses , mais leur produit n'a pas
été très -considérable. On exploite aussi des mines de
cuivre , dans le pays de Galles , à Cronebane et à Tigrony,
dans le comté de Wicklow ; à Ross-Island , sur le lac de
Killarney; mais toutes ces usines ne fournissent que de
très-petites quantités, comparativement aux mines de Cor-
nouailles. Voici au reste quel a été, du 5 janvier 1 833 au
(1) Swansea , dans le Clamorgan , est une petite ville maritime
située dans la baie du canal de Bristol à rembouchurc de la Tawy.
Dans les environs de cette ville se trouvent sept usines , où chaque
année on traite et on épure plus de il 5,0 00 tonneaux de minerai de
cuivre, qui proviennent non seulement des différentes mines de l'An-
gleterre, mais même des miues d Asie et d'Amérique.
EN EUROPE. 205
5 janvier 18:V1 , le produit de toutes les mines de cuivre
de la Grande-Bretagne.
Cornouailles 11,185 tonneaux.
Swansoa, Pays-de-Galles , elc 1,158
DcTonsliiio 307
Anglesca 575
Cumbcilaud , StaiTordsliiie . etc 120
Total 13.345
Pour qui n'a jamais vu d'exploitation de mines, celles
de Cornouailles offrent un aspect très-intéressant , surtout
quand on les considère du haut de Cairn-Marth , rocher
qui a 750 pieds d'élévation. Dans une contrée qui n'est
ni plate, ni montagneuse, mais seulement accidentée par
des vallons et des collines , le mineur et le laboureur
sont en quelque sorte confondus pendant les premières
heures de la journée 5 mais dès que la cloche sonne, la
scène change de face , vous voyez aussitôt de longues files
d'hommes, de femme* d'enfans, converger comme des
fourmis vers le petit trou par lequel ils doivent s'intro-
duire dans la mine. En un clin-d'œil toute cette popula-
tion disparaît; alors le plus profond silence règne dans la
canipaj';ne. On n'y remarque d'autre mouvement que celui
des leviers gigantesques des machines à vapeur qui, s'é-
levantels'abaissant avec rapidité, étanchent lesgalerieset
portent à la surface du sol les produits des travailleurs, ou
broient le minerai. Partout un silence profond : les huiles
blanches des mineurs' restent désertes; rien ici n'annonce
la vie , si ce n'est les tourbillons épais de fumée que vo-
missent les cheminées des machines à vapeur. Les femmes
et les enfans chargés de nettoyer le minerai procèdent à
ce travail sous de vastes hangars , et dans la plaine les
206 EXPLOITATION DES MINES DE CUIVRE
bestiaux , sans gardiens ,' broutent en paix l'herbe qui
croît à la surface du sol , tandis que l'homme s'agite péni-
blement dans les entrailles de la terre.
La plus grande partie des mines du Cornouailles sont
situées entre la ville de Truro et le Land's-End , et sont
groupées dans un très-petit espace 5 mais les plus impor-
tantes se trouvent dans le voisinage de Redruth. C'est
dans des crevasses produites par quelque convulsion de
la nature que sont déposées ces richesses 5 mais jamais ces
fissures n'en sont entièrement remplies 5 elles y forment
des espèces de veines et de noyaux que coupent en sens
divers des roches d'ardoise ou de killas et de granit.
On distingue trois espèces de veines ou trois sortes de
Iodes , comme on les appelle dans le pays. Les veines les
plus anciennes sont les plus abondantes ; leur direction va
de l'est à l'ouest 5 celles de la deuxième classe se dirigent
du sud-est au nord-ouest; enfin , les Iodes de la troisième
série, celles dont la formation est la plus récente, se pro-
longent, comme les premières, de l'est à l'ouest. Les
veines métallifères ne sont pas verticales ; elles sont
pour la plupart très - obliques à l'horizon. Celles qui
vont de l'est à l'ouest plongent ordinairement vers le
nord en formant un angle de 35° à 70° ; leur plus
grande largeur est de trois à six pieds. On a vu cepen-
dant des Iodes de neuf et même de douze pieds*, et dans
une de ces mines qui porte le nom de Relistian , on en
trouve de trente pieds. Les veines de formation récente
sont en général plus larges que les anciennes. Quant à
leur longueur, elle varie beaucoup : les Iodes qui s'étendent
de l'est à l'ouest occupent un espace d'un cà deux milles
et quelquefois de sept ; mais ce qui est très-remarquable,
c'est que souvent , lorsqu'une veine ancienne est coupée
par une autre de formation récente, elle est très-abon-
EN EDROPË. 207
dante d'un coté de l'intersection et excessivement peu de
l'autre. Les Iodes ne se composent pas seulement de
cuivre pur , l'étain y est mêlé en grande quantité.
On compte dans le Cornouailles quatre-vingt-quatre
mines de cuivre dont les produits varient beaucoup-, car
il en est qui ne fournissent pas plus d'une demi-tonne
de métal pur, tandis que d'autres en donnent jusqu'à
1,900. En général elles sont assez spacieuses; celle de
Dolcooth, par exemple, a 1,368 pieds de surface. Cinq
machines à vapeur et seize cents personnes sont em-
ployées aux divers travaux d'exploitation de cette mine
qui fournit par mois de 60 à 70 tonneaux de cuivre
épuré. Les mines qui portent le nom de Consolidated
sont les plus grandes du Cornouailles , l'on pourrait
même dire de toute l'Europe. Elles sont situées dans la
paroisse de Gwennap , à trois milles est de Redruth, lon-
gent les montagnes et occupent une aire de 800 acres.
Elles sont élevées à 300 pieds au-dessus du niveau de la
mer, mais leur puits principal descend à 1,340 pieds au-
dessous du même niveau et à 1 ,652 pieds au-dessous de la
surface terrestre. C'est l'excavation la plus profonde de
la Grande-Bretagne. Les veines les plus considérables de
cette mine ont 8 pieds de largeur et des ramiftcations
de 1 2 à 18 pouces. La somme totale des parois des puits
qui plongent sur les galeries formerait une étendue de 20
milles de long, et celle des surfaces horizontales ou des
chemins une étendue de 47 milles.
Le nombre et la puissance des machines employées à
l'exploitation des mines de Cornouailles surpassent de
beaucoup tout ce qu'on connaît jusqu'à ce jour. M. Ëlie
deBeaumont, ingénieur français, fut étonné en les visi-
tant , il y a peu d'années, du vaste système qu'on y a
adopté. C'est là en effet que l'on peut se faire une idée
â08 EXPLOITATION DES MIKF.S DK CUIVRE
exacte de la force et de l'utilité des machines. Ce sont
d'abord huit pompes à feu dont la grosseur des cylindres
varie de 65 à 90 pouces de diamètre -, leur destination est
d'cpuiser l'eau qui se trouve au fond des galeries 5 la plus
forte consumedansl'espacede vingt-quatre heures 1 80 bois-
seaux de charbon, mais en retour de cette dépense, elle élève
64 gallons d'eau par coup, et frappe douze coups par mi-
nute. Il y a encore huit autres machines moins puissantes ,
qui sont employées à monter le minerai et à le broyer^ enfin
seize pompes à feu plus petites et six manèges ordinaires,
destinés à divers usages , fonctionnent dans ces mines. La
force qui résulte de cet ensemble de machines est égale à
celle de 1,000 chevaux • mais en supposant qu'il fût pos-
sible de se servir de la force animale , il faudrait trois re-
lais par chaque vingt-quatre heures , en sorte que , pour
obtenir une puissance motrice , égale à celle des machines
qui sont en activité dans les vîmes consolidées , seulement
il ne faudrait pas moins de 3,000 chevaux. Le nombre
d'hommes employés à leur exploitation est en rapport avec
cette force immense de machines. On compte 2,400 mi-
neurs qui y travaillent assiduement , non compris une
multitude d'ouvriers extraordinaires qui sont appelés lors-
que l'occasion l'exige. Ces mines fournissent la meilleure
qualité de cuivre de Cornouailles j en 1831, elles ont
donné 1,300 tonneaux de métal pur 5 en 1832, 1,520,
et en 1 833 ,4,914. Le produit de la vente s'est élevé , en
1833, à 152,000 liv. sterl. (3,800,000 fr. ) Les frais
d'exploitation ont coûté 105,000 liv. sterl. j le béné-
fice net a donc été de 47,000 liv. st. ( 1,185,000 fr.)
Mais ce ne sont là que les résultats des mines consolidées,
et nous avons vu qu'il en existe un bien plus grand nom-
bre. Aussi résumons-nous dans un seul et même tableau le
produit des différentes mines de Cornouailles de 1800 à
EN EUROPE. 209
1831 inclusivement. Ce tableau peut être considéré
comme le corollaire de celui que nous avons donné plus
haut et qui présentait la production totale des mines de
cuivre de la Grande-Bretagne.
Tableau de la production des minfis de cuwrc du comté de Cor-
nouailles de 1800 h 1831.
ANNÉES. QUANTITÉ MÉTAL PfR VALEUR,
de minerti extraite. obtenu.
Tonneaux, Tonneaux. " Liv. »t.
1800 55,981 5,187 550,925
1803 78,/i52 6,254 862,410
1810 66,048 6,682 570,035
1815 78,435 6,525 552,815
1820 91,475 7,608 602,441
1825 107.354 8,226 726,353
1830 133,964 10,748 773,846
1831 144,402 12,044 806,090
Quelle que soit l'abondance toujours progressive de ces
mines , le comté de Cornouallles en possède bien d'au-
Ires encore. On trouve dans cette langue de terre, pressée
de tous côtés par l'Océan, des dépôts de quartz, de mica,
des mines d'étain, de plomb, d'antimoine, d'or, d'argent,
de bismuth , de zinc , dont l'exploitation réclame le con-
cours de 15,000 travailleurs et de 70 machines à vapeur.
Mais ce sont sans contredit les mines de cuivre qui font
la plus grande partie de la richesse du Cornouailles : celles
d'étain ne viennent qu'après (1). Nous avons vu plus
(1) Les mines d'étain de Cornouailles ont été exploitées depuis les
tems les plus reculés ; car leurs produits attiraient dans les ports de
1 AngleteiTe les vaisseaux des Phéniciens , cpii venaient s'y approvi-
sionner. Mais après la destruction de Carthage, les marchands de
Marseille s'emparèrent de ce commerce et transportèrent l'étaiu de
Cornouailles à >«arbonne , qui devint alors le grand marché de ce
métal. Lorsque l'AngleteiTe fut conquise par les ÎNormands , ces peu-
ples s'emparèreul des mines d'étain de Cornouailles et en tirèrent
210 EXPLOITATION DES MINES DE CUIVRE
haut quels lieux et quelles directions affectaient les gise-
mens des filons du minerai, nous en allons faire connaître
la constitution. On rencontre rarement dans les mines du
Cornouailles du cuivre à l'état natif, il est presque tou-
jours combiné aACc d'autres substances minérales qui ,
suivant leur plus ou moins grande abondance , détermi-
nent ses différentes variétés. Tantôt le cuivre est combiné
avec le soufre, l'arsenic et l'antimoine, tantôt avec le
fer et l'étain ; souvent le minerai ne se compose que de
carbonate ou de phosphate de cuivre. Dans quelques
mines , le minerai n'offre que 3 pour cent de cuivre pur,
de grands profits. Au treizième siècle , on ne connaissait d'autre étain
en Europe que celui de Devon et de Cornouailles ; car les Maures
avaient dévasté et comblé les mines d'Espagne ; ce ne fut qu'en 12^0
que l'Allemagne commença à exploiter les mines d'étain qu'elle pos-
sédait. La France n'a tiré parti de ses mines de la Ilaute-Vienne et de
la Loire-Inférieure qu'en 1809 , mais leurs produits sont encore
très-bornés. LEspagne , la Bohème , la Suisse et la Russie produisent
aussi de l'étain , mais en très-petite cpiantité. Durant les guerres ci-
viles qui désolèrent l'Angleterre , l'exploitation des mines d'étain de
Devon et de Cornouailles ne fut pas très-suivie , mais , au commence-
ment du dixième siècle , les travaux reprirent avec un peu d'activité ,
et de 1720 à 1740 , leur produit annuel a été de 2,100 tonneaux.
Depuis, ce chiffre s'est graduellement accru, et de 1790 à 1800,
il s'^est élevé à 3,254. Cependant, en 1815 , les anciens filons com-
mencèrent à s'épuiser, et la production resta jusqu'en 1820 au-dessous
de 3,000 tonneaux. Les travaux habilement dirigés qui s'effectuèi'ent
à cette époque eurent pour résultat d'accroître la production d'un tiers
environ, et aujourd'hui elle flotte entre 4,500 et 5,000 tonneaux
par année, dont la valeur peut être portée à 300,000 liv. sterl.
(7,500,000 fr.) Cependant, malgré cette production considérable,
l'Augleteri'e importe , cliaque année , un millier de tonneaux d'étain
étranger, dont 900 environ proviennent de la Péninsule de Malacca^
11 faut dire aussi que, chatp^ie année , elle exporte près de 2,600 ton-
neaux d'étain dans les différentes parties du monde et plus de 7,000
tonneaux de cuivre.
EN EUROPE. 211
tandis que dans d'autres cette proportion est de 30 et de
60 pour cent. Aussi la manière de le traiter pour le ré-
duire en masses compactes et parfaitement homogènes
varie-t-elle suivant ses diiFérentes constitutions.
Au sortir de la mine, le minerai est concassé, broyé
et lavé-, il n'a pas besoin , comme celui d'étain , d'être
pulvérisé et tamisé. Après cette préparation, il est vendu
à des compagnies qui s'occupent exclusivement de la fu-
sion. Maintenant presque tout le minerai de cuivre re-
cueilli dans la Grande-Bretagne est acheté par dix établis-
seniens qui se livrent à ce genre d'opération. En 1 834, leurs
achats dans le Cornouailles se sont élevés à 1 ,032,000 liv.
sterl. (25,800,000 fr.) Grâce à cette division bien en-
tendue du travail , l'exploitation des mines du Cornouail-
les se maintient dans un état de prospérité constant. Les
entrepreneurs ne se livrent exclusivement qu'à l'extrac-
tion , et demeurent étrangers à toutes les modifications
subséquentes de^ leurs produits. Au reste, ce n'est pas
seulement dans cette circonstance que nous aurons à si-
gnaler la bonne administration des mines de Cornouail-
les -, nous la retrouverons encore dans les sages dispositions
qui Y ont été adoptées pour intéresser les travailleurs à
l'entreprise.
Le minerai , une fois vendu , est expédié dans le pays
de Galles ou sur les cotes du Glamorgan, près de Neath
et de Swanseaoù il est réduit en lingots, en planches ou
en saumons. Le comté de Cornouailles possédant très-
peu de charbon , les propriétaires de mines ne trouve-
raient aucun avantage à le traiter sur les lieux, tandis que
dans le pays de Galles où le charbon est très-abondant et
à très-bon marché , les différentes opérations qu'exige son
traitement peuvent s'y faire dans les meilleures conditions
possibles. Les bateaux qui vont du pays de. Galles en Cor-
212 EXPLOITATION DES MINES DE CUIVRE
nouailles y apportent le charbon nécessaire pour alimen-
ter les machines à vapeur et s'en retournent chargés de
minerai ; ainsi , comme on le voit , tout a été calculé de
la manière la plus économique.
Les procédés employés pour traiter le cuivre , quoique
simples, ont subi plusieurs améliorations qu'il serait trop
long d'indiquer ici 5 mais rien ne prouve mieux les pro-
grès qu'a faits cette industrie dans ces trente dernières
années que l'abaissement successif du prix de ses pro-
duits. Ainsi, en 1800, le tonneau de cuivre qui valait
133 liv. slerl. ( 3,375 fr. ) s'est vendu 113 liv. sterl. en
1820 , et ne se vend plus aujourd'hui que 100 liv. sterl.
( 2,500 fr. ). Le minerai se traite par la calcination et la
fusion , opérations qu'on répète six et huit fois suivant le
degré de pureté qu'il a. Par le grillage, une partie du soufre
brûle et se dégage à l'état d'acide sulfureux j si le minerai
contient de l'arsenic, il se volatilise aussi à l'état d'acide ar-
sénieux ; le cuivre et surtout le fer s'oxident en partie. On
fond alors cette matière avec un sable siliceux ou de l'ar-
gile ; le charbon réduit l'oxide de cuivre, et l'acide sili-
cique du sable ou de l'argile s'empare de l'oxide de fer.
On obtient ainsi des scories et une masse fondue qui con-
tient tout le cuivre et un peu moins de soufre et de fer
que le minerai ; on grille et on fond celle masse successi-
vement jusqu'à ce qu'elle devienne malléable. Elle prend
alors le nom de cuivre noir et contient environ 60 pour
cent de métal ; ce cuivre noir est ensuite exposé à un cou- ,
rant d'air chaud qui brûle le soufre et le fer. On refond
et on rôtit ainsi trois ou quatre fois cette espèce de gueuse
qui contient alors de 85 à 90 pour cent de cuivre j enfin
on Taffine en la fondant dans un fourneau à réverbère.
Les dernières traces du soufre brûlent^ le fer, le plomb et
raulimoiue dispaiaisseut ; les deux premiers Qi\ scories,
EX EUROPE. 213
le dernier en vapeur. Les différeules qualités de minerai
ou plulôt les produits des dilTérenles mines dont la cons-
titution géologique se rapproche sont mêlés ensemble ;
ils se modifient ainsi l'un par l'autre et donnent en
moyenne huit pour cent de métal pur. Jetons maintenant
un coup-dœil sur le système d'exploitation des mines de
Cornouailles , système admirable qui concilie parfaite-
ment les intérêts des ouAriers avec ceux des entrepre^
neurs.
Dans les travaux qui s'exécutent à la surface de U terre,
on peut idsémenl surveiller le travail de l'ouvrier ^ mais
dans CCS longues galeries souterraines , d'un accès diffi-
cile, où le mineur n'est éclairé que par la sombre lueur
de sa lampe , il est impossible d'exercer sur lui une sur-
veillance active et continue. Aussi , en le pavant à la
journée, comme cela se pratique dans un grand nom-
bre de mines de l'Angleterre et du continent , on n'ob-
tient qu'un travail imparfait et exécuté sans discerne-
ment. D'un autre côté, si on ne le payait qu'à la tache ,
sans lintéresser lui-même à la bonne direction du tra-
vail, il n'en résulterait que très- peu de profit pour le
mailre ; l'ouvrier exécuterait bien de grandes excavations,
mais sans faire le moindre effort pour suivre à la piste les
filons qui sans cesse lui échappent ; enfin , en ne le
payant que d'après la quantité de minerai obtenu, l'ap-
préciation du travail serait très-difficile, et deviendrait
une source continuelle de mécomptes pour l'ouvrier et
de récriminations fâcheuses contre le maître. Heuicu-
sement Ihabile détermination qu'avaient déjà prise les
exploitans des mines de Cornouailles de vendre aux en-
chères leur minerai est venue trancher les difficultés.
La vente a lieu publiquement chaque semaine à l'entrée
même de la mine. Le minerai s'élève en hautes pyra-
XIII. i4
214 EXPLOITATIONS DES MINES DE CUIVRE
mldes de 100 tonneaux chacune, et les acquéreurs,
après en avoir examiné la qualité , offrent leur prix
sur des bulletins séparés ; le tas reste à celui qui en a
donné la plus forte somme. Ainsi pas la moindre fraude
possible delà part du maître, pas la moindre incertitude
pour les mineurs dans le résultat de leur travail hebdo-
madaire. Le maître se départ d'une portion du prix de
vente en faveur de l'ouvrier, d'après les conventions pré-
liminaires qui ont été faites. Si la mine est très-riche,
l'ouvrier reçoit une prime de six pences par chaque livre
sterling; si elle est pauvre, ce taux s'élève successive-
ment jusqu'à quinze schellings : l'intérêt du mineur est
ainsi toujours en rapport avec celui du maître. Exami-
nons maintenant comment s'établit cette proportion.
A l'exception d'un petit nombre d'employés chargés
de la surveillance , les mineurs de Cornouailles ne reçoi-
vent pas de salaire fixe ; on leur cède par contrat et
aux sous-enchères publiques les différentes parties de
la mine qu'on veut exploiter. Comme les filons ont pu
être appréciés d'avance par les mineurs , il est éAident
qu'aucun d'eux n'est trompé, et lorsque les lots sont mis
à la sous-enchère , l'ouvrier sait bien quel est le résultat
qu'il peut en espérer. On donne à l'adjudicataire, qui
stipule ordinairement pour deux ou quatre personnes, le
titre de taker, preneur -, et le marché qu'il conclut est va-
lable pour deux mois. Mais si la portion soumissionnée pré-
sente trop de difficultés à l'exploitation, ou nedonnequ'un
minerai trop appauvri, le mineur peut l'abandonner après
quelques jours d'essai en payant vingt schellings au maî-
tre. Grâce à cet admirable système, qui concilie si bien les
intérêts de tous, on ne voit jamais dans les mines de Cor-
nouailles s'élever des rixes entre les ouvriers et les en-
trepreneurs, querelles qui sont au contraire très-fré-
EX EunoPE. 215
quentes dans la plupart des mines de l'Angleterre et du
continent , où ce sage arrangement n'a pas encore été in-
troduit. Mais il existe encore dans les mines de Cor-
nouailles deux autres espèces de travail que nous allons
faire connaître : ce sont le tutworh et le dressing. Le
tutwoT'k consiste à faire toutes les excavations qui ont
pour objet de découvrir la mine , sans cependant que l'on
soit certain du résultai. On ne creuse ainsi que le roc
stérile et les parties improductives des filons. Ce genre de
travail est payé à la toise cubique -, mais lorsque les ma-
tières extraites sont de quelque valeur, l'administration
accorde une prime à l'ouvrier pour le stimuler et l'enga-
ger à apporter du soin et de l'intelligence dans son tra-
vail. Le prix ordinaire du tutworh varie depuis 5 jus-
qu'à 40 livres sterling par toise cubique , selon la dureté
du terrain. Souvent même le prix en est porté jus-
qu'à 80 et 100 livres sterling la toise. Le dressing com-
prend tous les travaux accessoires de la mine , le trans-
port des matériaux des galeries dans le puits principal ,
l'étançonnage des parois de la mine , les remblais , etc.
Lorsque les contrats sont à la veille d'expirer, ce qui
arrive comme nous l'avons vu tous les deux mois, les
capitaines ou surintendans visitent la mine dans toutes
ses parties , examinent avec soin les travaux , indiquent
les filons qu'il faudra abandonner , ceux qu'on devra
reprendre dans le courant du nouveau bail , et détermi-
nent la movenne du salaire que chaque ouvrier a obtenu
dans l'exploitation du lot qui lui a été adjugé. Ces capi-
taines souterrains , comme on les appelle, sont choisis
parmi les mineurs les plus capables, et servent dans tou-
tes les circonstances d'intermédiaires entre les maîtres et
les ouvriers. Le lendemain de l'expiration des contrats,
c'est le jour du siuvey; grande fête pour la contrée. Alors
216 EXPLOITATION DES MINES DE CUIVRE
toute cette population étiolée qui passe la plus grande par-
tie de sa vie sans apercevoir le soleil , sort de ses retraites
caverneuses , se réunit avec empressement dans les caba-
rets, dans les salles de bal ou sur les places publiques , et
savoure avec délices « ce jour de repos, ce jour de bonheur
et de paix. Elle renoue alliance avec la nature, elle re-
trouve une joie dans chaque bourgeon des arbres , une
volupté dans chacune de leurs fleurs épanouies , un bon-
heur profond dans le regard de ses enfans heureux. » Mais
bientôt arrive le jour de l'adjudication -, c'est une époque
solennelle qui mérite d'être décrite.
Au milieu de la place publique s'élève une espèce de
théâtre sur lequel doivent siéger les administrateurs des
mines accompagnés de leurs agens. A midi, la séance
est ouverte et les affaires commencent : les mineurs se
groupent, se pressent autour de cette espèce de tri-
bune , en attendant la publication des lots. L'un des
chefs se lève, donne d'abord lecture des réglemens, inter-
pelle l'assemblée , provoque les observations , prescrit les
conditions des contrats, détermine le prix des amendes
dont les négligens ou les paresseux seront passibles, etc.,
puis il désigne le premier lot inscrit et en fixe le taux, que
les assistans réduisent successivement. Tant que le prix
demeure élevé , les preneurs sont nombreux et empres-
sés , mais à mesure qu'il s'abaisse , les concurrens di-
minuent , et au brouhaha qui régnait naguère , succède
un calme profond. Enfin lorsqu'il n'y a plus qu'un seul
sous-enchérisseur, le chef jette un caillou en l'air, et
déclare le lot adjugé 5 le laher donne son nom ainsi que
celui de ses compagnons, et le marché est conclu. Il ar-
rive quelquefois cependant que les mineurs ne sous-enché-
rissent pas, parce que l'estimation faite par les chefs leur
parait être au-dessous de sa valeur ; alors on passe ou-
tre, et à la fin de la séance , après avoir examiné si les
exijfjences des ouvriers sont justes, on lâche de leur faire
raison et d'aujimenter le taux de la prime. L'opération
se continue ainsi jusqu'à ce que tous les filons de la mine
soient adjugés, et souvent, dans l'espace de deux heures,
on a fourni à plus de six cents personnes du travail pour
plusieurs mille livres sterlin" . Le hasard, il est vrai, ne se-
conde pas toujours l'intelligence et l'activité des mineurs,
mais il arrive souvent que des couples réalisent dans l'es-
pace de deux mois des profils de 5 à 600 liv. sterling (1).
Telles sont les constantes occupations de cette contrée ;
telles sont les lois qui régissent cette population excen-
trique , ardente au travail , infatigable à la peine. Ja-
mais de plaintes, jamais de coalitions. On rencontrerait
difficilement ailleurs des hommes plus inlelligens et plus
(1) Note du Tb. Ce système, dont on ne saurait trop recommander
la mise en pratique et l'extension, a été importé en France par un
savant à qui la science et l'industrie doivent chaque jour de nou-
velles découvertes ou de nouvelles applications. Sans doute, il serait
impossible détendre d'une manière absolue à toutes les branches de
l'industrie la méthode suivie dans les mines de Cornouailles ; mais
en lui faisant subir les modifications qu'exigent les différentes natures
d'exploitation , on pourra toujoins rattacher l'ouvrier à l'entreprise et
confondre ses intérêts avec ceux de l'entrepi'eneur ; tandis que dans le
système de rémunération généralement suivi aujourd'hui, les intérêts
de l'ouvrier sont diamétralement opposes à ceux du maître. On par-
viendrait ainsi à diminuer la trop grande inégalité qui existe dans la ré-
pai-tition des profils de la production , et à rendre l'ouvrier plus actif,
plus intelligent , plus économe et plus moral. Plusieurs essais ont été
déjà tentés, nous le savons, et n'ont pas produit tous les résultats cpi'on
en avait espéré ; mais il ne faut point se décourager, car il n'est rien
au monde de plus difficile cpic de parv enir à bien faire le bien. Cepen-
dant les heureuses tentatives de la manufacture de glaces de Saint-
Gobain cjui est franchement entrée dans ce système d'association,
nous permettent de croire que tout espoir n'est pas encore perdu. Au
218 EXPLOITATION UES MINES DK CUIVRE EN EUROPE,
probes 5 le bien-être de la famille, le désir de Tindépen-
dance sont leurs seuls mobiles. Aucun danger ne les
effraie^ ils travaillent avec autant de sécurité sous les va-
gues de l'Océan et au bruit des galets qui roulent sur leur
tête que s'ils étaient à la surface du sol. Il y a peu d'an-
nées encore, un de ces hardis industriels vint à aperce-
voir des traces de minerai sur un rescif que la marée
basse laissait à découvert : l'entourer d'une épaisse mu-
raille, épuiser l'eau qui se trouvait dans l'enceinte -, creu-
ser ensuite le nouveau filon , poursuivre les veines qui
plongeaient sous l'Océan, fut l'ouvrage de quelques jours
et de quelques hommes privés de toutes ressources. Le
résultat répondit à tant d'efforts , à tant de témérité ^ le
minerai se trouva riche et abondant. Mais cette conquête
ne devait pas long-tems leur appartenir : un vaisseau jeté
à la côte par l'orage ébranla les digues , les crevassa , et
les flots de la mer pénétrant à travers ces issues , comblè-
rent la mine et engloutirent en quelques instans les mal-
heureux qui se trouvaient à l'intérieur !
(Geological Transactions.)
mois d'avril 1833 , les adminislrateurs de cette manufacture, propo-
sèrent aux ouvriers de l'un de leurs ateliers de les faire participer au
partage des profits extraordinaires qui seraient le résultat de leur plus
grande habileté, ou de la plus grande économie qu'ils apporteraient
dans leurs manipulations. Malgré tous les avantages que lem" offiait
cette proposition , les ouviiers se décidèrent difficilement . n'entrèrent
qu'avec défiance dans les vues de l'administration. Cependant à la fia
de 1833, par suite de ces conventions une prime de 13,000 francs fut
distribuée entre cent ouvriers; c'esl-à-dire 130 francs pour chacun
d'eux; en 183 ii, cette prime s'est élevée à 200 francs ! somme énoi'me
si on la rapproche du montant annuel du salaire de ces ouvriers
dont la moyenne ne dépasse pas 750 francs. Quel accroissement de
richesse pour la France ! quelle plus grande somme d'aisance et
de bien-être pom- les classes laborieuses , si dans tous nos ateliers ce
système d'association pouvait prévaloir 1
ixsiolu.
XiES FEMMES DES CESARS.
N» I.
COSSl'TIA , CORNÉLIE , POMPEÏA , CALPURNIE , FEMMES DE J. CESAR.
SEKVILIE, CLAUDIA, SCRIBONIA , HVIE , FEMMES d'aUGUSTE.
Il ne faut pas confondre , comme l'ont fait plusieurs
savans, les mœurs des femmes d'Athènes et celles des
femmes de Rome. Les Grecs, à demi orientaux, et cédant
à l'influence ionienne, laissèrent à leurs compagnes très-
peu de liberté d'action. A Sparte , ?a femme n'existait
pas 5 on Tavait transformée en homme, en soldat. Corin-
the, Thèbes, Athènes, avaient fait d'elle un instrument
de plaisir ou une esclave de ménage. La démocratie athé-
nienne , qui servait de modèle et de flambeau à toutes
les autres répu])liques , ne permettait pas aux femmes
de prendre une part active à ces agitations de l'Agora, à
ces discussions du Portique, à ces combats de vénalité,
d'éloquence et d'intrigue, dont la cité de Cécrops a rem-
pli ses annales. Telle est la place de la femme, dans la
démocratie pure : place infime et méprisée. Dès que la
masse domine , avec ses passions brutales , avec ses ins-
tincts grossiers , avec sa vénération pour la force physi-
que, elle rejette dans l'ombre la faiblesse, la délicatesse
et l'influence morale de l'autre sexe.
Ce qu'on appelle ordinairement la république romaine,
I
XiC^ LKS l'KMMKS DKS CÎ'SARS.
c'était une aristocratie, l.a matrone romaine ne fut pas
emprisonnée, abrutie, exilée de la société des hommes,
comme la femme athénienne. Dès les premiers âges de
Rome , la loi protège la décence , la di^jnifé des matrones.
Elle les met en tutelle , mais elle les honore ^ elle leur as-
sure un douaire; elle bâtit des temples dédiés cà la paix
des ménages et à la modestie féminine. Celles qui ont
servi l'état dans les momens de péril sont récompensées
par le sénat et couvertes d'éloges publics. La mère et la
sœur de Coriolan viennent de sauver la patrie en arrêtant
le glaive de leur fils. « Le sénat , dit Aurelius Victor ,
sentant ce qu'il doit aux femmes, décrète qu'un temple
sera érigé à la fortune féminine. » Brennus s'est emparé
de Rome : les femmes sacrifient leurs bijoux et leurs vé-
temens pour racheter la ville : le sénat ordonne que les
matrones auront part aux éloges funèbres qui célèbrent
la vertu des héros. Le même enthousiasme s'empara d'elles
après le massacre de Cannes , el les mêmes honneurs pu-
blics leur furent rendus.
Ainsi, la moralité romaine des premiers âges, celle qui
élevait jusqu'au rang des dieux les agriculteurs et les sol-
dats de Rome, exaltait aussi leurs femmes et leurs filles,
et rendait inutile la rigueur de la loi qui donnait au père
droit de vie et de mort, non seulement sur ses enfans,
mais sur sa femme. Le divorce, permis par la législation,
tomba en désuétude , la matrone exerça le pouvoir absolu
dans l'intérieur de la famille, et son ascendant fut tel,
grâce au respect d'elle-même et de ses devoirs, qu'il
équivalut à une complète libert('. Frugale, chaste, se
renfermant volontairement dans le cercle de ses fonc-
tions domestiques el de son administration intérieure, la
femme , telle qu'elle exista chez les vieux Romains , est
devenu le type et le modèle de la vertu de son sexe.
LES l'KMMtCS bi;S CKSARS. 2âl
Honorro et plarre an niveau des {i^rands hommos. olle de-
venait digne de l'estime que ron professait pour elle. Des
fêtes et des cérémonies pul^liques lui étaient consacrées.
Lucrèce, Glélie, la vestale Claudia , étaient devenues les
déesses féminines de Rome. Tant que les conquérans du
monde conservèrent leur antique vertu, les femmes se
maintinrent à ce haut ran^i; ; mais bientôt les matrones
suivirent l'exemple que leur donnaient leurs maris et
leurs frères. Elles livrèrent à un troupeau d'esclaves les
soins intérieurs delà famille; elles donnèrent à la volupté
des heures que leurs aïeules avaient consacrées au mé-
nage et à la famille ; on les vit, rivales d'éclat et de luxe,
se disputer les premières places dans ces amphithéâtres où
l'on jouait les obscénités de Piaule et d'Accius.
Lucrèce était née sous l'ancienne république que sa
mort avait préparée. Messaline naquit sous les Césars, et
fut le Ivpe et l'emblème de la nouvelle Rome corrompue.
Comme les femmes avaient donné les plus beaux exemples
de grandeur d'ame, de courage et de dévouement , elles
s'emparèrent encore de la première place dans cette lutte
d'infamie. Messaline dépasse Tibère, et Poppée vaut bien
Pétrone. L'influence conquise par les femmes sous la ré-
publique, et conquise par leur vertu, se maintint, grâce
à leuis vices, sous le nouvel ordre de choses. Leur grande
passion depuis l'époque de la décadence , ce fut le théâ-
tre; elles se disputaient l'histrion dont les gestes lubriques
avaient excité leurs désirs; elles achetaient à prix d'or les
faveurs du mime que le peuple applaudissait. La débau-
che, épuisée par ces excès, avait recours aux inventions
du luxe et de la sensualité asiatiques. Les eunuques de
Bysance et de Paphlagonie accouraient à Rome pour ser-
vir d'instrumens à de honteux plaisirs. La théorie de l'a-
vortemenl était publiquement professée à Rome; et il n'y
Î22 LES FEMMES DES CÉSARS.
avait d'autre différence entre la grande dame et la cour-
tisane que la richesse de l'une et la pauvreté de l'autre :
ici, la faculté d'acheter des voluptés effrénées, ailleurs la
nécessité de les vendre.
Au milieu de ce débordement , dont tous les écrivains
de l'antiquité nous ont transmis le tableau affeux, quelle
fut la conduite des femmes qui partageaient le trône, et
qui, souvent alliées à des monstres de libertinage et de
cruauté , trouvaient chez les Tibère , les Héliogabale et
lesCaligula , de si exécrables modèles? Essayons d'esquisser
rapidement la vie des impératrices. César, le fondateur
de ce grand empire, n'avait pas donné un exemple moral
à ses concitoyens. On sait quelles furent les mœurs de cet
homme célèbre, mari de toutes les femmes el femme de
tous les hommes. Il se maria quatre fois. On l'avait fiancé à
Cossutia,jeune fille riche et appartenant à l'ordre équestre.
Il la répudia avant le mariage réel, sous prétexte que ses
affections personnelles n'avaient pas été consultées. Il
épousa Cornélie, fille de Cinna, élevée par sa tante Julie,
femme de Marias, il avait puisé dans cette éducation do-
mestique la haine du parti aristocratique commandé par
Svlla , et un vif attachement pour la faction populaire à
la tète de laquelle Maiius s'était placé. Cinna, dont Cé-
sar épousait la fille, était non seulement l'ennemi de
Sylla, l'homme dévoué à l'ombre de Marins, mais un
homme puissant , vindicatif, inflexible , opulent , qui of-
rait à son gendre un appui assuré. En vain Sylla essaya
de rompre ce mariage : César aimait Cornélie ^ son am-
bition l'attachait à son beau-père. Pour le punir , Sylla
le priva du sacerdoce, lui enleva la dot de sa femme,
annula son droit de succession, et se préparait à une ven-
geance plus complète, lorsque ses ennemis, en l'attaquant
de toutes parts, le contraignirent à oublier pour un mo-
LES FEMMES DES CÉSARS. 223
ment un adversaire encore jeune. Les vestales vinrent
demander à Sylla , dictateur et vengeur , la grâce de Cé-
sar 5 elles l'obtinrent de cet homme , assez politique pour
ne jamais satisfaire son ressentiment aux dépens de son
intérêt. Il prévoyait bien l'influence future de César qui,
disait-il, renfermait en lui plus d'un Marins-, mais que
lui importait l'avenir! Il écrasa ses ennemis et envoya
César questeur en Espagne. Peu de tems avant le départ
de César, sa femme mourut 5 ame noble, esprit élevé,
dont il ressentit vivement la perte^ femme courageuse qui
aurait aidé son mari à lutter contre ces tems difficiles et
les dangers qui l'environnaient. Jusqu'à lui on avait pro-
noncé le panégyrique funèbre des femmes âgées, mais non
des jeunes femmes ^ César , infidèle à cet usage , pro-
nonça, du haut de la tribune, le panégvrique éloquent de
Cornélie, morte dans sa vingt-quatrième année. C'était à
cette même tribune que Marins avait suspendu la tète de
Marc-Antoine , le grand-père du triumvir ; que Sylla
suspendit celle du jeune Marins 5 et que Marc-Antoine
déposa la tète sanglante de Cicéron. Tous les auteurs la-
tins rendent témoignage de l'impression profonde et tou-
chante que produisit le discours de César en faveur de
Cornélie. Sa troisième femme , Fompéia, fille dePompéius
Rufus et nièce de Sylla, semblait destinée à lui faire sentir
vivement la perle qu'il venait de subir. Fompéia était aussi
inconstante , aussi violente dans ses passions, aussi étour-
die dans sa conduite, que Cornélie avait été fidèle, ver-
tueuse, prudente et dévouée à son mari. Cette union po-
litique, au moyen de laquelle César espérait échapper aux
vengeances de ses adversaires et préparer son pouvoii-, fut
malheureuse.
La mère de César , Aurélia , gouvernait la maison de
son fils : austère et \ertueuse matrone des anciens tems,
i
224 LES TEMMES DES CÊSAftS.
qui ne tarda pas à deviner les inclinations vicieuses de sa
belle-fille, et qui la soumit à une rigide surveillance. Un
de ceux qui fréquentaient avec le plus d'assiduité la mai-
son de César, était Publius Glodius , romain d'une illustre
famille et dont les aïeux se perdaient dans la nuit des
tems antérieurs à la fondation même de la cité. Il avait
vingt-deux ans • il était riche , prodigue et brave. A sa
beauté naturelle se joignait un air d'intrépidité violente et
de fougue indomptable que son caractère ne démentait
pas : Lovelace de l'ancienne Rome , qui disposait des tré-
sors légués par ses ancêtres pour satisfaire ses passions, et
qui, dans les repas splendides donnés par lui à ses cama-
rades de débauche , se vantait de n'avoir jamais reculé
devant un magistrat , de ne s'être jamais soumis à une loi.
Aux yeux de Rome entière il vivait en inceste permanent
avec ses trois sœurs. Bientôt l'objet de ses recherches fut
la femme de César. Ce qu'il y avait d'audace, d'esprit, de
violence et d'éclat chez Clodius , devait séduire Pompéia.
Il s'établit entre elle et Aurélia, sa belle-mère, une lutte
d'inlrigue et d'adresse , dans laquelle Aurélia finit par
succomber.
On devait célébrer sous peu de jours la fête de FaunUy
déesse spéciale des femmes romaines , nommée la bonne
déesse , et dont le culte est encore entouré de mystères
que les érudits n'ont pas su éclairer. Non seulement au-
cun homme ne devait y être admis- mais on avait soin de
voiler les statues des ancêtres , et de ne laisser à découvert
que celles des aïeules. On avait soin de bannir de ces cé-
rémonies tout souvenir des hommes, du rapport entre les
sexes, du lien conjugal et même de l'amour. Quiconque
aurait rappelé, de la manière la plus éloignée, une idée, non
pas indécente, mais erotique, aurait été flétri par les lois.
Il était détendu aux femmes d'apporter des bouquets de
LES FEMMES DES CÉSARS. 225
myrte, arbuste consacré à Vénus. Les mystères de la bonne
déesse étaient comme une espèce de fêle de la vierge ^
l'objet d'un profond respect cl d'une vénération supersti-
tieuse. César était consul ; dans sa maison devait avoir lieu
le sacrifice auquel présidait Pompéia, sa femme.
Le stratagème dont s'avisèrent les amans fut hardi jus-
qu'à l'impudence-, celle maison, devenue temple et vouée
à la chasteté , la maison de l'époux lui-même devait être
le lieu du rendez-vous et le théâtre de leurs amours. Une
esclave , nommée Abra par Plutarque et SépruUa par
Cicéron , fut mise dans la confidence : on convint que
Clodius , couvert de vétemens blancs et couronné de ro-
ses blanches, comme les dames qui devaient assister aux
mystères, se mêlerait à la foule des femmes qui pénétre-
raient dans l'intérieur delà maison, el que la servante Abra
le tiendrait caché dans sa propre chambre jusqu'au mo-
ment où Pompéia, libre enfin, pourrait venir le trouver.
La première partie de ce drame romanesque réussit com-
plètement. Clodius , dont le teint était frais et la figure
jeune , passa sans obstacle au milieu de la foule des femmes
vêtues de blanc comme lui, qui remplissaient le vestibule
sombre de la maison. La vigilance d'Aurélia fut trompée ;
tandis que Pompéia , revêtue du costume de grande prê-
tresse, remplissait ses devoirs sacrés et commençait le sa-
crifice, Abra, reconnaissant Clodius, le prenait par la
main et le conduisait chez elle, lui promettant de lui
amener Pompéia sa maîtresse. Malheureusement, Abra,
au sortir de sa chambre, fut rencontrée par Aurélia qui la
tint près d'elle et lui fit exécuter ses ordres pendant assez
long-tems pour l'empêcher d'avertir Pompéia de l'arrivée
de Clodius. Le caractère fougueux de l'amant lui rendit
ces délais insupportables : après un quart d'heure d'at-
tente, il se précipite hors de la chambre qui lui avait
226 LES FEMMES DES CÉSARS.
servi de prison , et parcourut les appartetnens. On le re-
marqua , il voila son visage , on lui adressa des questions ,
il se lut. Poursuivi par les esclaves, qui s'étonnaient de
cette obstination silencieuse et de cette course errante à
travers la maison , il crut échapper à leur importunité
en se plongeant dans un corridor sombre. Abra, libre
enfin , le cherchait de son côté ; les esclaves qui traver-
saient le corridor, apercevant une femme blottie dans un
coin , lui demandèrent qui elle était , ce qu'elle voulait
et pourquoi elle se cachait ainsi.
« Je demande Abra ! s'écria Clodius en faisant la pe-
tite voix. » Les esclaves, qui n'avaient aucune autorité
dans la maison , laissèrent Clodius qui retrouva la ser-
van te et se réfugia dans sa chambre 5 mais Aurélia venait
d'être avertie; la fête était suspendue 5 le trouble régnait
dans la maison ; et la grande prétresse , qui aurait eu soin
de se trouver mal si le hasard l'avait fait naître huit ou
neuf cents ans plus tard, resta immobile et pâle auprès de
l'autel. A la voix d'Aurélia , on ferma les portes, on ap-
porta des flambeaux, on visita toutes les chambres-, et le
pauvre Clodius , qui s'était glissé sous le lit d'Abra, fut
découvert et chassé par les matrones furieuses.
Le lendemain on ne parlait à Rome que de cette aven-
ture ; personne ne doutait quePompéia ne fût coupable,
et César sans colère , sans violence , la répudia tranquil-
lement.
La justice devait s'emparer de cette affaire ; Clodius fut
cité devant le tribunal comme coupable d'impiété. Fidèle
à son impudence accoutumée, il distribua une somme
considérable à plus de deux cents témoins qui tous de-
vaient venir prouver son alibi , et déposer qu'il était
absent de Rome, pendant la nuit consacrée aux mystères
de la bonne déesse. Rien n'égale, disent les contempo-
LES FEMMES DES CÉSARS. 227
rains, l'audacieuse insulte avec laquelle Clodius accueillit
ses accusateurs. Entouré de ses faux témoins, il bravait
audacieusement le mi'piis public, lorsqu'un incident nou-
veau, dont une femme était le mobile, fit prendre un
nouveau tour à ce procès singulier.
Il avait une sœur nommée Clodia , violente dans ses
prédilections et dans ses haines comme son frère, et qui ,
tout aussi peu scrupuleuse dans ses mœurs, s'était éprise
d'une passion vive pour Cicéron , long-tems ami intime
de Clodius , auquel il ne ressemblait guère. Cicéron était
faible de caractère, partisan de la philosophie morale pt
timide en face du danger. Clodius était téméraire et sans
principes. Par haine pour Calilina, il avait servi de bras
droit à Cicéron , lorsque ce dernier avait fait au célèbre
conspirateur une si vive et si ardente guerre. Souvent le
glaive de Clodius avait protégé l'éloquence de l'orateur
romain. Clodia, sa sœur, n'oubliait rien pour resserrer
les nœuds d'une amitié qui la rapprochait de l'homme
qu'elle préférait ; elle alla même jusqu'à charger un nommé
Tulle, ami commun de Clodius et de Cicéron , de commu-
niquer à ce dernier les sentimens qu'elle avait conçus pour
lui , el l'espoir lointain de le voir répudier sa femme Té-
rentia, pour épouser la sœur de Clodius. Térentia, ins-
truite de la passion et des espérances de Clodia, n'oublia
point d'armer Cicéron contre Clodius son ancien ami.
Elle espérait (jue Cicéron échapperait pour toujours aux
poursuites de Clodia. Aussi, quel fut l'étonnemenl de
Clodius lorsqu'aj)rès avoir fait comparailre tous ses faux
témoins, il vit s'avancer Cicéron qui, contredisant leur
asstîrlion unanime, déposa et prouva que Clodius était
venu le consulter chez lui le soir même, peu de momens
avant la célébration des mystères. L'assertion de l'alibi se
trouvait détruite, et l'ingratitude de Cicéron envers celui
l
228 LES FEMMES DES CÉSARS.
qui l'avait si long-lems défendu contre ses ennemis, l'é-
loignait à jamais de Clodia et de son frère.
Le procès continuait; César, appelé à rendre témoi-
gnagne, ne voulut ni inculper ni disculper sa femme.
Quand on lui demanda pourquoi il l'avait répudiée : « La
femme de César , répondit-il , ne peut pas même être
Tohjet d'un soupçon. » Au milieu des vices dont la déca-
dence de la république avait communiqué la contagion à
ce prand homme , on trouve chez lui un sang-froid , une
dignité merveilleuse dans les occasions difficiles , un em-
pire sur lui-même et une hauteur dame qui annonçaient
le maître du monde. Clodius s' apercevant que si la jus-
lice avait son cours , une punition infamante lui était
réservée, profita de sa liberté pour soulever le peuple. Il
soudoya la populace , arma les esclaves , effraya les tri-
buns et les magistrats, leur montra des torches et des
glaives prêts à mettre la ville à feu et à sang, et arracha
aux juges épouvantés un acquittement conçu en termes
équivoques, et qui laissait entrevoir la culpabilité de
l'accusé sans oser le punir,
Pompéia, dont les intrigues et les erreurs ne s'arrêtè-
rent pas là, et que nous ne suivrons pas dans sa carrière
galante, avait dégoûté César des femmes coquettes, bril-
lantes et voluptueuses. Le nouvel objet de son choix fut
Calpurnie, fdle de Lucius Pison, son allié politique, et
descendante de Numa Pompilius. Le sévère Calon s'a-
percevait bien que César, en contractant de pareilles
alliances , voulait affermir son pouvoir et agrandir son
crédit. « Honte, s'écriait-il, à ces mariages qui ne sont
que des achats de places 5 à ces noces au moyen desquelles
on se rend mailre de la république ! »
La censure de Caton était rigoureuse. Quand même
l'ambition du futur dictateur n'eût pas trouvé son compte
LES FEMMES DES CÉSARS. 229
à cette nouvelle alliance, Calpurnie était digne de lui;
elle raimait. Belle, sage, éloquente et pure, elle ap-
préciait dignement , elle comprenait la grandeur de
César, grandeur qui brille au milieu de ses vices et de
ses lalens et qui le dislingue de ses contemporains. Quel
homme en effet ! et quel cœur de femme ne se fût animé
d'enthousiasme à l'aspect de celui qui, au milieu de tant
de dangers , d'intrigues , d'ambitions , de fautes , de
débauches , conserva toujours la même générosité , la
même hauteur d'ame. Partout dans la vie de César , dès
sa plus tendre jeunesse, on retrouve la même aspiration
vers la gloire, le même dédain de l'intérêt sordide. S'il
eût épousé Cossutia, il eiit été le plus riche des Romains;
s'il eût répudié Cornélie, comme l'exigeait Sylla, il aurait
eu part aux faveurs de ce chef tout-puissant; il aurait pu
se venger de Pompéia, sa femme, et la livrer aux lois qui
ne pardonnaient pas l'adultère et le sacrilège. Celte no-
blesse et cette intrépidité qui lui avaient fait montrer
au peuple, du haut de la tribune, les images de Marius
sous le règne de Sylla, ne l'abandonnèrent point pendant
toute sa vie; a c'était, comme le dit Tacite, l'orateur le
plus éclatant, le premier général d'armée , un des plus
beaux hommes et assurément l'homme le plus magna-
nime de son époque. »
Aucun nuage domestique ne troubla les aimées qui
s'écoulèrent depuis son union avec Calpurnie jusqu'à sa
mort. Toujours modeste et simple dans ses mœurs, oc-
cupée d'études et de philosophie, secondant les intentions
généreuses et les nobles mouvcmens de son mari , elle
l'exhorta constamment à faire grâce lorsqu'il était en pos-
session du souverain pouvoir. César venait d'accorder la
vie à Ligurius. « VoiLà, s'écria Calpurnie quand le dicta-
teur fut de retour chez lui, le plus beau moment de ta
XHI. iS
230 LES FEMMES DES CÉSARS.
vie! » Rien ne prouve mieux la vertu de Calpurnie, que
le silence profond que les historiens gardent à son égard.
On ne la retrouve qu'au moment où César va mourir.
Elle réparait alors comme son bon génie pour l'avertir des
dangers qu'il court, pour le mettre en garde contre les
embûches de ses ennemis . et pour pleurer sa mort et la
venger, lorsque la magnanimité imprudente de cet homme
extraordinaire a couru au-devant du péril. Le rêve de
Calpurnie , rêve qui eut lieu la veille du jour où son mari
fut assassiné , nous a été conservé par les historiens les
plus graves , par les poètes qui , comme Lucain , l'ont
transformé en beaux vers , et par les auteurs dramatiques
qui en ont tiré grand parti, comme Voltaire et Shakspeare.
Calpurnie crut voir sa maison s'ébranler sur ses fonde-
mens et crouler. Un grand orage régnait dans l'air, les
fenêtres de sa chambre à coucher s'ouvrirent seules et
avec fracas 5 elle s'éveilla et courut vers la chambre de
son mari. Aux craintes superstitieuses éveillées par ce
songe, se joignait la terreur que lui inspiraient ses obser-
vations personnelles sur la situation précaire de César ,
sur le mécontentement d'un parti nombreux, et sur les
projets de quelques hommes puissans dont elle avait re-
marqué les fréquens conciliabules et la figure sombre et
sinistre. César ne voulut pas l'écouter, quoique déjà on
l'eût averti de ce qui se tramait. Sa vertu, qui avait fait
sa grandeur , causa sa mort ; il voulut braver le péril et
dit comme ce chef moderne : Ils n'oseront pas l
Ce que l'on n'a jamais observé , c'est que Decius Bru-
tus , fils naturel de César et assassin de son père , ne s'ar-
mait point pour la liberté, comme l'ont prétendu les pé-
dans et leurs écoliers, mais seulement pour défendre les
droits et les privilèges de la vieille aristocratie romaine ,
vaincue par le dictateur. Cette action si vantée nous semble
LES FEMMES DES CÉSARS. 23t
inexcusable. C'étaitCésar qui avait nommé préleurs Brutus
et Cassius, ses assassins; celait lui qui avait favorisé leur
avancement , et qui , après la bataille de Pharsale , leur
avait donné la vie. Mais, affirment les rhéteurs, Brutus
voulait sauver Rome. La sauver? En ressuscitant celte
ancienne aristocratie des patriciens que le peuple répu-
diait 5 en laissant aux prises tous ces chefs rivaux et en-
nemis , à la tète de factions puissantes , implacables et
toujours prèles à déchirer la république dans leur propre
intérêt ? Qui ne voit que l'organisation de l'ancienne
Rome patricienne , se servant des plébéiens comme d'in-
strumens de guerre et de victoire , était à jamais dé-
truite; et que le peuple même, à la tête duquel marcha
César comme Bonaparte , exigeait un dictateur , c'est-à-
dire une autorité ferme , unique , incontestée , à laquelle
tout se soumit ? Tel était le véritable état de la question.
La république était dissoute d'elle-même ; la liberté n'était
qu'un mot; il fallait accepter ou un despotisme militaire
et démocratique , ou une longue et sanglante anarchie.
Le crime de César fut de sentir que Rome républicaine
n'existait plus, et qu'une ère nouvelle commençait. Il
s'empara du mouvement, méprisa ses ennemis, sema de
tous côtés le pardon d'une main généreuse jusqu'à la
prodigalité , et mourut frappé par son fils. On l'avait
souvent averti du sort qui l'attendait , il dédaigna ces
mauvais présages. Au bas de la statue de Brutus l'ancien ,
une main inconnue avait tracé les paroles suivantes :
Utinain viveres l ( Si tu vivais ! ) Sur le piédestal de sa
propre statue , César lut celte autre inscription : « Le
premier de nos consuls fut Brutus, qui chassa les rois ;
César a chassé le dernier des consuls et s'est fait roi. »
Rome ne gagna rien à sa mort ; la tyrannie coulait dans
les veines du corps social, et ne le quitta plus. Quant à la
\
23*2 LES FEMMES DES CÉSARS.
veuve de César , jeune encore elle se retira dans la so-
litude et se livra tout entière à sa douleur. Elle prononça
l'éloge funèbre du mari qu'elle venait de perdre , confia
à Marc-Antoine les papiers de César et le soin de pour-
suivre les chefs de la conspiration ; pendant le reste de sa
vie, modeste, pieuse et résignée, elle resta fidèle à l'ombre
de ce grand homme.
Quel spectacle offre l'empire romain après la mort de
César! Quel développement atroce prennent toutes ces
âmes ambitieuses , violentes et sans scrupule ! Au milieu
de cette lutte de bètes féroces , c'est le tigre qui l'em-
porte^ l'homme froid, politique, infatigable, prodigue
de crimes et ne suivant pendant toute sa vie qu'une
seule impulsion , celle de son intérêt. Je veux parler de
cet Auguste qui eut l'esprit de courtiser , de payer et de
nourrir les poètes, dans l'espoir que ses infamies seraient
palliées par eux. Tète froide, cœur insensible, ame lâche
mais profonde 5 hypocrite consommé , il prit le masque à
dix-neuf ans et ne le quitta qu'à sa mort. Aussi, lorsqu'il
rendit le dernier soupir , il s'écria : La pièce est jouée l
La puissance conquise par le génie de César devint l'hé-
ritage du plus adroit et du plus habile. Marc-Antoine l'i-
vrogne, Lépide le lâche, lui frayèrent la route vers le
trône. Dans sa conduite envers les femmes , il se montra
le même que dans sa conduite politique : intéressé, cruel ,
sacrifiant tout à ses goûts personnels , sans scrupules réels
et sans autre délicatesse que je ne sais quelle décence
extérieure dont il voilait ses vices cachés.
Fiancé dans sa première jeunesse à Servilia , fille de
Servilius l'Isaurique, il vécut peu de tems avec elle, et la
répudia pour contracter un mariage politique qui le rap-
prochait du triumvir Marc-Antoine, son collègue, long-
tems son ennemi , à la puissance duquel il voulait se rat-
LES FEMMES DES CESARS. 233
tacher. Clodia , la nouvelle épouse d'Auf^uste , qui s'ap-
pelait alors Octave, était fille de cette Fulvia , qui avait
passé du lit de Publius Clodius dans celui de Marc-An-
toine. Une corruption affreuse commençait à s'introduire
dans les mœurs 5 Marc-Antoine , si célèbre par ses débau-
ches, s'éprit de Glaphyra et ne cacha point à sa femme sa
nouvelle liaison. Fulvia voulut se venger : ce fut sur
Octave, le mari de sa fille, que son choix tomba.
Déjà Octave voyait décroître la puissance de Marc-
Antoine. Il résolut de rompre violemment avec lui , et
ses premiers outrages tombèrent sur deux femmes; sur sa
belle-mère qui avait osé lui déclarer sa passion , et sur sa
propre femme, toute innocente qu'elle fut. Il poursuivit de
ses railleries l'amour de Fulvia et fit répandre dans Rome
des épigrammes obscènes dirigées contre elle. « La trom-
pette sonne, le combat m'appelle , la mort m'attend, dit-
il dans une de ses épigrammes; de son coté, Fulvia veut
que je sois son amant (nous corrigeons le cynisme des
paroles); je préfère la mort! « Puis, il répudia la fille
en insultant Marc-Antoine. On pourrait pardonner cette
lâcheté à Octave, si un sentiment de vertu eût dicté sa
conduite-, mais il vivait ouvertement dans un libertinage
déhonté. Les scholiastes ont conservé les vers satiriques
dans lesquels se trouvait exprimée l'opinion des Ro-
mains sur rimmoralité d'Octave. « Le voilà , disaient-
ils, cet homme qui , à son souper , imite les adultères des
dieux, qui, se jouant de la religion, change les formes
de ses vices comme Jupiter celles de ses amours. —N'é-
tait-ce pas Octave qui, pendant un repas qui lui était
donné , prit par la main une dame consulaire , la con-
duisit dans un appartement intérieur, et la ramena devant
les convives, dit Suétone, les oreilles rougissantes et la
chevelure en désordre ? »
234 LES FEMMES DES CÉSARS.
A peine Clodia fut-elle répudiée, Fulvia, l'objet prin-
cipal des insultes d'Octave , releva le parti de son mari.
Marc-Antoine, alors absent, appela ses soldats aux armes,
et rassembla ses amis à Pérouse. Octave épouse Scribonia,
femme d'une naissance illustre , qui avait été tour à
tour l'épouse de deux personnages consulaires. C'était, dit-
on , une femme fière de son origine , d'un caractère dur
et impérieux, et qui surtout ne pouvait pas souffrir les
nombreuses liaisons de son mari. Les circonstances poli-
tiques étaient urgentes 5 Octave , forcé de pourvoir à ses
intérêts , n'abandonna pas ses habitudes dissolues : et l'on
va voir comment se mêlèrent dans cette vie étrange les
soins de la politique , les intrigues amoureuses et cette
tyrannie qui , sans égard pour aucun droit, sait satisfaire
ses passions.
Livia Drusilla, femme de Tiberius Nero , ami de Marc-
Antoine et l'un de ses plus zélés partisans , était jeune ,
belle , très-versée dans la langue grecque et dans la con-
naissance des arts : Rome ne possédait pas de femme plus
célèbre, plus accomplie. Déjà elle avait mis au monde un
fils qui devait être Tibère \ elle était grosse d'un second
enfant, lorsque les troupes de Marc-Antoine, que son
mari avait été rejoindre , prirent la fuite devant les nom-
breuses armées dont Octave couvrait l'Italie. Livia, qui
accompagnait son mari et qui protégeait son jeune fils,
suivit le torrent de cette déroute et parvint à échapper
aux sentinelles et aux espions que la vigilance d'Octave
avait placés de distance en distance. Pour rejoindre Marc-
Antoine sur la côte de Sicile, il fallait traverser des sen-
tiers étroits, des défilés presque. inaccessibles, et gravir des
montagnes escarpées , semées d'ennemis en embuscade.
Plusieurs fois , les cris de l'enfant ( qui devait être Tibère
un jour) furent sur le point de trahir la fuite de sa
LES FEMMES DES CESARS. 23ê
mère. Si quelque centurion ou quelque soldat eût ren-
contré cette pauvre jeune femme et son fils dans les
gor^jes des montagnes apuliennes , il eût acheté de leur
sang la laveur du vindicatif Octave. Les périls et les
souffrances du voyage ne s'arrêtèrent pas là^ Tiberius
Nero , sa femme et son enfant s'étaient réfugiés à Lacédé-
mone, qui, presque aussitôt leur arrivée, fut en proie à un
incendie si violent que la jeune mère, pour sauver son fils,
se précipita au milieu des flammes et n'en sortit que la
chevelure brûlée. On verra par quelle révolution du sort
Livia devait passer, de la dernière misère , au comble du
pouvoir , de l'opulence et des honneurs.
Marc- Antoine , mari de Fulvia , s'endormait dans les
bras de l'égyptienne Cléopàtre. Fulvia , dont Marc-An-
toine n'avait pas à se louer, mais qui voulait se venger
d'Octave et renverser l'homme qui l'avait dédaignée^
partit pour l'Egypte. « Femme inquiète et féroce, dit le
commentateur de Suétone, qui espérait en bouleversant
l'Italie arracher Marc-Antoine à son amour. )) Elle mou-
rut en route, à Sicyone, et tout changea de face. Le
flambeau de la discorde publique s'éteignit avec sa vie;
tous ces ambitieux étaient fatigués de guerre , ils s'en-
tendirent pour partager le pouvoir. Dans la conférence
d'Anxur, où l'on régla définitivement la grande querelle ,
il fut convenu qu'une amnistie universelle serait accordée,
les droits du jeune Pompée maintenus, et qu'enfin Marc-
Antoine, veuf de Fulvia, s'allierait aux Césars en épou-
sant Octavie, veuve de Marcellus et sœur d'Octave.
Rome et l'Italie étaient fatiguées de guerres intestines;
tout le monde aspirait à la paix ; ce mariage, qui venait
sceller la paix universelle , fut accueilli par la joie publi-
que. Tous les citoyens regardaient cette fête comme leur
propre fête , celle qui ramenait la tranquillité dans leur
23Ô LES FKMMES DES CÉSAnS.
famille et rabondance dans la cité. De la Gaule, de l'O-
rient , de l'Espagne, de toutes les contrées du monde où
les troubles publics avaient jeté les malheureux citoyens
comme le cratère du volcan lance les pierres et la lave,
ils accoururent avec leurs femmes et leurs enfans. Livia
et Tiberius Nero , son mari, furent de ce nombre. Au
milieu des fêtes splendides dont la politique d'Octave
augmentait la magnificence pour séduire et charmer les
Romains qu'il voulait asservir , on vit paraître , d'une
part , Livia, la plus belle des femmes romaines , fière et
calme, de l'autre. Octave, le plus puissant des Romains,
dans la fleur de làge, d'une taille assez petite, mais
bien prise, d'une physionomie pleine de finesse et de
dignité; le teint paie, les sourcils joints, spirituel,
affable, habile , et cachant ses défauts réels sous une po-
litesse et une aménité constantes.
Les historiens romains, qui en général s'attachent peu
aux détails dans leurs portraits physiques, nous ont laissé la
peinture la plus circonstanciée d'Octave; s'il faut les en
croire , il avait les cheveux blonds et bouclés , le nez
droit et fin , les lèvres minces. La beauté de Livia , ses
qualités intellectuelles, charmèrent Octave qui, marié
lui-même à Scribonia, n'hésita pas à répudier cette der-
nière au moment même où elle venait de lui donner un
fils. Il s'adressa ensuite à Tiberius Nero, mari de Li-
via, dont la femme était encore grosse, et le pria de
la répudier pour la lui céder. Tiberius Nero était un
homme médiocre, timide et sans caractère-, il demanda
conseil à sa femme qui le méprisa. Livia vit s'ouvrir de-
vant elle la plus belle route que l'ambition d une femme
pût espérer, et sans avoir de prédilection pour Octave,
comme le dit expressément Tacite , elle accepta la propo-
sition qui lui était faite. Au fond de cette ame, en appa-
LKS Fl-.MMHS DES CÉSARS* 2)^7
renco si tloucc, couvuil un licsoin ardenl. tic dominer qui se
trouva satisfait. Le collège des pontifes romains, sacrifiant
à la puissance d'Octave la loi formelle qui prohibait la
célébration d'un mariage nouveau avant l'espace de dix
mois, à dater du divorce, déclara qu'Octave pouvait lé-
gitimer l'enfant d'un autre. Les Romains , tout habi-
tués qu'ils fussent aux suites funestes du divorce, se
révoltèrent contre l'immoralilé et l'impudence d'une telle
conduite. Ils accusèrent Livia d'avoir cédé aux désirs
d'Octave long-tems avant la célébration du mariage, et
ils attribuèrent même à ce dernier l'enfant auquel elle
allait donner le jour. Tout porte à croire que Livia, en
devenant la femme d'Octave, n'a suivi que la double im-
pulsion de son ambition personnelle et de son dédain pour
Xiberius.
A peine cependant la joie et l'orgueil de devenir
femme d'Octave animaient-ils le cœur de la nouvelle
épouse , celui dont elle partageait le sort se trouva re-
jeté violemment dans la carrière des guerres civiles. Le
fils de Pompée revendiquait ses droits paternels. La for-
tune semblait infidèle au perfide Octave, dont la bra-
voure personnelle ne secondait pas la fortune. Servi par
le stupide Lépidus et par le sensuel Marc-Antoine dont
les voluptés de l'Egypte avaient allangui l'âme grossière ;
abandonné d'une grande partie de ses amis 5 peu aimé des
Romains , qui , superstitieux et indifférens , déjà plongés
dans la mollesse et attendant un maître, se conformaient
d'avance aux volontés du destin , il éprouva des revers
nombreux. L'histoire a conservé le souvenir du déses-
poir de Livia , de ses craintes, de ses sacrifices aux dieux
et des augures divers qui ranimaient ou qui détruisaient
ses espérances. Un jour, comme elle venait d'apprendre
la défaite de la ilotta de son mari, elle se rendit triste-
238 LES FEMMES DES CÉSARS.
tement à sa maison de campagne, voisine de Rotne. Un
aigle qui avait enlevé dans ses serres un poulet dont le
bec était chargé d'une branche de laurier lâcha sa proie,
qui vint tomber entre les mains de la Femme d'Octave.
Ce présage fut interprété favorablement par tous les sor-
ciers et augures qui abondaient à Rome ; et par une de
ces singularités de la destinée qui semble se plaire à don-
ner un sens et une autorité aux plus vaines superstitions,
les premières nouvelles que reçut Livia lui annoncèrent
le triomphe d'Octave. Pompée était complètement battu-,
sa tète payait le prix de cette audace que le trône du
monde eût récompensée s'il fût resté vainqueur.
La victoire appartenait à Octave , et l'on sait quel
usage il en fit. L'homme qui avait répudié Scribonia le
jour même où elle donnait naissance à Julia proscrivit
trois cents sénateurs, deux mille chevaliers, ordonna au
milieu de ses festins le meurtre des citoyens les j)lus il-
lustres et les plus riches , fit assassiner Césarion et mettre
à la torlure Quintus Gallius, auquel ce monstre si vanté
arracha les yeux de ses propres mains. Voilà quel homme
Virgile et Horace ont placé au rang des dieux. Leur flat-
terie ne vil en lui que le protecteur des gens de lettres.
Ils l'ont nommé à l'envi le pacifique , l'humain, le clé-
ment , le grand , le sublime. Il est vrai qu'une fois
arrivé au souverain pouvoir, fatigué de meurtres et de
ravages, il gouverna paisiblement : mais comme Sénèque
le dit avec une admirable énergie, «je n'appelle pas clé-
mence une cruauté qui s'est lassée. » Mécène, son ami, le
connaissait mieux , lorsque le voyant prêt à dicter une
sentence de mort injuste, il écrivit sur les tablettes, qu'il
lui passa, les mois suivans : Lève-Loi , bourreau l (1).
(1) Le juge qui se levait absolvait l'accusé.
LES FEMMES DES CÉSARS. 239
Action sublime dans la vie de Mécène et qui sauva la vie
à plusieurs citoyens innocens.
Le sénat servile prodi{^,ua lés honneurs non seulement
à Octave, mais à sa femme dont l'ambition satisfaite
ferma les veux sur les vices de son mari. Il fut décrété
que les personnes de Livia et d'Octavie femme de Marc-
Antoine étaient divines, sacrées et inviolables, et qu'elles
jouiraient du privilé^^e enlevé aux femmes par la loi ro-
maine, de disposer de leur propriété par testament. La
vie domestique d'Octave , devenu Auf;uste et empereur ,
fut paisible, grâce à la politi(jue et à la froideur de Livia.
Tout porte à croire que les rapports incestueux im-
putés à Auguste et à sa fdle Julia n'eurent pas pour fon-
dement un bruit populaire. C'est le seul fait qui puisse
expliquer l'exil de ce malheureux Ovide, homme du
monde , homme aimable, corrompu comme tous ses con-
temporains , mais dont le vice léger était plein de grâce et
d'élégance. Pourquoi ce pauvre Romain , habitué aux
recherches voluptueuses de la capitale du monde, fut-il
relégué par le décret d'Auguste dans les glaces de la
Scythie , plus barbare alors que ne l'est aujourd'hui la
Nouvelle-Zélande ? Faut-il en croire les commentateurs
qui attribuent ce châtiment au zèle d'Auguste pour la mo-
rale , et aux vers libertins qui coulaient si facilement de
la plume d'Ovide .-^ L'empereur eùt-il traité ainsi un che-
valier, lui qui recevait à sa table Horace, tout aussi
voluptueux, mais plus obscène dans ses vers que ne l'é-
tait Ovide ? C'est au poète lui-même qu'il faut demander
la cause de son malheur. On doit se souvenir que l'accès
du palais impérial lui était ouvert comme à tous les grands
poètes du tems. « Pourquoi en ai-je trop vu ? se demande-
t-il à lui-même, pourquoi mes regards ont-ils été coupa-
bles sans le vouloir ? Imprudent , pourquoi ai-je décou-
240 LES FEMMES DES CÉSARS-
vert un crime ? Acléon eut le malheur d'apercevoir Diane
toute nue , il fut puni comme moi , et son corps mis en
lambeaux. — Pourquoi suis-je puni? s'écrie-t-il ailleurs.
Parce que mes yeux sans le vouloir ont aperçu un forfait 5
ma faute est de n'avoir pas été aveugle. Sans doute je ne
puis pas me disculper entièrement , mais je ne suis pas le
seul coupable. »
Les plus grands critiques , Scaliger , Alde-Manuce ,
sont d'avis que le poète était amoureux de Julia, et que
l'empereur punissait à la fois Ovide d'avoir découvert son
infamie et d'avoir pénétré dans le cabinet de sa fille.
« Dans l'intérieur du palais , dit Scaliger qui fait parler
Ovide , il se commet des forfaits atroces ; mais celui qui
les commet est au-dessus du crime. Je n'ai été coupable
que d'une faute : j'ai loué un monstre ; cette lâcheté mé-
ritait l'exil. »
Pendant que Livia régnait à Rome , heureuse des hon-
neurs qui lui étaient prodigués, Octavie, femme de Marc-
Antoine, obtenait de son frère la permission d'aller rejoin-
dre en Egypte son mari toujours enchaîné au char de
Cléopâtre. L'impérieuse Scribonia , la voluptueuse Pom-
péia, l'ambitieuse et habile Livia, s'éclipsent auprès du
caractère admirable et tendre d'Octavie. Il semble que quel-
ques nuances de la femme chrétienne viennent colorer ce
caractère plein de grâce, de résignation, de dévouement
et de pureté. Quels que fussent les torts de Marc-Antoine
envers elle, la chaste et généreuse Octavie , aussi belle ,
plus agréable que Cléopâtre , dit Plularque , et beaucoup
plus jeune qu'elle, pardonnait ses orgies et ses extrava-
gances à ce vieux soldat enivré , qui l'oubliait et l'outra-
geait. Elle apportait à son mari une somme d'argent con-
sidérable, des équipages de guerre et lui amenait deux
mille hommes de troupes pour renforcer son armée. Cleo-
LES FEMMES DES CE SAKS. 241
pâtre ne craignait rien tant que rarrivéed'Oclavie. Marc-
Antoine , cédant aux séductions de Cléopàtre, écrivit
à sa femme qu'elle eût à relourner sur ses pas, et à ne
pas s'avancer plus loin qu'xVthènes. Elle s'arrêta pendant
quelque tems dans cette ville, et répondit à son mari
qu'elle lui obéissait avec douleur , mais qu'elle désirait
savoir comment elle pourrait lui faire parvenir les hom-
mes et les trésors qui l'accompagnaient et qui lui élaient
destinés. Marc-Antoine ne daigna pas même lui répondre:
elle revint à Rome supplier Octave, son frère, de par-
donner à la démence de Marc-An loiue.
Il faut avouer que la rivale d'Octavic s'entourait d'un
prestige puissant. « C'était, dit Plutarque, une petite
femme, grasse, riante, voluptueuse, pétillante d'esprit
et d'élan, parlant sept langues, et poussant jusqu'au der-
nier raffinement l'art de la coquetterie , jusqu'à la der-
nière magnificence les recherches du luxe. « Octave dé-
barrassé de Lépide , dont la lâcheté s'était réfugiée à l'abri
du pontificat, fut sourd aux prières de sa sœur , et saisit
avec avidité l'occasion d'écraser son collègue et de s'em-
parer de l'empire du monde. Nous ne redirons pas cette
grande tragédie que Shakspeare a immortalisée et qui se
termine par la mort d'Antoine et de Cléopàtre. Malgré ses
vices et la barbarie avec laquelle il traila sa femme , bar-
barie commune d'ailleurs à tous les débauchés, on ne peut
s'empêcher de le plaindre. Ces vices naissaient plutôt de
l'ardeur des sens et de la fougue du caractère que d'une
ame perverse. Soldat brutal , voué aux plaisirs physi-
ques, il est peut-être moins odieux encore que ce mons-
tre , cet Octave si froid , si profondément dissimulé , si
avide de vengeance, si indifférent pour le bien.
Une fois Antoine mort , la république fut en paix ;
c'est-à-dire qu'elle reposa sur des cadavres et s'endormit
242 LES FEMMES DES CÉSARS.
SOUS la loi du tyran. Maître de l'univers, Octave jouit
pendant trois journées des pompes de la victoire ; il
triompha lâchement de Marc-Antoine , son ancien col-
lègue, et traîna captif à son char les enfans de Cléo-
pâtre. Déclaré sauveur de la patrie ; créé consul, tribun,
censeur, Auguste enfin, il fit participer à ces hon-
neurs presque divins sa femme Livia , qui reçut alors le
nom cW^ugusta , et de mère de la patine. De quelle joie
le cœur de cette femme, la plus hautaine et la plus am-
bitieuse de son teras, ne dut-elle pas s'animer, quand les
poètes la placèrent au rang des déesses , quand elle eut ses
temples , ses autels , quand une ville nouvelle fut consa-
crée à sa divine majesté ; elle que nous avons vue errer,
un enfant dans les bras, et sous le poignard des satellites,
dans les défilés des Apennins !
Il faut le dire, elle était digne de partager le trône
d'Auguste 5 elle était aussi habile que lui. Accoutumée
à lui pardonner ses torts conjugaux et à fermer les yeux
sur ses faiblesses , établissant son empire par une dou-
ceur et une obéissance que l'empereur attribuait à son
naturel facile et qui n'était que le dernier degré de l'art,
elle employait avec une politique merveilleuse cet art
connu de quelques femmes, et qui consiste à dominer
celui dont elles semblent accepter la domination. Toutes
les opinions d'Octave furent dictées par Livia, qui ne
lui épargnait ni les flatteries , ni les éloges -, persuadé
qu'elle ne lui conseillait que ce que lui-même avait
résolu d'entreprendre, il comblait à son tour de riches-
ses , de splendeur et d'autorité celle que les Romains re-
gardaient comme sa conseillère. Les provinces asservies,
les rois Uemblans, les citoyens avilis, offraient à l'impé-
ratrice autant d'offrandes, de trésors, de bassesses, d'hom-
mages, qu'à l'empereur lui-même. Jamais Livia n'abusait
LES FEMMES DES CÉSARS. 243
de sa position. Quand Hérode, roi de Judée, ami d'An-
toine et lon{;-lems son allié , vint solliciter la proleclion
d'Octave ; quand il institua en son honneur des jeux pu-
blics, consacrés à la divinilc' d'Au[';usle , Livia eut soin
d'envover 500 talens, somme énorme qui devait grossir le
prix destiné aux vainqueurs de ces jeux. Auguste de son
côté ne resta pas en arrière, il détruisit la maison de son af-
franchi PoUlon, située sur la voie sacrée, et éleva sur ses
ruines un portique ou temple dédié aux vertus de sa
femme. Ainsi, ces deux puissances, maîtresses des trésors
du monde , se prodiguaient mutuellement les gages d'un
respect et d'une tendresse que peut-être leur politique
commune jugeait utiles à la consolidation de leur pou-
voir.
Jusqu'ici nous avons vu cette femme , courageuse
et innocente pendant son union avec Tiberius Nero ,
homme peu digne d'elle , dédaigneuse des sarcasmes pu-
blics, et acceptant un nouveau mari, plus puissant que
celui qu'elle quittait . diriger avec une adresse profonde
et soutenue tous les mouvemens de sa vie. Elle a vaincu
ses scrupules ; elle a ployé son anie ardente sous le joug
de l'hvpocrisle-, elle a triomphé de sa fierté naturelle et
s'est abaissée pour conquérir. Il ne lui a pas fallu des
crimes. Bientôt cette ambition qui ne l'a jamais quittée,
à laquelle elle a tout sacrifié , lui demandera ces crimes 5
elle ne reculera pas devant eux. Que lui importent les
galanteries d'Auguste et ses liaisons avec la femme de Mé-
cène, Terentia; liaison tellement connue, qu'un camée
antique en a perpétué le tableau impur ? Livia se con-
tente de nuire secrètement à sa rivale, de lui imputer des
ridicules et des fautes et de la perdre dans l'opinion pu-
blique , sans trahir le véritable motif de sa haine. On lui
attribue aussi plus d'une intrigue, mais si secrète, si vul-
244 LES FEMMES DES CÉSARS.
gaire , si bien voilée, si élrangère à tout mouvement po-
litique, si éloignée de toute vraisemblance, qu'il était dif-
ficile de soupçonner l'impératrice, surtout de la con-
vaincre.
Elle avait un but , un but immense devant lequel
tous les autres objets s'effaçaient , vers lequel se diri-
gèrent tous les actes de sa vie, qui lui coûta des veil-
les, des soins, des assassinats. Il s'agissait pour elle d'é-
carter les héritiers directs de l'empire et d'assurer la
couronne à ses propres enfans. On la vit donc favoriser
les plaisirs d'Auguste , le capter par tous les moyens, aug-
menter son influence , rapprocher intimement de leur
père Tibère et Drusus , leur ménager la confiance et
l'amitié d'Auguste, leur assurer le commandement des
armées, les ambassades importantes, toutes les occasions
de {jloire et de distinction , enfin , éloigner du prince tous
les prétendans au trône. Tibère, qui devint un monstre de
cruauté , était un grand politique, un homme d'état pro-
fond et un excellent général. Drusus, que la mort enleva
trop tôt , joignait aux mêmes talens une ame noble et
bienfaisante. Leur mère ne cessait de faire valoir aux yeux
d'Auguste ces qualités solides ou brillantes -, mais sa lâ-
che la plus difficile était de repousser les autres préten-
dans.
Le principal obstacle aux projets de cette ambitieuse,
l'espoir d'Auguste , l'héritier présomptif d'Auguste , c'é-
tait Marcellus, son gendre et son neveu. Il mourut : les
historiens n'hésitèrent pas à imputer à Livia la honte ou
le malheur de cette mort. Aucune preuve évidente ne s'é-
lève contre elle, si l'on ne veut pas regarder comme
preuve d'un premier crime ceux qu'elle commit plus
tard et qui sont avérés. Musa , médecin de la cour , pré-
para le poison , s'il fiuit ajouter foi aux bruits conlem-
LES FEMMES bES CÉSARS. 245
porains. A peine Marcellus venait d'expirer, Auguste, qui
l'avait aime tendrement, se livrait à la douleur que cette
perte lui causait, quand la conspiration de Cinna éclata.
Voltaire, et avant lui Juste-Lipse , ont révoqué en doute
la réalité de ce fait qui n'est rapporté que par Dion Cas-
sius et Sénèque; l'un place la scène à Rome et l'autre
en Gaule. On sait que Pierre Corneille Ta choisi pour
sujet d'une de ces nobles et héroïques compositions qui
surnageront dans la ruine même des littératures euro-
péennes. Le rôle assigné à Livia, dans cet événement ma-
jeur, prouve du moins la haute idée qu'avaient inspirée
la prudence et la politique de cette femme remarquable.
L'empereur, instruit de la conspiration, avait passé une
nuit très-agitée. En s'éveillant , il vit Livia sapprocher
de lui , et fixa sur elle des regards immobiles , ardens ,
inquiets. Il lui fit signe déparier. « J'entends, j'ai vu,
je sais ce qui vous agile , lui dit-elle ; si vous voulez ac-
cueillir les conseils d'une femme, écoutez-moi. Imitez ces
médecins qui, ne pouvant se servir des remides ordi-
naires , emploient les remèdes opposés. La sévérité ne
vous a pas été utile. En punissant une conspiration , vous
avez vu naître une conspiration nouvelle 5 voyez donc si
la clémence vous servira mieux. Pardonnez à Cinna; son
crime est découvert et par conséquent sans danger. Votre
pardon généreux vous vaudra l'estime et l'admiration pu-
bliques. »
L'ambition absorba les dernières années de celte femme
dont la jeunesse avait inspiré tant d'intérêt. Son intel-
ligence était haute et vaste , sa décision prompte , son
ame audacieuse. Se dirigeait-elle vers un but .'^ rien ne
l'arrêtait, pas même le crime; aussi son hypocrisie, sa
douceur apparente, son art profond, ne parvinrent-ils
jamais à couvrir les crimes de son ambition , le sang et le
xni. 16
246 LES FEMMES DES CÉSARS.
poison versés par ses mains. Sa politique prépara et ins-
pira celle de Tibère, son fils. Le génie, comme la fortune
de ce prince, furent l'ouvrage de cette femme ambitieuse et
dissimulée qui se plut à s'environner de la gloire tou'
jours croissante de son fils. On sait cjuelle douleur amère
s'empara d'elle lorsque son autre fils, Drusus, vint à
mourir 5 il lui fallut les conseils ou plutôt les prédications
de plusieurs philosophes pour la consoler. Le sénat, dont
l'adulation n'ignorait pas combien les femmes des empe-
reurs étaient plus puissantes que les empereurs eux-
mêmes, s'épuisa en lamentations, en condoléances, et
prodigua de nombreux honneurs à l'impératrice.
Seule elle gouvernait César. Tous les ressorts du vaste
empire romain obéissaient aux volontés d'une femme;
ses émissaires couvraient l'Italie. Cet Ulysse en robe,
comme la nommait avec esprit Caligula, armait tous les
intérêts en faveur de Tibère , seul objet de son affection.
Quand on vit périr successivement de mort violente tous
ceux qui faisaient obstacle à l'ambition de Tibère \ lors-
que Caïus et Lucius César eurent succombé , le cri public
s'éleva contre la marâtre dont les intrigues, toujours
voilées, étaient toujours actives. L'héritier du trône,
celui qui, selon les volontés d'Auguste, devait le parta-
ger avec Tibère, Posthume, avait peu de qualités qui
le recommandassent à l'estime publique ; c'était un sol-
dat ignorant et grossier. Livia profita de son ascendant,
et ce malheureux, qui n'avait commis aucun crime, fut
exilé dans file déserte de Planasia. Bientôt cependant le
remords se fit entendre à l'ame d'Auguste , et comme
pour expier à ses propres yeux sa cruauté envers son
dernier descendant , il résolut d'aller lui rendre visite.
Cette intention ne fut communiquée qu'à un seul séna-
teur , Fabius-Maximus , qui devait accompagner Auguste
LES FEMMES DES CÉSARS. 247
dans son voyage. Toutes les précautions étaient prises
d'avance. Un soir, le maître du monde, qui craignait sa
femme, sortit furtivement de son palais 5 il ne croyait
pouvoir rendre visite à un parent qu'en s' enveloppant
de mystère comme un esclave fugitif. Cette scène , telle
que l'ont reproduite Suétone, Pline et Dion Cassius , est
vraiment pathétique dans ses détails. Averti par le son
d'une trompette , un bateau s'approcha de la côte. Le
ciel était pur, la mer calme 5 on s'embarque. Le vieillard,
étendu sur des coussins disposés dans le célox, fixait ses
regards sur la cote d'Elrurie, terre des augures et des
présages, sur les forêts d'Igilium, dont le soleil couchant
dorait la cime.
L'empereur au déclin de sa vie sentait naître dans son
ame des pensées mélancoliques : l'isolement , l'aspect de
la nature , tout le portait vers ces pensées ; l'homme le
plus puissant de l'univers se trouvait seul, privé de con-
solation , sans famille , entouré de tombeaux sur un trône
immense et sublime! Lucius, Caïus, Marcellus, étaient
morts avant l'âge 5 Auguste craignait le même destin pour
Posthume, traité avec tant de barbarie. Au milieu de ces
rêveries amères , une ronde pastorale chantée par des
paysans de la côte arriva jusqu'à ses oreilles. La tête du
vieillard , cette tête blanchie et dépouillée de cheveux
par le chagrin bien plus que par l'âge, se pencha sur le
bord du navire 5 il écouta avec une attention profonde ,
les yeux pleins de larmes, ses accens simples et doux :
puis d'une voix tremblante il répétait tristement ces deux
vers de Virgile :
« Ah ! que je voudrais être l'un d'entre vous : un gar-
dien de troupeaux , un vendangeur entassant les grappes
mûries ! «
248 LES FEMMES DES CÉSAhS.
Fabius le vit cacher ses larmes dans les plis de son
manteau ; et un long silence succéda à cette scène d'at-
tendrissement. Lorsque le navire toucha l'ile Planasia ,
dont les grèves sont de niveau avec la mer , le vieux mo-
narque trouva le jeune exilé étendu dans une grotte, comme
une béte farouche dans sa tanière. Posthume, plus grossier
que méchant, pleura sur la main qui avait signé son arrêt
d'exil. Auguste reconnut que sa religion avait été surprise,
et se sentit ému de pitié en faveur de ce jeune homme
sacrifié à l'ambition dévorante de Tibère et de Livia»
Leur entrevue fut courte et significative. Auguste revint,
bien résolu à réparer son injustice et à venger le malheu-
reux Posthume. Peut-être tous les desseins de Livia,
tous les plans de cette ambition qui n'avait rien épargné
pour s'agrandir, auraient- ils été détruits de fond en com-
ble, si l'empereur avait vécu 5 mais déjà Fabius avait
révélé à sa femme l'important secret d'Auguste j l'impé-
ratrice ne tarda pas à en être instruite.
Quoi ! des plans si profondément médités et renversés
en un jour ! Auguste , si long-lems soumis à l'influence
de sa femme , avait osé prendre conseil de lui-même et
de lui seul. Il avait entrepris un voyage , non seule-
ment sans le confier à sa femme , mais dans un but con-
traire à toutes les pensées , à tous les intérêts de celle-ci.
Livia eut recours aux larmes, aux reproches, à tous les
artifices féminins ! Posthume resta en exil , et bientôt
après la scène intéressante et bizarre que nous avons rap-
portée, Auguste mourut ! Son âge expliquerait naturelle-
ment sa mort , si l'on ne se souvenait que Livia voyait
pour la première fois ses plans contrariés , et qu'elle était
forcée de soutenir une lutte pénible pour conserver un
pouvoir difficilement acquis. Les Romains l'accusèrent
LES FEMMES DKS CKSARS. ^40
de l'empoisonnement d'Auguste, et la conduite de cette
femme après la mort de l'empereur fut loin de détruire
les soupçons du peuple. Pendant l'agonie du monar-
que, personne ne fut admis auprès de lui sans autorisa-
tion de l'impératrice. A peine avait-il fermé les yeux ,
Posthume fut assassiné par un centurion porteur d'un
ordre signé de Salluste. A l'aspect du centurion armé ,
Posthume prédit sa destinée. Furieux, il se jette sur le satel-
lite avec lequel il lutte pendant long-tems; mais le glaive
du soldat termina enfin la querelle, et Posthume resta
mort sur le rivage. Tibère, dont on connaît la politique
profonde et sans scrupule, nia qu'il eût donné aucun or-
dre pour exécuter ce crime. Le centurion fut accusé de
meurtre , il montra l'ordre de Salluste. Ce dernier eut
recours à Livia. Il lui fit sentir que , sans l'arbitraire ,
c'en était fait du pouvoir des empereurs , et que , dans
une circonstance aussi importante, l'homme auquel Ti-
hère devait la mort de son rival ne devait pas être mis
en jugement. Livia couvrit le centurion et Salluste de son
égide prolectrice. Grâce à elle , l'un et l'autre échappè-
rent aux poursuites de la justice.
Tibère, jeune encore, eut à défendre son pouvoir con-
tre l'ambition de sa mère vieillissante. Elle se montrait
avide d'honneurs , trop ardente à recevoir les hommages
serviles du sénat et du peuple, pour que son fils n'en prit
pas ombrage. Il osa limiter l'autorité de celle qui lui
avait frayé la route vers le trône 5 il observa en plein
sénat que la mère de l'empereur jouissait d'un pouvoir
exorbitant pour une république. Les amies et les favo-
rites de Livia essayaient de se soustraire aux lois , grâce
au crédit dont elles jouissaient auprès de celle femme
impérieuse. Tibère protégea contre elle les lois et sa propre
250 LES FEMMES DES CÉSARS.
autorité. En vain Urgulania, accusée devant un tribunal
compétent et soutenu par l' impératrice-mère , voulut exi-
ger que le préteur vint chez elle recevoir ses réponses et
l'interroger j cette arrogance, que Livia autorisait, fut frap-
pée d'une amende considérable, et ce fut Livia elle-même
qui paya l'amende. Humiliée, offensée, furieuse, elle se
plaignit à son fils , qui l'écouta avec un sang-froid insul-
tant, et lui apprit à respecter désormais ses volontés im-
périales.
Cependant l'autorité de son fils lui était aussi chère
que son autorité propre , et quand il fallut un nouveau
crime pour l'assurer, elle n'hésita pas. Germanicus , l'a-
mour des Romains, fut sacrifié aux craintes de la mère et
du fils. Enfin, lorsque ennuyé du pouvoir, Tibère se retira
dans l'ile de Gaprée dont il devait immortaliser le nom par
toutes les infamies de la débauche , il délégua le matériel
de l'autorité à sa mère , mais il eut soin de la faire sur-
veiller de près par son ministre. Ces deux personnes, qui
se détestaient et se redoutaient , exercèrent ensemble le
pouvoir, et la position dans laquelle ils furent placés par
Tibère, qui connaissait leur haine mutuelle et leur ambi-
tion égale , est une preuve évidente de la profondeur de
ses calculs. Pendant que l'ile de Caprée était le théâtre de
ses impudicités, un monstre féminin et un esclave souillé
de crimes gouvernaient despotiquement la ville des Ca-
ton, des Scipion , des Gracques. Chaque jour le sénat re-
doublait de bassesse et semblait justifier par sa dégrada-
tion l'oppression méprisante qui pesait sur lui. Souillée de
sang, Livia alla s'asseoir au milieu des vestales , et les
honneurs divins lui furent accordés pendant sa vie. Elle
avait quatre-vingt-six ans lorsqu'elle sentit l'approche
de la mortj son fils était à Caprée. Il refusa de quitter
LES FEMMES DES CÉSARS. 251
ses plaisirs pour venir voir sa mère mourante, et personne
des parens de Livia ne recueillit son dernier soupir. Quelle
vie que celle de celte femme qui passa près d'un siècle au
milieu des orages publics, et qui traversa pour ainsi dire
toutes les vertus et tous les vices !
( New Monthly Magazine.)
@^lttérafur<?.
POESIE DOMESTIQUE
DE LA GRAxNDE-BRETAGNE.
Un voyageur anglais raconte qu'un Arabe, étant assis
sous sa tente et recevant la visite d'un étranger , au mi-
lieu de ses femmes , de ses esclaves , de ses enfans et des
membres de sa tribu , s'entretint avec lui de l'utilité de
la poésie. « C'était , dit le voyageur , un vieillard majes-
tueux et à barbe blanche 5 il parlait bien , avec facilité ,
avec énergie : mais sa paupière, appesantie par l'usage de
l'opium , ne pouvait soutenir la clarté du jour. L'habi-
tude de rêver pendant le somnarabulisme que la prépa-
ration opiacée provoquait avait donné à sa figure quelque
chose de distrait et de bizarre ; son organisation était émi-
nemment poétique. Lorsque j'eus passé plusieurs jours
chez ce patriarche, et qu'il fut devenu familier avec moi,
il me demanda s'il y avait des poètes dans mon pays -, ma
réponse fut affirmative. Il frappa son front et sa poitrine
en s'écriant :
« Allah soit loué ! la pluie et la rosée tombent pour
» tous les peuples 5 les iles vertes de l'Europe n'en sont
» pas même privées. Mais dites-moi, étranger, ce que
» vos poètes peuvent dire , dans un pays où vous n'avez
» ni chameaux, ni sables mouvans, ni grands palmiers,
» ni gazelles.^ chez vous les chants des poètes doivent
» être stériles comme le grand désert. »
POKSIE DOMESTIQUE DE LA GP.ANDE-BRF.TAG.NE. 253
J'e>savai , tlit !e vovageur. do faire pénélrer dans colle
intelli{^ence arabe la compréhension de la poésie septen-
trionale : je traduisis en arabe assez pur le Coin du Feu
(Fire Side) de Colton. Ce charmant poème ne produi-
sait pas sur lui la plus légère impression -, quand j'eus
fini , il passa la main sur sa barbe avec beaucoup de gra-
vité -, et comme sa politesse l'empêchait de me dire que
ma citation était détestable, il se contenta de prononcer
une sentence arabe qui signifiait à peu près :
« Ne reproche pas à l'ébène d'être noir , ni au voya-
» geur de ne pas avoir les mêmes usages que toi, ni au
)) nègre d'avoir la chevelure crépue: » Ce qui signifiait
évidemment: « Les vers que tu viens de me réciter sont
» absurdes , mais je suis un homme trop bien élevé pour
» te le dire. »
Après avoir proféré cet apophthegme et déposé sa pipe,
le vieux sheik fermant les yeux me récita à son tour un
poème d' Amrialkais 5 les cinquante ou soixante strophes
dont il se composait ne contenaient absolument rien autre
chose que la description d'un chameau. C'était sa fuite
à travers le désert , son essor plus rapide que la course du
vent, sa docilité admirable , sa patience et son courage
que le poète avait chantés.
Cette poésie n'avait que le ciel d'airain pour voûte
et le sable du désert pour arène. Tout l'intérêt qu'elle in-
spirait venait de la rapide course du guerrier à travers l'é-
tendue brûlante. Pas un sentiment qui se rapprochât des
sentimens européens. Pas une idée qui coïncidât avec
nos idées. Un cri violent partait du désert et frappait l'é-
cho du désert-, l'Arabe vantait sa lance, son cour-
sier , son chameau. Il s'enivrait d'avance du sang de
l'ennemi. C'était une poésie de brigands qui n'a jamais eu
d'autre domicile , d'autre lambris et d'autre toiture que
264 POÉSIE DOMESTIQUE
les montagnes, les vallons et le ciel. Comment sympathi-
ser avec des désirs , des regrets , des émotions que nous
ne comprenons même pas? Quel Européen s'associerait à
la sensation douloureuse de l'Arabe qui pleure son cour-
sier mort ? Notre cheval est-il notre ami, notre frère , le
seul être que nous apercevions pendant de longues jour-
nées , de longs voyages ? Peut-on comparer l'existence du
lieutenant de cavalerie qui soigne et aime son cheval
avec le plus d'attention , et l'existence du cavalier arabe
qui vit seul en face de la nature, incorporé pour ainsi
dire à son cheval. C'est lui qui est le véritable centaure ,
c'est la rapidité du coursier qui l'emporte vers sa proie ;
c'est elle qui l'arrache aux poursuites de l'ennemi. La
souplesse et la vigueur de chaque muscle, voilà ses tré-
sors et ses ressources. Il attache un intérêt aux hennis-
semens de l'animal , à la force de l'œil , à l'éclat de la pru-
nelle, au changement de son poil, -à ses instincts, à ses
amours , aux progrès de son âge. Le chameau et la cha-
melle occupent à peu près la même place dans son roman ;
ils en font la partie poétique , animée , colorée , passion-
née. Chacune des strophes que me récitait l'Arabe con-
tenait l'apothéose des qualités physiques de l'animal. Si
le poète s'occupait de la nature extérieure, c'était uni-
quement dans les rapports qui lui étaient personnels. Sa
sauvage indépendance aurait regardé comme une prison
le toit de la famille et les soins du ménage. Grandeur ,
énergie , inspiration , il cherchait tout dans une sphère
différente. Pour lui , le Coin du Feu de Cotton était de
la poésie de vieille femme, comme à mes yeux son ode
sublime était un dithyrambe de bandit.
Que l'on médite non seulement sur les faits de ce récit 5
mais sur les idées qu'il éveille. Il nous promène d'un pôle
à l'autre de la poésie j il nous fait reconnaître une vérité
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 265
oubliée de tous les critiques, c'est que l'intelligence ne
donne ses produits qu'à raison du sol différent dans lequel
la semence intellectuelle se développe. Rien n'est ridicule
comme les cours de littérature de la plupart des nations
modernes ; la même loi d'après laquelle Homère est ap-
précié sert à juger, non seulement Virgile et Tacite, nés
dans une civilisation très-différente , mais le poète chi-
nois et l'historien tàtare. Il faut voir comment l'abbé
Le Batteux gronde vertement le grand Homère qui se li-
vre à des descriptions de cuisine. Patrocle surveillant la
cuisson d'un gigot lui apparaît comme la plus ridicule
absurdité. Il conçoit encore bien moins Pindare, et s'obs-
tine à ne comprendre que ce qui se rapporte aux mœurs
particulières de son pays. De là ce profond et ridicule
aveuglement qu'on peut remarquer dans toutes les criti-
ques littéraires. Les Anglais parlant de Racine ne sont
pas moins ridicules que les Français parlant de Mil ton.
La poésie n'est qu'une rosée qui, émanant des vapeurs
terrestres , s'élève dans le ciel , s'y transforme en pluie
féconde, et retombe ensuite sur la terre. La matière pre-
mière des inspirations poétiques , ce sont nécessairement
les passions , les sentimens , les idées réelles dont la vie
humaine est remplie. La poésie n'est idéale qu'après avoir
été réelle 5 la manière dont cette transformation s'opère ,
la métamorphose, qui, d'une incursion de sauvages fait
une Iliade, et d'une querelle de brigands un siège de
Troye, constitue le véritable mystère de la poésie. La
poésie est partout : auprès du foyer de charbon de terre
dans le septentrion , et sous l'ombrage du dattier dans les
régions méridionales.
Montesquieu a fait pour la critique de la politique ce
que personne n'a fait encore pour la critique littéraire.
Donner une base unique aux lois de toutes les régions lui
256 POÉSIE DOMESTIQUE
a semblé ridicule ; et il a démonlré que la législation de-
vait nécessairement s'assouplir et se prêter aux variations
de climat, de langage et de mœurs. L'observation litté-
raire n'a pas encore trouvé son Montesquieu. Personne
n'a rapporté à leur source réelle les produits de l'intelli-
gence. Toutes les données jetées au hasard à ce sujet par
Lessing, Herder , Bonstetten , M™*' de Staël, sont vagues
ou hypothétiques : on n'a régularisé aucune théorie.
Schlegel lui-même, élevant le catholicisme et l'autorité du
monarque au dessus de tout, n'a cherché à prouver qu'un
seul fait : la supériorité des pays régis par le despotisme.
Il s'est peu embarrassé de la vérité historique de ses sys-
tèmes; comme Bossuet en France, comme Bellarmin
en Italie , il a contraint les faits à devenir les très-hum-
hles serviteurs de son caprice. Ecoutez Schlegel et son
école \ il n'y a pas d'autre poésie anglaise que celle de
Shakspeare : encore ce grand homme eût-il été beaucoup
plus remarquable s'il eût été catholique. Il méprise Ad-
dison ; il ne porte en ligne de compte aucun des écrivains
de la reine Anne -, il efface de sa liste tout ce qui est poé-
sie simple, domestique, sentimentale. Il a même contre
Shakspeare un reproche en réserve , comme il en a un
contre le Dante : Shakspeare est trop impartial , Dante
était trop gibelin. L'intérêt d'un système a paralysé la
grande influence que Schlegel aurait pu obtenir , lui que
la nature avait doué des plus hautes facultés critiques.
Diverses causes ont concouru à la formation d'une
poésie domestique en Angleterre. On pourrait mettre
d'abord en ligne de compte le climat, si la poésie saxonne
offrait la moindre trace de ce caractère 5 mais la poésie
saxonne est toute monastique et chrétienne. Il a fallu que
les droits du citoyen fussent assurés pour que les Anglais
sentissent le prix du home. Sous le règne des Normands,
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 257
ce sentiment du bonheur patriarcal ne s'était pas encore
développé. Chaucer , le premier écrivain remarquable ,
qui porte à la fois l'empreinte de son pavs et de son épo-
que, observe les hommes et leurs ridicules avec atten-
tion , mais il ne chante pas les joies de la famille; il ne se
complaît pas dans les tableaux d'intérieur, qui ont valu
à nos poètes une partie de leur gloire. C'est un trouvère,
imitateur heureux des trouvères picards, plus profond
qu'eux , plus détaillé , non moins malin , admirable sur-
tout par cette facilité piquante et cette naïveté caustique
dont l'Arioste en Italie, Cervantes en Espagne, La Fon-
taine en France, ont retrouvé le secret. Mais ce n'est pas
encore là de la poésie domestique : un certain mode de
civilisation comportait seul le développement des senli-
raens et des idées qui ont donné naissance à la poésie dont
nous parlons. Il fallait un protestantisme septentrional
qui exaltât toutes les vertus privées au dessus des vertus
publiques 5 un calvinisme patriarcal qui , revenant aux
idées de la Bible des Hébreux , présentât le père comme
le grand-prétre de la famille. Il fallait aussi une situation
politique, très-douloureuse et très-souffrante, une situa-
tion de combat inégal et de résignation héroïque , afin
que les idées purement bourgeoises et triviales ne vinssent
pas à dominer exclusivement. Tout cela est arrivé en An-
gleterre et en Ecosse. Quelques-unes des inspirations les
plus profondes et les plus nobles de la muse, dans ces
deux pays, appartiennent à la poésie domestique. Ces
teintes douces et intimes ont coloré jusqu'aux œuvres
animées et grandioses de Milton. Ceux des poètes an-
glais qui ont entièrement renoncé à peindre la vie de fa-
mille. Pope, par exemple, et le pindarique Cowley n'ont
pas tardé, malgré l'éclat momentané de leurs ouvrages,
à être accusés par leurs compatriotes de frivolité et de
258 POÉSIE DOMESTIQUE
froideur. Le gënie de la nation est devenu grave, à tra-
vers les nombreuses épreuves qui l'ont formé. Jamais
peuple n'a payé si cher son expérience : l'épreuve du feu
et du sang n'a pas manqué à l'Angleterre. Être poète sans
pensée est si difficile aujourd'hui parmi nous, que, même
dans les albums et les almanachs , l'écho affaibli de quel-
ques idées graves et mélancoliques se fait entendre à l'o-
reille étonnée.
Examinons par quel progrès l'Angleterre est arrivée à
ce but. Autrefois on la nommait Merry England , l'An-
gleterre joyeuse. Cette épithète , si on nous l'appliquait ,
passerait aujourd'hui pour un sobriquet et une épi-
gramme. Il faut bien le dire, c'est le protestantisme qui
nous a glacés; c'est une religion de doute et de froideur :
le catholicisme est une religion de vie et de feu. Le ca-
tholicisme dit : Crois et tu vwras ; le protestantisme dit :
Avant de croire , examine. Examiner est un labeur ,
croire est un plaisir. Ces deux forces antagonistes ont tou-
jours vécu et lutté dans le monde ; toujours la réflexion
sévère a contrebalancé la foi créatrice et ardente. A l'une
se sont rattachées la philosophie , l'observation , la mo-
ralité; à l'autre, les arts et leur prestige. La facilité des
mœurs catholiques, condamnée par la rigidité protes-
tante, a été contrainte à céder : la joyeuse Angleterre a
disparu. Des vertus plus sombres et des vices plus graves
ont succédé à des défauts riants, à des qualités légères.
Tout a pris une teinte profonde, intime, sérieuse. Les
théâtres se sont fermés ; on a battu sur les chaires l'appel
de la guerre civile ; le trône voulut soutenir par la force
et par la ruse une religion qui recommandait la croyance
aveugle , et qui promettait du plaisir en retour; la guerre
civile s'engagea, moins encore entre les libertés et la pré-
rogative qu'entre le besoin de douter et d'analyser, d'une
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 259
part, et d'une autre , le besoin de croire et d'obéir. Tou-
tes les sensations devinrent plus concentrées, plus domes-
tiques, moins extérieures. Le calvinisme apprit aux ci-
toyens à se respecter comme les prêtres élus par le Sei-
gneur. Dans les premiers momens de la lutte, il v eut
trop de violence pour que la poésie pût recueillir ces
émotions secrètes. Quelques poètes, Herrick par exemple;
quelques dramaturges , contemporains de Shakspeare ,
essayèrent, mais faiblement, la peinture des émotions
domestiques. Il n'y avait encore rien de bien arrêté dans
leur talent j rien de vigoureux dans leur pinceau.
Concentrés autour de leurs pénates , près de leurs
foyers , par le génie même de la nationalité et du cli-
mat, les puritains se trouvèrent liés par une chaine plus
étroite encore à cette existence de famille, lorsque le
calvinisme, atteignant son dernier développement, leur
apprit à se considérer comme indépendans de toute au-
torité, comme rois de leur petite spbère. Le long com-
bat qui se trouva bientôt engagé laissa peu de place à la
poésie, surtout à cette poésie calme et reposée qui, effa-
çant les généralités de la nature et de la philosophie, s'oc-
cupe de riiomme dans le cercle de la famille. Cette Ivre
aux petites dimensions ne pouvait faire vibrer ses cordes
que dans un tems plus calme. Il fallut que le règne de
Guillaume III (qui n'était qu'un compromis et un arran-
gement nécessaire entre toutes les opinions), vint leur
apprendre à se haïr sans trop crier , à se harceler d'après
certaines lois convenues, à faire entrer leurs passions,
leurs fureurs et leurs injustices dans un lit pour ainsi
dire légal; il fallut que tous les partis avouassent la
nécessité de donner à leurs combats un point central
et fixe que tant d'orages fussent incapables d'ébranler.
Il y allait de la vie politique de l'Angleterre ; il y allait
260 POÉSIE DOMESTIQUE
des intérêts de chaque citoyen, de ceux du commerce,
de la richesse publique; et comme ces considérations,
tout-à-fait positives, n'ont jamais été négligées en Angle-
terre , le feu des passions , la véhémence des haines vou-
lurent bien céder à la nécessité des choses, et baisser la
tète devant l'intérêt personnel. Cette période ne date que
de Tavénement de Guillaume III. Avant lui, on trouve
trop d'émotions flagrantes et qui ne pardonnent pas. Le
tems, ce grand mailre, celui que, dans notre langue
expressive, nous avons si bien nommé the tanier (le cal-
meur), avait besoin d'accomplir son œuvre. Peu à peu
ce résultat fut atteint, mais après bien des maux, du
sang versé , des pertes irréparables. La dure leçon des
révolutions et des guerres civiles n'était point parvenue
à élouffer le fanatisme, mais il l'avait rendu sociable et
facile à vivre. Le fond des idées était resté le même 5 la
forme s'était adoucie. Peu à peu on voyait chaque fac-
tion, chaque nuance, celles même qui étaient restées le
plus en dehors des anciens intérêts du trône et du peuple,
trouver des repi'ésentans et des organes, soit dans les
chambres, soit dans la sphère littéraire et politique. Cette
nouvelle position les rassurait. Il leur semblait qu'elles
n'étaient pas totalement oubliées et perdues , et que peut-
être un jour l'avenir pourrait tourner en leur faveur.
Ainsi se calmèrent successivement les sectes les plus
âpres et les plus belligérantes ; celles même qui , long-lems
soumises à une sorte d'exhérédation politique , ont tou-
jours attendu le jour de la justice, et ont préparé de loin
le radicalisme anglais. Il ne faut pas s'y tromper, le ra-
dicalisme de cette masse flottante, qui marche en avant
des opinions démocratiques dans la Grande-Bretagne, n'est
rien autre chose que l'armée des dissidens, autrefois persé-
cutés, et qui s'est renforcée de toutes les doctrines des qua-
DE LA GUA.\UK-BUJir.VG.\E. 261
kers, des anabaplisles et des philosophes du dix-neuvième
siècle. C'est cette armée qui , par intérêt personnel , ne
cessant de réclamer la tolérance et la jouissance de ses
droits politiques , a frayé la route à Témancipalion ca-
tholique de l'Irlande, l'acte le plus décisif de ces derniers
lems. Sous Charles II et Jacques II , les dissidens , parias
de l'église et de la cité, soutinrent une lutlc pénible. Ils
ne purent acquérir quelque consistance, et marcher de
pair avec les autres citoyens que sous le roi Guillaume.
La nouveauté de cette position tempéra l'àcreté de leur
humeur. Il se fît comme une inoculation secrète des
plus sévères doctrines, qui pénétrèrent, en se miti-
geant, dans les veines de la société. L'effet du purita-
nisme adouci est sensible dans toute l'époque qui nous
sépare de 1688. C'est à lui qu'est due la pruderie des
mœurs anglaises, si ridicule pour les autres nations;
c'est lui qui a donné à la civilisation anglaise ce ton de
moralité grave que l'on remarque chez les écrivains
élégans et gracieux du tenis de la reine Anne et de ses
successeurs ; Addison et Goldsmilh , par exemple. Ad-
dison, que ses contemporains nommaient le vicaire en
habit court , se constitua le moraliste des salons , et créa
pour les gens du monde une espèce de petite moralité
secondaire. Richardson prit la plume : casuisle à l'u-
sage des classes bourgeoises , il rédigea ses préceptes eu
roman. De tous côtés, on vil l'art chercher à se restrein-
dre dans le cercle de la famille, devenir bourgeois et fa-
milier, n'avoir pour autel que celui des dieux pénales et
réchauffer ses inspirations dans la cendre du foyer. Il y
eut beaucoup de ridicules, cela va sans dire, dans les
productions de ce Parnasse secondaire 5 la Melpomène
bourgeoise eut des élans et des fureurs vulgaires qui peu-
vent faire pâmer de rire les critiques actuels. Un jeune
XIII i^
262 POÉSIE DOMESTIQUE
apprenti transformé en Agamemnon , un brave épicier
parodiant les fureurs d'Oresle , tout l'idéal de la vie an-
tique transporté dans le domaine de la boutique et du
magasin : la plaisanterie était forte. Cependant il fallait
bien qu elle eût un côté séduisant, car l'Europe la prit au
sérieux.
C'est là, c'est dans cette inspiration anglaise que les Al-
lemand ont été puiser leur théorie du drame bourgeois,
si plaisamment exploitée par Kotzebue. C'est à la même
origine que remontent les drames larmoyans de Diderot
et de La Chaussée. Le joueur Beverley, le jeune ap-
prenti qui vole son oncle et qui marche à l'échafaud,
sont de fabrique anglaise , et appartiennent à l'école dont
nous parlons.
On ne peut observer sans admiration quel lien étroit
et secret unit entre elles toutes les parties des arts. A l'é-
poque où Guillaume III est venu s'asseoir sur le trône
d'Angleterre , ce n'était plus la peinture italienne qui
régnait , la grande peinture idéale et noble. Yastes com-
positions de Michel- Ange, où l'énergie s'alliait à la fé-
condité 5 conceptions divines de Raphaël, où une tendresse
sacrée planait sur les contours les plus purs et les ani-
mait ; merveilleuses créations du Titien , représentant la
forme extérieure de la vie dans son éclat le plus éblouis-
sant : tout ce que l'art avait donné de grand , d'original
et de beau n'existait plus dans les ateliers comme un tro-
phée du présent, mais seulement dans les musées comme
une conquête du passé. On admirait quelques peintres
d'un génie faux et facile, de ces hommes qui essaient de
renouveler, par une élégance factice ou contournée , le
monde de l'intelligence ou des arts. En Italie, régnait
Piètre de Cortone , dont le pinceau rapide courait sur la
toile en ébauchant ses personnages j d'autres se traînaient
DE LA GRANDE-BUETAGNE. 263
à genoux devant la statue de Michel-Ange et devant celle
de Léonard de Vinci. Mais l'originalité , mais la création
manquaient.
La grande école d'alors , l'école vraiment féconde en
peinture et dans tous les arts plastiques , appartient au
pays que le prince d'Orange quitta pour venir s'asseoir
sur le trône anglais : pays qui avait servi de berceau à
cette intelligence froide, claire, haute, modeste, à
cet homme mal jugé , mal connu , qui eut toutes les
grandes pensées de Jules- César sans avoir ni l'éclat,
ni l'esprit, ni les vices du conquérant romain. La pein-
ture hollandaise , née d'un état de mœurs assez raffiné ,
mais vouée au commerce , à l'industrie , et sans un grand
développement d'enthousiasme et d'élégance , n'a-t-elle
pas le plus intime point de rapport avec cette littérature
bourgeoise dont nous avons parlé? Florissante vers 1688,
elle se répandit dans la Grande-Bretagne , et trouva un
public déjà disposé à l'admiration du même goût , du
même genre de talent. Les intérieurs de Van-Ostade, les
fleurs et les marines de Van-Huysum et de Cuvper 5 les pe-
tites femmes encadrées par une belle fenêtre en pierre de
taille, et suspendant au soleil un poisson dont les écailles
étincèlent -, tout cela , tous ces sujets vulgaires , domes-
tiques ou familiers , qui ont fait la gloire de Mieris , de
Poelemburg, n'est-ce pas l'application pittoresque du
même principe sur lequel ont travaillé les poètes bour-
geois, les poètes de détail.^ Les uns et les autres oubliaient
le ciel. Dieu, l'idéal, et renfermaient leur génie dans
une salle à manger, dans un petit caveau obscur, dans
une cuisine •, ils jetaient de la lumière et de la grâce sur
de tels sujets ; mais c'était à force d'en oublier la frivo-
lité puérile. Ainsi Wordsworth, dans son Peter-Bell, fait
tourner tout l'intérêt pathétique de son œuvre sur le ca-
264 POÉSIE DOMESTIQUE
davre d'un pauvre âne qui est étendu sur la plage , que
l'on croit mort , et qui se ranime peu à peu.
Mais cette pocsie elle-même peut avoir une ame , elle
peut se relever, prendre place au niveau des conceptions
les plus grandes. Il faut , comme dans Clarisse Harlowe,
par exemple , que le génie de la moralité et de la famille
anime l'œuvre de son inspiration. Quant à la poésie de
détail ou à la peinture de détail , faites par Dawin ou par
ces peintres froids , qui passaient leur vie à compter et
à reproduire exactement les pétales d'une fleur, elles mé-
ritent peu d'être citées.
A peine le roi de Hollande occupe-t-il la place des
Stuarts , rois de souche écossaise , son trône se trouve si
complètement en harmonie avec l'esprit nouveau de la
nation ; son génie froid et calculateur , mais bienfaisant
et moral , a un rapport si intime avec la partie la plus
utile et la plus heureuse des institutions et des mœurs
nouvelles 5 que des résultais curieux émanent de cette
alliance. La finesse et la minutie de l'esprit hollandais se
mêlent à la sévérité calviniste. De là , ce caractère spé-
cial qui distingue les romanciers et les poètes depuis l'é-
poque où le catholicisme périt avec les Stuarts. Daniel de
Foë, dans Bobinson, apprend à ses contemporains le se-
cret de cet intérêt microscopique , de cette poésie des
petits détails. On essaie de rimer et de rhythmer ce
nouveau mode de sentimens et d'idées. Le Splendide
Schelling de Philips, le Cimetière de Grav annoncent ce
mouvement. Quelques-unes des teintes de Thompson y
correspondent aussi ; mais les cordes les plus vibrantes de
la poésie intime n'ont pas été trouvées. 11 reste chez tous
ces poètes quelque chose de scholastique et d'appris. La
poésie domestique , ce que l'on peut appeler la poésie du
coin du feu , commence à Goldsmilh , se continue avec
DE LA GRAXDK-nnETAGNE. 265
Cooper, devient pathétique et sévère avec Crabbe , s'i-
déalise avec Wordsworth. Il semble que la poésie domes-
tique ait atteint son dernier terme dans les œuvres de ce
dernier écrivain -, la politique , dont les intérêts nous ab-
sorbent, ont arrêté son développement, et depuis la mort
de Byron et de Scott , la muse anglaise a été trop stérile
dans tous les genres pour que l'on s'étonne de voir GrabJje
et Wordsworth sans successeurs.
Un pays voisin dont toutes les habitudes ont été casa-
nières , intérieures, et qui professe un grand respect pour
la vie de famille, a cultivé depuis long-tems et avec suc-
cès le genre de poésie dont nous parlons. A côté des bal-
lades héroïques de l'Ecosse , se trouve plus d'un chant
patriarcal consacré à diviniser les affections de mère et
de sœur, de fils et de fille. Le plus parfait et le plus ré-
cent de ces poètes, c'est Robert Burns, dont l'inspiration
est à la fois champêtre, pastorale, élégiaque, satirique
et ardente. Le Coin du feu du villageois^ dans son Samedi
soir au Village ^ est une peinture exquise , une ode, une
hymne et une idylle. Comme Rousseau, Burns a cherché
à faire valoir les vertus populaires, à jeter un charme
magique sur la passion simple et brûlante. Il l'a dépouil-
lée à plaisir de ce prestige d'élégance raffinée et de re-
cherche sentimentale qui datait des âges chevaleresques.
11 peint la jeune fille qui rougit en apercevant le fiancé
assis auprès de son père, le bûcheron suranné , tournant
de ses doigts vieillis les feuillets de la vieille Bible usée , la
vache favorite qui , dans une étable voisine, mâche paisi-
blement la ration du jour 5 tous les bruits, tous les mou-
vemens, tous les petits intérêts quotidiens de la famille;
ce bonheur du samedi qui annonce un jour de repos ; ce
retour périodique et béni d'un jour où la fatigue s'oublie,
266 POÉSIE DOMESTIQUE
OÙ le paysan se lait, croise les bras, et ne songe ni au
labourage ni à la moisson.
La vie écossaise récèle une source de poésie trop féconde
pour qu'un homme de génie comme Burns ne fut pas habile
à s'en emparer. La rusticité même du langage ajoutait quel-
que chose de piquant à la singularité des mœurs. Il était
bien plus difficile de trouver dans l'existence anglaise, toute
prosaïque par elle-même, quelques points de vue inléres-
sans. C'est ce que Goldsmilh a fait dans son Deserted Vil-
lage. Il a peint une colonie de pauvres laboureurs an-
glais , chassée de ses anciens pénates par une civilisation
très-avancée et une population surabondante. Ce petit
poème admirable est à la fois une élégie politique ,
philosophique , morale , et un tableau champêtre. L'in-
térêt en est vif et simple , le poète atteint le pj;randiose par
la naïveté. Si Goldsmith avait écrit pendant sa vie beau-
coup de morceaux de cette force et de cette profondeur,
nul poète anglais ne marcherait avant lui. Mais c'est une
perle isolée, un fragment admirable. Trop mobile et
trop inconstant pour se consacrer à une seule muse ,
Goldsmith fit de l'érudition , de la philologie , de l'his-
toire, de la critique, toujours avec supériorité, avec
originalité, mais d'une manière si capricieuse, si fantas-
que , que sa gloire dut en souffrir. Tous les rayons de
son intelligence ne se fixèrent pas sur un seul point.
Ce fut ce qui arriva au misantrope Cowper, le vrai poète
domestique de l'Angleterre, le peintre de la vie intérieure
et des vertus de famille. Le premier, il donna l'impul-
sion à cette école , il fut le père de Wordsworth et de
Crabbe. N'attendez pas de lui l'inspiration populaire du
paysan Burns. La haine des grands seigneurs , la fierté
rustique du laboureur, sa révolte contre ses maîtres, contre
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 267
les'prédicateurs qui le grondent, vivent au fond de presque
toutes les poésies de Burns. Cowper est au contraire d'une
grande sévérité religieuse , il n'a pas l'orgueil de Burns.
Il fait de la poésie, non avec la pâquerette des monta-
gnes ou avec le toit de chaume , mais avec le coin du feu
le plus bourgeois. Une timidité souffrante portait Cowper
à cacher sa vie, non par irritabilité comme Rousseau,
mais par crainte du mal que les hommes pourraient lui
faire. « Toutes les fois, dit-il, que je mettais le pied dans
la rue, il me semblait que les passans me regardaient de
mauvais œil et se moquaient de moi. Mes fautes , je me
les reprochais si vivement, que je croyais que chacun
les lisait sur mon visage, et que la voix de ma conscience
était une clameur terrible dont toutes les oreilles étaient
frappées. Dès que l'on m'abordait , je croyais avoir affaire
à des gens courroucés. S'il me fallait diner dans une ta-
verne, j'avais soin de ne m'y rendre que la nuit et de choisir
le coin le plus obscur. Un matin j'entendis chanter une
ballade dans la rue. Je ne sais par quelle illusion je me
figurai qu'il y était question de moi, que c'était contre
moi qu'elle était dirigée. Je ne voyais qu'ennemis conjurés
pour achever ma perte. Mon sommeil les armait d'une nou-
velle puissance , et me les montrait dans mes rêves. J'étais
si fatigué le matin de toutes ces visions , que mes jambes
chancelaient comme celles d'un homme ivre. Les regards
de mes semblables me semblaient menaçans , et au-des-
sus du monde , l'œil de Dieu toujours ouvert m'apparais-
sait plus terrible et plus menaçant encore. »
La folie qui devait suivre de près une telle situation
d'ame et d'esprit occupa les belles années, les années
jeunes et florissantes du poète. Au moment où se ralluma
le flambeau de sa raison , il se trouva au milieu d'une
famille provinciale , bonne et indulgente. Pour la pre-
268 l'OKSû: noMiîSTiQï.'i:
mlère Ibis, il se sentit heureuv pnr les jouissances do-
mestiques. Il avait cinquante ans 5 une femme qui le
soij'jnait avec un dévouement désintéressé devina son
génie et le lui révéla. Il suivit le conseil de sa garde-
malade, et devint poète. Pouvait -il chanter les salons
qu'il n'avait entrevus qu'en tremblant, la guerre et l'hé-
roïsme qu'il comprenait à peine, les passions ardentes
qu'il n'avait pas ressenties ? Non , tout son bonheur lui
était venu de l'intimité de la famille, du coin du feu ,
des vertus paisibles et douces , du dévouement sans fra-
cas , de l'abnégation sans faste. Il s'était calmé en face de
la nature. Ses plaies s'étaient peu à peu guéries pendant
les promenades solitaires (ju'il avait faites dans les plaines
cultivées du comté de Cambridge. Quel homme fut ja-
mais mieux préparé à devenir le poète domestique par
excellence .i^ Tous les autres souvenirs qui flattent l'imagi-
nation et caressent la mémoire des hommes lui étaient
douloureux et amers. Les circonstances presque puériles
d'une vie très-retirée avaient acquis de l'intérêt pour l'er-
mite. Il avait du génie et il avait beaucoup souffert -, il
fit des chefs-d'œuvre.
Le plus remarquable de tous a pour titre la Tâche , et
semble être le résultat d'une gageure. En effet, sa bien-
faitrice et sa garde-malade lui avait imposé pour tâche un
poème en vers blancs irréguliers ; et pour point de départ,
elle lui avait donné : le Sopha. L'obéissant poète com-
mence en effet par faire, d'un ton moitié plaisant, moitié
sérieux, l'histoire des escabeaux, des bancs, des fauteuils
et des chaises, dont l'invention et l'usage ont précédé le
voluptueux sopha. De cette idée du repos, il passe à celle
de l'activité, quitte les coussins moelleux sur lesquels il
avait endormi sa poésie , sort pour faire un tour dans la
campagne, et oublie entièrement l'objet de luxe auquel
DE L.\ CnAXDE-DnETAG.NE. 269
on tivalt enchaîui' sa musc. La promenade évcillo la pen-
sée du rêveur solilalio; une élasticité et une vigueur nou-
velle rafraîchissent son esprit et son corps; il s'associe à
la beauté des paysa{',es qui se présentent, et laisse sa pen-
sée se jouer capricieuse à travers mille méditations phi-
losophiques. 11 compare la vie civilisée à la vie sauvage ;
il décrit les senlimens qu'a dû éprouver un pauvre insu-
laire d'Otaiti que des voyageurs ont amené en Europe.
Il pèse dans sa balance de philosophe religieux les in-
fluences diverses que la ville et la campagne doivent exer-
cer sur l'homme, et il arrive pour résultat à ce vers su-
blime :
« C'est Dieu qui a fait la campagne; c'est l'homme qui
a fait la cité. »
Il rentre ensuite sous le toit qu'il a quitté ; il décrit les
occupations qui jettent de la variété et du charme dans
la vie d'un solitaire ; et tel est le prestige de ses tableaux
qui n'ont rien d'affecté, qu'on aurait envie , après les
avoir lus, de passer ses jours dans un ermitage, bien
loin de la Babel du monde. « Ah I s'écrie-t-il , du fond de
ma retraite, quel bonheur de prêter l'oreille à ce mur-
mure sourd et lointain des humaines agitations ! Qu'il est
doux de ne pas être pressé par la foule , et de suivre de
l'œil les mouvemens de cette vaste mer houleuse! Que
j'aime à écouler le tumulte orageux qui en émane, et
dont le bruit mourant dans l'espace ne déchire plus mon
oreille! Comme ils s'agitent, ces élres faibles! Moi,
spectateur impassible, je les plains : du haut de la mon-
tagne sur laquelle je suis placé , mon œil calme con-
temple toutes ces vanités; la voix ds la guerre a perdu
ses terreurs quand elle arrive jusqu'à moi : elle m'allli.ore
sans m'alarmer ; je gémis sur l'orgueil et sur l'avarice ,
sans m'effrayer de leurs atteintes ; et si j'apprends que
270 POÉSIE DOMESTIQUE
quelque voyageur plus hardi est allé faire sa récolte de
mœurs, d'usages, d'enseignemens , d'instructions, errant
de climat en climat, comme l'abeille de fleur en fleur, et
livrant à ses contemporains le fruit heureux de ses fa-
tigues 5 oh! alors, je réclame avidement ma part de ses
bienfaits : je recommence avec lui son voyage 5 le navire
m'emporte, je suis sur le tillac, je m'élance aux agrès, je
souffre avec le voyageur , je regai de par ses yeux , je
découvre des contrées nouvelles. Ses périls sont les miens,
ses heures de joie m'appartiennent-, ma pensée voyage
comme l'aiguille sur le cadran , sans changer de place ! »
Si les plaisirs de l'été et du prinlems associent Cow-
per à la nature, et lui donnent ainsi une ressemblance
apparente avec Thompson et les autres poètes champê-
tres, dès que l'hiver revient, il revêt son caractère plus
spécial 5 il est le poète du coin du feu. Je ne connais
pas d'autre écrivain qui ait consacré trois chants , de
cinq cents vers chacun, ou à peu près, à ce triste su-
jet , Vhiuej'. C'est que l'hiver est pour lui le signal
des fêtes de famille ; c'est lui qui rallie autour du foyer
les jeunes et les vieillards. Avec lui reparaissent les cau-
series intimes , les longues soirées , les conversations
douces. La moitié de ce poème singulier , la Tache , est
une hymne à l'hiver. Le quatrième chant porte pour
titre : la Soirée (V Hwer ; le cinquième, une Promenade
du Malin en hiver ,• et le sixième , une Promenade du
Soir en hiver. C'est là que le poète a répandu à pleines
mains les beautés les plus originales , celles qui éma-
naient de son cœur. Il faut le voir peindre l'arrivée de la
poste : l'effet de curiosité, de crainte, d'anxiété, d'espé-
rance, produit par la présence subite du facteur; cet
homme impassible, qui tient tant de destinées dans sa
main .
De la ghande-bretagnë. 271
« Écoutez! la voiture roule sur le pont du village;
la trompette du conducteur vibre dans l'air. Voici venir
le porteur de nouvelles, le messager d'un monde tu-
multueux 5 il vient, les cheveux humides, les bottes cou-
vertes de boue , portant dans sa besace des nouvelles
de tous les pays. Que lui importe le précieux fardeau
dont il est chargé? Il n'a qu'un souci, c'est de le faire
parvenir à sa destination et de ne pas être en relard.
Il jette étourdiment son paquet de lettres sur la table
de l'auberge , et s'en va , le cœur gai , le nez au vent,
sifflant sa chanson accoutumée : il marche toujours de-
vant lui sans s'inquiéter des douleurs ou des plaisirs qu'il
répand sur sa route. Il a dans son havresac des incendies,
des mariages , des naissances , des morts , la hausse et la
baisse 5 tout cela lui importe peu : épitres amoureuses,
lettres de reproches, sermons paternels, cris de désespoir
ne l'affectent pas plus que son cheval dont le trot non-
chalant frappe l'écho de la colline. Il apporte aussi le
journal. Oh ! qui peut prévoir ce que le journal va me
dire? Nos troupes sont-elles battues? permettons-nous à
l'Inde, notre esclave, de porter paisiblement son collier de
pierreries et ses bracelets d'or ? ou continuons-nous à lop-
primer. Voyons , parcourons ce grand débat parlemen-
taire ? l'interruption scandaleuse , l'amendement inat-
tendu , la réplique foudrovante , l'amer sarcasme , la
péroraison impétueuse ! Orateurs enfermés dans quatre
colonnes de journal, sortez de votre prison , parlez de-
vant nous, luttez , soyez sublimes et ridicules tour à
tour.
» Le jour finit, ranimez le feu qui s'éteint, que les vo-
lets soient hermétiquement fermés , que les rideaux tom-
bent et nous protègent , approchez le sopha de la flamme
pétillante, causons doucement pendant qu'une colonne de
272 POÉSIE DOMESTIQUE
vapeur odorante s'échappe en sifflant du vase où se pré-
pare un breuvage délicieux. Voici les tasses placées de-
vant nous : bientôt une douce gaîlé, qui ne ressemble pas
à l'ivresse, ranimera cette conversation prête à s'assou-
pir. Douce soirée, reviens, nous te saluons, lu nous ap-
portes le Lonheur et la paix. Sont-ils plus heureux, ceux
que les vapeurs méphytiques du théâtre environnent, ou
ceux qui vont applaudir l'héroïsme verbeux des patriotes
modernes ?
» Un journal , à mes yeux, c'est le carte du monde : voici
les hauteurs sourcilleuses de l'ambition ^ plus loin, des ca-
taractes de fausse éloquence, plus loin encore, des fleu-
ves de déclamation inutile , des déserts de pensées et
des océans de mots. Vous y trouvez aussi une foire per-
pétuelle, carrosses, laquais, bateaux à vapeur, maisons,
dents artificielles , fard pour la beauté qui s'éteint, re-
mède pour tous les maux , rosée divine, sortie de la fon-
taine de Jouvence et transformant la décrépitude en fraî-
cheur : folies , espoirs , caprices 5 un journal renferme
tout. »
On voit avec quelle facilité de causerie le poète passe
d'un sujet à l'autre. Jetant sur l'avenir des peuples des
idées lumineuses, et du fond de sa solitude s'occupant de
tous les intérêts. C'est dix années avant la destruction de la
Bastille qui tomba sous l'eftbrt du premier mouvement ré-
volutionnaire , que notre poète lui lance du fond de sa so-
litude l'anathème puissant de sa parole : « Honte à vous qui
êtes hommes et qui le souffrez ! Honte à toi , s'écrie -t-il,
France, que cette tache flétrit bien plus que ne pourraient
le faire la perte de les vaisseaux, la destruction de tes ar-
mées! Honte à loi qui laisses debout cette maison de ser-
vape. Bastille, tourelles affreuses, sombres donjons, ta-
nières où l'on ensevelit le désespoir ! vous que les monar-
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 273
ques n'ont jamais laissé manquer de celte harmonie qui
plait à leurs oreilles , cris d'anj^oisse , douloureux gémis-
semens ! Entendre dire que vos créneaux sont enfin dé-
truits, ce serait une nouvelle qui ferait bondir de joie tous
les cœurs anglais, et la liberté de nos ennemis mortels
serait pour nous un sujet de transport. Quiconque sait le
prix de la liberté ne resserre pas dans une sphère étroite
l'amour ardent qu'il a poiu' elle -, cette cause est celle de
l'homme. »
Telle est la manière de Cowper. Imaginez ces grandes
pensées exprimées en vers simples , majestueux , remplis
de nuances délicates. L'efTet de cette poésie , toute d'ins-
piration domestique et intime , renversa la théorie du
Parnasse anglais. A peine Cowper avait-il écrit, un autre
poète dont le génie avait quelque chose de plus complète-
ment original , mais aussi de moins vaste, fil sa première
apparition. C'est bien lui qui est le poète du coin du feu.
Cette dénomination n'est pas arbitraire:, Georges Crabbe
ne peut pas recevoir un autre nom. Sa vie, comme <>clle
de Cowper, fut singulière et misérable pendant les pre-
mières années de cet apprentissage que tous les hommes
sont forcés de subir et qui leur fait payer si cher l'expé-
rience de la société et des passions. Il n'est pas étonnant
que deux misantropes, après avoir vécu long-tems dans la
solitude et ne s'être approchés des grandes villes que
comme d'un foyer de douleur, aient chanté les voluptés do-
mestiques. Mais Cowper console, Crabbe glace le cœur et
l'afflige. Les malheurs de l'un ont été en grande partie
imaginaires, et quand son ame s'est adoucie, il are-
trouvé dans les pensées, religieuses une source d'inspira-
tions pleines de charme. Crabbe au contraire a ressenti les
dures et âpres souffrances de la vie réelle , la faim et
la soif, la pénurie et l'isolement. Il ne l'a jamais oublié,
274 POÉSIE DOMESTIQUE
et quoique sa vieillesse se soit écoulée dans le bonheur
et le repos, jamais il n'a pardonné aux hommes la manière
dont ils avaient traité son génie inconnu.
C'est chose affreuse, en effet, que cette souffrance , que
le sentiment de notre force et celui de l'injustice humaine.
Toutes les poésies de Crabbe en portent l'empreinte 5
c'est le monde vu dans ses classes inférieures, dans ses in-
finiment petits, dans ses atrocités ignobles, dans ses in-
famies triviales. Ne vous attendez pas à des douleurs de
boudoir ou de salon , de palais encore moins : voici les
misères de l'atelier, de l'échoppe, du bouge, de l'étable
et de l'écurie : on est moins choqué de la bassesse des su-
jets et de la manière noire de l'auteur, que du sang-froid
avec lequel il porte son jugement inexorable. Il rédige en
épigrammes ses observations sur la vie commune 5 il
prend note de tout ce qui le frappe , dans la rue et sur la
grande route, à l'hôpital et aux bagnes; 'il copie sur la
place un mendiant qui le trompe , un bourgeois de cam-
pagne monté sur son bidet , une vieille femme qui fait le
métier de bohémienne, de voleuse et de dévote. Il ne
prend pas la peine d'idéaliser ses personnages comme l'a
fait Gowper dans son joli fragment intitulé : la Men-
diante des Bruyères. Il les pose devant vous tels qu'il
les a trouvés, tout bruts, tout naïfs, tout horribles 5 il
se donne sevdementla peine de semer d'ironie la narration
dans laquelle il les encadre.
Une partie de la destinée du poète a été soumise à une
jeune personne fort distinguée , nommée missElmy, sim-
ple beauté de village qui, certes, valait mieux que plus
d'une beauté des grandes villes. Avant qu'il eût connu
miss Elmy, Crabbe n'était rien 5 lorsqu'il la perdit, son
caractère et son talent s'appauvrirent. Pendant sa liai-
son et son mariage avec elle, on ne peut trop admirer
DE LA GRANDE-BRETAGNE. 275
le courag;e , la patience , la force d'ame et l'originalité
de génie qu'il déploya en de difficiles circonstances. On
avait voulu faire de lui un apothicaire, puis un chi-
rurgien : il partit pour Londres avec sa trousse et un pe-
tit paquet de linge. Miss Elmy, celle qui avait si courageu-
sement associé sa destinée à la destinée obscure du pauvre
aventurier, lui avait donné une lettre de recommandation
pour un marchand mercier de Cheapside : c'était le seul
appui de Crabbe , et notre pauvre jeune homme s'estima
trop heureux d'aller partager tous les dimanches le gigot
de mouton dont la famille frugale faisait la dépense, après
une semaine entière de diète végétale. Un jour, à ce repas
du dimanche , le maître de la maison lut un article de
journal dans lequel était rapportée la nouvelle du sui-
cide de Chatterton : ce jeune homme qu'un féroce or-
gueil avait poussé vers la mort. Quelle leçon pour un
aventurier littéraire ! Mais Crabbe avait plus de courage
et surtout plus de moralité que Chatterton. Il ne s'ef-
fraya pas. Quinze mois entiers de détresse, d'amertume ,
d'humiliation ne purent lasser son courage ; il se montra
homme et triompha. Mais avant d'arriver à ce dénoue-
ment , que de peines ! Les libraires refusaient avec obs-
tination ses ouvrages 5 on ne répondait pas à ses lettres.
Il avait vendu son linge pour avoir du pain ; il ne lui res-
tait qu'un pauvre habit déchiré que, d après toutes les
vraisemblan; es, il était obligé de placer sur la peau nue,
sans l'intermédiaire d'une chemise. Le préteur surga."-es
possédait sa montre. Son propriétaire lui avait accordé ,
comme faveur spéciale , une semaine de répit , après
laquelle il devait s'attendre à la prison. Devant lui, mar-
chait une procession lugubre d'ombres poétiques que la
faim, l'horrible faim avait conduites au tombeau : Bud-
gell , Savage , Chatterton , Otway. Il n'avait pas un seul
270 POÉSIE DOMESTIQUE
schelling dans sa poche ; héros obscur comme tant d'au-
tres , il me semble vraiment admirable dans sa {jaîté ,
lors(|ue contemplant son pauvre et unique habit tout dé-
chiré et n'ayant pas même de soie pour le raccommoder,
il écrit à sa maîtresse : « Sally, mon cœur et mon habit ont
bien besoin de vous. »
Dans cette situation, il se souvint que Burke existait :
Burke, le grand homme de son tems, et quoi qu'on en ait
dit, leDémosthènesde l'Angleterre. Il lui adressa une lettre
suppliante et modeste, simple et convenable, dont le cœur
de Burke fut touché. Burke lui-même , clans sa jeunesse ,
avait éprouvé la douleur de l'isolement. Il devina le
génie et sympathisa avec la situation du jeune poète, l'ap-
pela près de lui, corrigea ses ouvrages , le présenta à ses
amis, essuya ses larmes d'orgueil et de désespoir, filles de
la pauvreté, de l'obscurité et de l'humiliation , lui tendit
la main et ne le quitta qu'après avoir assuré sa fortune et
son repos. Voilà ce que fit Burke, au milieu de l'orage politi-
que, aumilieudelafièvre et de la fureur des partis. Lorsque
son ambition irritée absorbait toute la force de son intel-
ligence, occupaitses jours et ses nuits, il eut assez de loisir
et assez de cœur pour oublier les plus grands intérêts et pen-
ser sérieusement à son jeune protégé. Devenu chapelain
du duc de Rutland, il eut encore dans cette situation bien
des journées amères , bien des souffrances d'amour-pro-
pre à dévorer. Attaché aux principes de Burke, il ne vou.
lut pas se plier aux opinions torys qui régnaient dans le
château de Belvoir. Quelquefois à table, pendant que les
autres convives portaient des toasts à leur parti , Crabbe
se trouvait forcé de boire une rasade (Veau salée. Bientôt^
cependant, à ces tristes débuts succéda une époque de re-
pos et d'indépendance. Il épousa celle qu'il aimait, pu-
blia des vers que toute l'Angleterre admira , devint l'ami
ET DES CAUSES QUI LES PRODUISENT. 293
et de prospérité. Le besoin de vaisseaux neufs est en
grande partie factice, et résulte des vices mêmes du sys-
tème de classification. Jusqu'ici, l'objet qu'on s'est proposé
en construisant un navire n'a pas été de le faire réelle-
ment bon et durable et de le tenir en état de réparation ,
mais de construire un vaisseau de pacotille qui puisse du-
rer une dizaine d'années. La raison de ce calcul est toute
simple. La classification actuelle doit faire inévitablement
descendre dans la seconde classe tout navire porté dans
la première et qui est arrivé à l'âge de dix ans , quel que
soit l'état de conservation dans lequel il se trouve. Or,
telle est l idée que l'on a dans le commerce de la su-
périorité des vaisseaux inscrits dans la première classe,
que , dans la plupart des spéculations , les négocians ne
voudraient pour rien au monde employer un navire qui
serait passé dans la seconde classe, à moins que le prix
du fret ne fut extrêmement réduit. Aussi le proprié-
taire , plutôt que de faire radouber son navire de dix
ans , se décide à le vendre à quelque prix que ce soit , et
à en faire construire un neuf. Mais celui qui a acheté un
vaisseau descendu dans la seconde classe veut aussi en
tirer parti, et accepte en conséquence tous les rabais pos-
sibles. Voilà donc deux mauvais vaisseaux à flot au lieu
d'un bon qui aurait été suffisant. Il s'est établi de cette
manière une concurrence inouïe qui a eu, sans exagé-
ration , cinquante fois plus d'influence sur la diminu-
tion du fret que tous les traités de réciprocité et toute
la concurrence étrangère contre lesquels tant de cla-
meurs se sont élevées.
On devait espérer qu'à la suite du rapport de 1826,
dans lequel tous les vices du système étaient exposés , il
serait pris des mesures propres à en prévenir les consé-
quences funestes. Personne n'y a songé. Le rapport a bien
sin. iq
294 DE LA FRÉQUENCE DES NAUFRAGES
tôt été oublié , le gouvernement s'est tenu tranquille ,
tant les vieilles habitudes trouvent partout des protec-
teurs ardens, des défenseurs zélés ! et le système a continué
sa marche accoutumée, engloutissant chaque année nos
vaisseaux par centaines et nos marins par milliers. Ce-
pendant , l'énormité du mal a récemment déterminé les
commerçans, les compagnies d'assurance et les proprié-
taires de vaisseaux à s'entendre pour classer les navires,
non suivant leur âge, mais d'après la qualité de leur con-
struction. Le projet qui a été arrêté nous paraît très-judi-
cieux, et s'il était exécuté , il en résulterait de grands
avantages pour les marins , les armateurs et les construc-
teurs consciencieux. Mais nous sommes convaincus, tant
par la nature même de l'objet que par les raisonnemens de
plusieurs armateurs, qu'il n'est pas possible de former et
ensuite de maintenir un bon système de classification
sans la sanction et la coopération du gouvernement.
Pour qu'un système semblable puisse exister, il est in-
dispensable que les vaisseaux soient inspectés par des
hommes du métier , d'une capacité reconnue et jouissant
de la considéralion publique. Il faut de plus qu'aucun
constructeur , aucun propriétaire de navire ne puisse se
refuser ou se soustraire à leur inspection à aucune épo-
que ni dans aucune circonstance où la nécessité ou l'op-
portunité les engagera à la faire. Cette dernière condi-
tion ne sera jamais bien remplie, à moins que la législature
n'intervienne, et ne rende ces visites obligatoires. D'après
nos lois, aucun vaisseau ne peut jouir des privilèges du
pavillon anglais, s'il n'a pas dans son équipage un nombre
déterminé de matelots appartenant au Royaume-Uni. Une
pareille condition oblige nécessairement le gouverne-
ment à intervenir pour s'assurer que les vaisseaux sur
lesquels on embarque les sujets de l'état , peuvent, sans
ET DES CAUSES QUI LES PRODUISENT. 295
danger pour Tëquipage , entreprendre les voyages aux-
quels on les desline. C'est ici un droit que personne ne
pourra raisonnablement lui contester.
L'établissement d'inspecteurs chargés de constater l'é-
tat des vaisseaux de la marine marchande nécessiterait
une dépense que nous évaluons de 18 à 20,000 liv. st.
qui pourrait être couverte par le produit d'une légère
taxe établie proportionnellement sur les bàtimens et qui
serait perçue lors de leur construction et à l'époque des
visites périodiques qu'on en ferait. Mais ce n'est pas là
seulement que devrait se borner l'intervention du gou-
vernement. La classification vicieuse des navires est
sans doute une cause très-active de naufrages, mais elle
n'est pas l'unique. L'ignorance et l'incapacité des capi-
taines et des officiers sont une autre source d'accidens
qui n'est guère moins féconde. Les officiers de notre ma-
rine militaire sont assujétis à une discipline et à des exa-
mens sur les diverses partiesde leur profession. Ilenétaitde
même de la raaiine de la Compagnie des Indes; ses vaisseaux
étaient parfaitement commandés, et elle avait tant de con-
fiance dans leur bonne construction et dans l'habileté de
ses officiers, qu'elle n'a jamais jugé nécessaire de payer
aucune prime d'assurance. Il n'en est pas ainsi dans U
marine marchande anglaise; les capitaines et les officiers
ne sont soumis ni à une instruction spéciale, ni à des
examens réguliers ; tout dépend à cet égard du choix et
de la volonté individuelle des intéressés, déterminés le
plus souvent par des circonstances fortuites, ou ce qui re-
vient à peu près au même, par l'intelligence, l'instruc-
tion , la générosité plus ou moins grande de l'armateur.
H est facile de concevoir que des capitaines ainsi choisis
doivent être souvent très-peu propres à remplir convena-
296 DE LA FRÉQUENCE DES NAUFRAGES
blemenl les fonctions dont ils sont chargés. Peut-être est-
ce exagérer que d'attribuer à cette cause la moitié des
accidens de mer qui arrivent. Mais n'y en eût-il que le
tiers , par exemple , 266 sur les 800 navires naufragés
en 1833 , ne serait-ce pas assez pour justifier toutes les
mesures que le gouvernement croirait devoir prendre afin
de prévenir de semblables malheurs ?
L'intervention du gouvernement en pareille matière
est non seulement aussi juste que nécessaire , mais elle a
en sa faveur les meilleures autorités. La célèbre ordon-
nance de 1681, rendue par Louis XIV, regardée par lord
Mansfield , lord Tenderden et par beaucoup d'autres ,
comme le code maritime le plus complet et le plus parfait
qui ait jamais été publié, exige, pour être reçu capitaine,
maître ou patron de navire, cinq ans de navigation et un
examen préalable et public sur la navigation , par deux
anciens maîtres et en présence d'un professeur d'hydro-
graphie et des officiers de l'amirauté. Sans doute ce n'est
pas seulement avec des connaissances théoriques qu'on
fait de bons marins 5 c'est l'expérience , la pratique qui
forment surtout les hommes de mer, et les Américains ,
qui sont aujourd'hui les plus hardis navigateurs, sont
peut-être les plus ignorans. Cela est vrai: mais la science
alliée à la pratique ne peut qu'être très-utile 5 et de telles
objections ne sauraient empêcher le gouvernement de
soumettre les marins qui prétendent au titre de capitaine
à des examens de capacité très-rigoureux. Certes on peut
s'étonner que de semblables réglemens ne soient pas en
vigueur en Angleterre. L'autorité d'un capitaine de na-
vire est si grande ; le navire, les marchandises , et plus
que tout , l'existence des hommes qui lui sont confiés ,
sont d'une telle importance, que c'est un devoir impé-
ET DES CAUSES Qll LES PHODUISEXT. 2-97
rieux pour l'autorité publique de veiller à ce que celui
entre les mains de qui on remet tant d'intérêts ne soil ni
un ignorant ni un incapable (1).
(1) Note du Trad. La Revue d'Edinhourg assigne trois causes prin*
pales aux uomhicux sinistres qui frappent annuellement la marine
marchande du Koyaume-Lni : 1" le mode vicieux adopté pour le
classement des navires sur les registres du Lloyd; 2° l'absence détente
inspection de la part des agens de l'amirauté ; 3° enfin, le peu d'in-
struction théorique des capitaines au long cours. Ces causes nexis-
tent pas en France , et à cet égard nous avons une incontestable su-
périorité sur nos voisins. Depuis l'ordonnance de 1681 , tout navire
en charge dans un port de France est soumis à la visite scrupuleuse
de capitaines-experts préposes à cet effet pai* l'administration des
classes ; il peut bien arriver quelquefois que cet examen soit fait avec
négligence , peut-être avec partialité , mais eu somme on peut affir-
mer que les capitaines-experts n'ont jamais délivré un certificat de
•visite favorable à un navire notoirement innavigable. Notre législa-
tion nest pas moins sévère à l'égard des capitaines au long cours et
des maîtres de cabotage. Nulle part les examens ne sont plus rigou-
reux qu'en France , et les conditions de tems de navigation et d'âge
exigées des candidats, mieux raisonnées, sans contredit : c'est à ces
sages précautions que l'on doit attribuer Ténorme disproportibn qui
existe entre les pertes respectivement essuyées par les niarines mar-
chandes anglaise et française. Les capitaines français sont moins
aventureux que les capitaines anglais ; jleur instniction théorique
tempèi'e chez eux les élans d intrépidité qu'ils possèdent peut-être au
même degré que leurs rivaux. Dans une circonstance donnée , l'An-
glais bravera tout pour abréger d'une nuit son entrée dans le port ;
le Français , plus prudent et plus éclaii'é, la remettra au lendemain ,
et prendi'a sans hésiter la bordée de large. Les économistes reprochent
sans cesse à notre marine la cherté de son fret et la stimulent à lutter
avec les marines rivales pour les conditions d'affrètement. La réponse
se trouve dans l'article que nous venons de reproduire. En effet, si
nos armateurs sont astreints à construire des navires solides , à faire
choix dun capitaine instruit, d'un équipage proportionné au ton-
nage du navii'e , et même éventuellement à embarquer un officier de
santé , et si par suite de ces charges onéreuses il ne leur est pas per-
298 DE LA FRÉQUENCE DES NAUFRAGES
La manière dont se fait dans ce pays le jaugeage des
bâtimens a aussi une influence fâcheuse sur leur cons-
mis de fréter leurs navires au mêmeprbt que les armateurs étrangers,
en revanche leurs expéditions ont une issue plus favorable, tant pour
eux que pour les affréteurs ; aussi les sinistres de notie marine sont-
ils moins nombreux que ceux qui atteignent les marines anglaise et
américaine. C'est là , ce nous semble , une compensation qui n'est
point à dédaigner, et une considération cju'on ne doit pas perdre de
vue lorsque l'on établit un parallèle entre notre marine et les marines
étrangères. Quant au classement des navires sur des registres à l'usage
des négocians et surtout des assureurs , ce n'est que depuis un petit
nombre d'années que le commerce maritime français a été doté de
ce moyen de renseignement. Il existe depuis 1829 un Anjxuaire des
navii-es , tant français qu'étrangers , rangés par ordre alphabéticpie
et classés d'après une méthode entièrement conforme à celle cpie la
Bévue d'Edînbourgiiro^ose. Les navii'es y sont classés , non pas seule-
ment d'après leur âge, mais bien selon lem" degré de solidité re-
connu pai" des capitaines-experts , indépendans tout à la fois de lad-
ministration et des armateurs . en sorte que leur expertise peut être
considérée comme très-impartiale. Cet annuaire est publié à Paris ,
chaque année, par un bureau de renseignemens maritimes , connu
sous le nom de Bureau veritas. Il a été grossièrement imité en An-
gleterre pour 1835 seulement. Au moyeu de la sécurité qu'offre aux
assureurs français, d'ime part, la surveUlauce constante de l'adminis-
tration ; d autre part , les renseignemens qu'ils puisent dans le re-
gistre veritas, il leur a été possible d'abaisser successivement le taux
de la piime d'assurance. Ce taux est aujourd'hui descendu à 1 1/2
p. °Jo en moyenne. Or , ce cliiffre qui , en définitive , laisse en-
coi'e un certain bénéfice aux compagnies , nous suffit pour établu" la
comparaison des pertes souffertes par notre marine avec celles que de
leur propre aveu supportent les Anglais. D'après le relevé de luRevug
d'Èdinbourg, on peut évaluer à 2 pour cent les pertes totales des na-
vires en Angleterre , tandis qu'en décomposant la prime des assu-
reurs français en deux parties : la première se composant des perles
sèches ou totales des navires , et la seconde , des avaries particu-
lières ou communes, on arrive à peine à la proportion de 3/4 p. °/o
pour les pertes totales ; car les avaries ou pertes paitiellcs ne laissent
ET DES CAUSES QUI LES PRODUISENT. 299
truction. Les droits de port, de phare, de dock ^ etc. ,
sont généralement proportionnés au tonnage porté sur les
registres, de sorte qu'il est très-important pour les arma-
teurs que ce tonnage soit établi le plus bas possible. Si
le jaugeage se faisait d'après des règles mathématiques,
il serait impossible de tromper à cet égard -, mais l'usage
de déterminer la capacité des vaisseaux d'après leur lon-
gueur et leur largeur sans avoir égard à la profondeur et
à la courbure des côtés a depuis long-tems prévalu. Pen-
dant la guerre , lorsque les droits de dock étaient très-éle-
vés , le mode vicieux de notre jaugeage engagea ceux qui
faisaient construire des bdtimens à leur donner une pro-
fondeur de cale ridicule, à force d'être disproportionnée
pas que de formel' une somme d'uue certaine importance ; 1/2 p. °Jo ,
par exemple ; le quart restant sm- la prime de 1 1/2 représente le béné-
fice net des assureurs. L avantage dans ce parallèle serait donc pour
notre marine dans la proportion de 75 à 200, avantage que nous ne
reti'ouverions pas si nous rapprochions le prix du fret dans les deux
pays ; car tandis que les Américains n'emploient que quatre hommes
et demi pour naviguer cent tonneaux , et les Anglais neuf, les Fran-
çais en mettent treize et demi.
Depuis quelques années , les compagnies d'assurances maritimes
ont pris un grand développement en France , ^ct principalement à
Paris, où elles sont dirigées par des hommes habiles et très-expéri-
mentés. Autrefois on était obligé de s'adresser en Hollande ou en
AngleteiTe pour faire assurer les chargemens dont la valeur était
considérable ; aujourd hiii voici quelle est la somme qu un négociant
français peut faire assurer , sur un seul navire , sajis avoir besoin de
recourir aux compagnies étrangères :
Francs.
A Paris 500,000
Au Havre , , . 200,000
A Rouen 100,000
A Bordeaux 150,000
A Marseille 200,000
Francs.
A Nantes 200,000
A Dunkcrque, Caen et
autres ports inférieurs 150,000
Total 1,500,000
300 DE LA PHÉQUENCE DES NAIFIIAGES
avec leurs autres dimensions. Celle exagération, en don-
nant aux vaisseaux un tirant d'eau plus considérable, les
exposait à plus de sinistres 5 aussi en est-il résulté de très-
graves et très-nombreux accidens. Un bill passé dans l'une
des dernières sessions a prescrit des mesures qui peut-être
ne remédieront pas complètement au mal que nous signa-
lons , mais elles tendront du moins à le diminuer beau-
coup.
Lorsqu'on s'occupera sérieusement d'un nouveau sys-
tème de classification , il sera nécessaire d'établir les con-
ditions et les principes à suivre dans la construction des
navires qui aspireront à figurer dans la première classe.
Le nombre de bàtimens perdus corps et biens, unique-
ment parce qu'ils étaient mal construits, est trop considé-
rable pour que l'administration néglige plus long-tems
de surveiller ces constructions. Ici, nous sommes ame-
nés à reproduire une réclamation faite bien souvent
par d'autres et par nous-mêmes, contre la manière dont
sont établis les droits sur les bois de construction. S'il est
un article qu'une nation maritime doive s'efforcer de se
procurer de la meilleure qualité et au plus bas prix pos-
sible , c'est assurément le bois qui sert à construire ses
vaisseaux. En Angleterre, au contraire, il semblerait
que nous ayons à cœur de n'admettre dans la construc-
tion de nos navires que tout ce qu'il y a de plus détesta-
ble, de plus propre à inoculer dans notre marine cette
maladie de pourriture sècbe dont il serait pourtant si im-
portant de la garantir. En effet , en prélevant sur le meil-
leur bois un droit de 55 schellings par cbarge, tandis que
nous n'en percevons que 10 sur les bois de la plus mau-
vaise qualité , nous donnons à l'importation de ceux-ci
l'encouragement qu'ils ne méritent pas, et nous forçons
en quelque sorte les entrepreneurs de constructions à em-
KT DES CAUSES QUI LKS PRODUISENT. 30l
ployor co <|ii'll v ;i de j)liis mauvais, eulraiiK's (|u'ils sont
par l'avanlage momentané que leur offre le bas prix des
matériaux qui , plus tard , occasioneront peut-être la
perte des bàtimens et la ruine de leurs propriétaires.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet ^ nous
savons que la politique du gouvernement à cet égard a
de nombreux approbateurs , et nous avons tout lieu de
craindre qu'il ne sera pas prêt à en changer. Nous nous
bornerons seulement à faire des vœux pour que l'usage de
construire les vaisseaux en garantie prévaille. Si ce mode
était généralement suivi, notre marine marchande s'amé-
liorerait sensiblement, et nous finirions peut-être bien-
tôt par fournir des vaisseaux à toutes les nations de la
terre comme nous les approvisionnons aujourd'hui de la
plus grande partie des objets manufacturés qu'elles con-
somment.
( Edinburgh Review ).
mo^^'^^'
MISSION DU CAPITAINE BURNES
DANS L ASIE CENTRALE.
Depuis long-tems le gouvernement de l'Inde anglaise
jette un œil de convoitise sur les belles provinces arrosées
par rindus , et soumises à la domination du maharajah
Runjet-Sing. Fidèle à ses principes de politique, la Com-
pagnie a déjà ouvert des relations d'amitié et de bon voi-
sinage avec le prince qu'elle brûle de déposséder, et ne
néglige aucune occasion de faire étudier les routes du pays
dont elle médite la conquête. Entre toutes ces routes , la
plus courte et la plus facile, c'est l'Indus, ce beau fleuve
dont le coursa plus de 1,000 milles d'étendue-, mais de
grands obstacles se sont toujours opposés à son explora-
tion. D'ailleurs le gouvernement du Sindy a deviné les
vues ambitieuses de la Compagnie , et surveille toutes ses
démarcbes avec une jalousie inquiète. Cependant, en
1830 , le gouverneur de Bombay, Sir Jolin Malcolm, ré-
solut de faire explorer l'Indus d'une manière exacte: de-
puis son embouchure dans l'Océan , jusqu'à Labore , ca-
pitale des états de Runjet-Sing. Cette expédition devait
avoir pour but apparent de remettre au prince indien un
présent qui lui était envoyé par le roi d'Angleterre, et
qui consistait en quatre chevaux gris pommelé de la plus
haute taille. Le gouverneur choisit pour cette mission
MISSION DU CAPITAINE BURNES DANS l'aSIE CENTRALE. 303
M. Burnes, capitaine au service de la Compagnie, déjà
connu par plusieurs voyages d'exploration sur nos fron-
tières et principalement dans le pays des Rajputes. C'est
donc au journal de cet officier que nous allons emprunter
la relation qu'on va lire.
Dès que mes lettres de créance me furent expédiées ,
je m'occupai des préparatifs du départ qui furent terminés
en quelques jours. L'expédition se composait d'un ofHcier
du 22% d'un médecin, d'un intendant et d'un nombre
assez considérable de domestiques. Un vaisseau de la
Compagnie nous transporta à Mandavi , dans le golfe de
Cutch ; là , nous primes un de ces bateaux plats employés
dans le pavs , et au bout de trois jours nous entrâmes dans
le Kori, qui formait autrefois la branche la plus septen-
trionale de rindus, mais qui aujourd'hui n'est plus qu'un
bras de mer. La cote de Sindy est tellement basse, qu'on
l'aperçoit à peine à une lieue en mer 5 nous la suivîmes
assez long-tems, visitant l'une après l'autre les bouches
de rindus qui sont au nombre de onze. Le mélange des
eaux du fleuve avec celles de l'Océan était fort peu sensi-
ble 5 il ne s'annonçait que par un ressac très-faible 5 mais
on nous dit que dans les mois de juillet et d'août, après
l'inondation , les eaux de l'Indus changent la couleur de
la mer à trois lieues de distance de la côte.
Jusqu'à ce moment, nous avions réussi à tromper la
vigilance des habitans, mais elle ne tarda pas à s'éveiller.
Nous nous vîmes bientôt environnés d'un grand nombre
de bateaux armés qui s'opposèrent de vive force à notre
passage, et nous contraignirent à retourner à Cutch. Là,
s'ouvrirent entre les autorités de Daraji et nous d'inter-
minables négociations, qui nous retinrent plus d'un mois
sur les côtes inhospitalières de Sindy. Heureusement ce
tems ne fut pas perdu pour moi. Je l'employai à dresser
304 MISSION DU CAPITAINE BURNES
une carte du Delta, et à visiter la ville de Tatla , autre-
fois très-importante, si l'on en juge par ses ruines : on n'y
voit aujourd'hui qu'un petit nombre de misérables ca-
banes. Tatta renferme une communauté de prêtres, dont
la prospérité n'a point déchu malgré la détresse' actuelle
de cette ville. Ces pieux cénobites, dont la retraite se
trouve sur la roule qui conduit à Hinglai , lieu célèbre
de pèlerinage , profitent des avantages de leur position
pour prélever de nombreux tributs sur la crédulité des
dévots indiens , et mènent une existence délicieuse.
Enfin, l'entrée de l'Indus nous fut accordée^ et le 12
avril , nous commençâmes à remonter le fleuve sur des
dondies ou bateaux plats. Ces bateaux sont des espèces
de grandes maisons flottantes , dans lesquelles les indi-
gènes transportent leurs familles et leurs bestiaux. Le
fleuve s'élargit à mesure qu'on avance 5 et à Talta , il a
2,000 pieds de large. Sa profondeur, depuis son embou-
chure jusqu'à celte ville , est de six brasses. Ses deux
rives sont couvertes presque sans interruption de foréls
impénétrables. Souvent, pour s'éviter la fatigue d'un
voyage par terre , les Indiens se laissent aller à la dérive,
portés sur des outres ou sur des radeaux 5 ils font ainsi 15
ou 20 milles avec leurs troupeaux de buffles qui les sui-
vent à la nage. Après une navigation de huit jours , pen-
dant laquelle les gouverneurs de Sindy nous firent payer
le plus cher qu'ils purent les légers services que nous
fûmes obligés de leur demander , nous arrivâmes à Bec-
khur, où nous attendait une réception plus amicale. L'a-
myr, qui se nommait Myr- Roustum-Khan, nous ac-
cueillit et nous traita pendant deux jours avec une ma-
gnificence royale ; mais on nous dit qu'il ne fallait pas
juger de la prospérité du pays par ce luxe d'apparat. Les
princes syndiens attirent à eux toute la richesse de la
DANS l'asie centrale. 3o5
province qui leur est soumise, et réduisent leurs sujets
à la misère pour remplir leurs coffres.
A partir de Beckliur, nous (Vîmes l'objet des attentions
de toutes les autorités. Notre navij^ation était favorisée
par un bon vent frais , circonstance heureuse dans un
pays où la moindre brise ne se fait pas même sentir pen-
dant des mois entiers. Nous alleignimes bientôt le con-
fluent de l'Indus avec le Chenab^ et, remontant ce der-
nier fleuve , nous arrivâmes à Ouch , où nous restâmes
six jours.
Nous reçûmes dans cette ville la visite de plusieurs
marchands de Bliawulpour, qui avaient suivi le khan. Us
firent preuve dans la conversation de beaucoup d'intelli-
gence. Ces commerçans entreprennent pour leurs affaires
des voyages d'une immense étendue. Plusieurs d'entre eux
avaient traversé le royaume de Kaboul, et visité Balkh et
Bockara^ quelques-uns même avaient été jusqu'à Astra-
kan; et les noms de ces villes leur étaient aussi familiers
que ceux des villes de l'Inde. Ces marchands s'accor-
dèrent à représenter les pays qu'ils avaient parcourus
comme parfaitement tranquilles. Ils se louaient beaucoup
de Dost - Mahommed , de Kaboul et des Usbecks , qui,
disaient-ils, cherchaient de tout leur pouvoir à augmen-
ter les relations commerciales de leurs états avec les étals
voisins. Ces informations, accompagnées d'autres détails,
me donnèrent un vif désir de visiter les contrées placées
au-delà de l'Indus, théâtre des hauts faits de Gengis-Kban
et d'Alexandre. Dès ce moment je m'occupai sans relâche
des moyens d'accomplir ce grand projet.
Nous quittâmes Ouch, après avoir pris congé des mar-
chands de Bhawulpour, et reçu d'eux des lettres de re-
commandation j)our Kaboul, où ils ont établi plusieurs
comptoirs. Le lendemain de notre départ , notre petite
306 MISSION DU CAPITAINE BURNES
flotte arriva au confluent de la Sullège; et le surlendemain
au soir, nous entrâmes sur le territoire des Seiks. A l'en-
droit de notre débarquement se trouvait un sindar, à la
tête d'une escorte nombreuse, qui nous attendait depuis
long-tems. Lorsque le cérémonial de la réception fut ter-
miné , on s'occupa de débarquer le présent du roi d'An-
gleterre. Les chevaux qui, comme je l'ai dit , étaient de
la plus haute taille , causèrent une surprise extraordi-
naire : car, dans celte partie de l'Asie, ce quadrupède
est ordinairement très-petit.
Nous nous mîmes aussitôt en marche pour la capitale
de Runjet-Sing. Autant les bords du Chenab nous
avaient paru rians et fertiles , autant nous trouvâmes
tristes et monotones les plaines que traverse le Ravi ou
Irasti ( l'Hydraotis des anciens ) dans son cours vers le
Chenab. Enfin, le 18 juillet au malin , nous fîmes notre
entrée solennelle à Labore , où le souverain nous avait
assigné pour logement la maison d'un M. Ventura , of-
ficier européen employé à son service. Le soir même , un
haut fonctionnaire du palais vint nous prévenir que no-
tre réception était fixée au jour suivant. En consé-
quence, chacun de nous se disposa à faire le plus d'hon-
neur possible à la nation que nous étions chargés de re-
présenter.
Le moment de l'audience arrivé , nous nous rendîmes
au palais entre deux haies de soldats habillés à l'euro-
péenne. Le prince indien avait déployé dans cette cir-
constance un luxe vraiment asiatique. L'or et la soie bril-
laient de toutes paris dans la vaste tente sous laquelle on
nous fit arrêter. Selon les instructions du maître des cé-
rémonies, nous nous apprêtâmes à nous déchausser 5 et
je me baissais déjà pour procéder à celle opération , lors-
que je me sentis relever par un petit vieillard qui ra'at-
DANS l'asie Centrale. 307
tira dans ses bras , et m'embrassa avec bonté. Ce petit
vieillard, c'était le grand maharajah Runjet-Sing en
personne.
Après cette obligeante infraction aux usages établis,
nous entrâmes dans la salle d'audience comme nous se-
rions entrés dans un salon européen. On nous offrit des
sièges incrustés de lames d'argent , et le prince se plaça
en face de nous. Je lui remis la lettre écrite au nom de
S. M. le roi d'Angleterre par le ministre des affaires
de rinde ( lord Ellenborough ). Elle était renfermée
dans une bourse de drap d'or scellée aux armes d'Angle-
terre. Le maharajah la reçut debout, la porta à son front,
puis la remit à son secrétaire qui lui en fit lecture, l.a
lettre était conçue dans les termes les plus affectueux j et
Runjet-Sing en fut tellement flatté , qu'il fit aussitôt ti-
rer une salve de soixante coups de canon. La joie qu'il
ressentait nous sembla même puérile ,• car, succombant
bientôt à lexcès de son émotion , il leva la séance, et
nous fit reconduire à notre logement.
Les forces physiques de ce prince ne répondent pas à
son énergie morale. Sa taille est à peine de cinq pieds trois
pouces , il a perdu un œil, et il est fortement marqué de
la petite-vérole. Mais ce corps si frêle renferme une ame
d'une trempe peu commune. Runjet-Sing doit sou éléva-
tion à son courage personnel, et à la discipline qu'il a intro-
duite dans ses troupes. Mais les officiers qu'il emploie sont
continuellement lobjet de ses soupçons , et ses trouj)es ,
qu'il paie mal, sont toujours disposées à se révolter. Lui-
même , à force d'excès , s est réduit à une décrépitude
prématurée : et d'un instant à l'autre sa mort peut ren-
verser l'édifice politique qu'il a élevé avec tant de peine.
Runjet possède des trésors immenses , et en tire vanité.
Sur un désir que je lui exprimai, il nous montra le kohi-
308 MISSION DU CAPITAINE liURNES
nour, ou montagne de lumière. C'est un des plus gros
diamans du monde. Rien de plus magnifique que celte
pierre , qui est grosse comme la moitié d'un œuf, et de
la plus belle eau. Elle pèse 3 roupies 1/2, et sa valeur
est de 3 millions 1/2 de francs. Il nous fit voir encore un
gros rubis du poids de 14 roupies , une topaze du poids
de 11 roupies, grosse comme la moitié d'une bille de bil-
lard. Elle avait coûté 20,000 roupies (1).
Après plusieurs jours passés dans des fêles de toute
espèce , nous obtînmes cependant notre audience de
congé. Le prince, après nous avoir exprimé la satisfac-
tion que lui causait noire voyage dans ses états , me passa
au cou un riclie collier de perles et me donna une bague
en diamans. Nous reçûmes en outre, M. Leckie et moi ,
un superbe sabre et un cbeval richement barnaché :
enfin on nous revêtit du hhilat ou robe d'honneur. L'in-
tendant et le médecin qui nous accompagnaient reçurent
aussi des marques de la libéralité du prince, et une somme
de 2,000 roupies fut distribuée par ses ordres à nos domes-
tiques. Il me remit ensuite une lettre en réponse à celle de
S. M. Elle était écrite sur un rouleau d'étoft'e de cinq pieds
de long, et renfermée dans une bourse de soie fermée au
moyen d'un cordon de soie arrêté par deux petites perles.
Nous quittâmes Lahore le 1 6 août. Nous parcourûmes
quarante milles à travers un pays fertile, arrosé par un
canal qui communique du Ravi à Umritsir , capitale
commerciale du Punjaub. A partir de ce point vers l'est,
la culture des terres est peu soignée. A notre arrivée à
l'Hvphasis , ce fleuve était gonflé par les pluies. Enfin ,
(1) Voyez clans notre 22' Numéro (octobre 183/i) riiislolre de
ces pierres précieuses qui apparlennieut autrefois au sha Souja, roi
de Caboul.
I
DANS L ASIE DEXTRALE. 309
après avoir traversé le Sutlège , dans un endroit où ce
fleuve a sept cents verges de largeur, nous arrivâmes à
Lodiana. sur le territoire anglais , après dix jours de
marche.
Dans notre navigation , en remontant Flndus, nous
avions recueilli des informations très-précises sur le cours
de ce fleuve. Ainsi que je l'ai dit plus haut , il est navi-
gable de la mer à Lahore dans un trajet de 1 ,000 milles.
Cette navigation nous demanda soixante jours , dans une
saison où il n'y a point d'inondations, et où le vent sud-
ouest se fait fréquemment sentir. Le même trajet en sens
inverse peut se faire en quinze jours. L'Indus offrirait un
moven très-étendu de communications intérieures , si les
embouchures n'en étaient pas obstruées par des barres
qui en rendent souvent l'entrée impossible aux vaisseaux
de la Compagnie , et qui ne permettent le passage qu'à
des navires de 50 tonneaux au plus.
A notre arrivée à Lodiana , nous apprîmes que lord
Bentinck , gouverneur général de l'Inde , se trouvait en
ce moment à Simla, dans les montagnes aupiedduThibet.
Cette nouvelle nous causa une vive satisfaction , puis-
qu'elle nous dispensait de retourner à Bombav. Je me
rendis aussitôt à la résidence de S. S, après avoir pris
congé de mes compagnons de vovage. J'exposai à lord
Bentinck les résultats de ma mission. S. S. voulut bien
m'en témoigner son entière satisfaction. Je lui fis part
ensuite des informations que j'avais recueillies auprès
des marchands de Bhawulpour • et lui présentai le plan
d'un voyage en Perse et jusqu'en Europe par la route de
Kaboul, Balkhet Bockara. S. S., non seulement approuva
mes projets , mais en pressa elle-même l'exécution. En-
couragé par son suffrage , et porteur de ses ordres spé-
ciaux , je me hâtai de faire les préparatifs nécessaires -,
XI[I. 20
310 MISSION DU CAPITAINE BURNES
et le 2 janvier 1832, nous quittâmes Simla pour nous
diriger vers l'Asie centrale. Je m'étais adjoint dans cette
expédition le docteur James Gérard , qui avait déjà ex-
ploré les pays situés près des sources du Sutlège , sur les
frontières de Ladakh.
En moins de quinze jours nous arrivâmes à Lahore, où
notre ami Runjet-Sing se montra charmé de nous revoir ,
et nous accueillit par des fêtes nouvelles. Mais les délices
de cette Capoue orientale ne purent nous retenir ; nous la
quittâmes, non sans regret; et pour voyager désormais
avec plus de sécurité , nous échangeâmes le costume eu-
ropéen contre le turban , les pantoufles et la robe flot-
tante. De Lahore au Chenab, et de ce fleuve au Djilem ou
Hydaspe, le pays est assez mal cultivé. Sur la rive
orientale de ce dernier fleuve se termine une chaîne de
montagnes qui renferment d'immenses dépots de sel.
On y a creusé des mines qui fournissent à la consomma-
tion d'une grande partie de l'Inde. Les rives du Djilem
offrent de distance en distance des villages florissans,
et en avançant vers l'ouest, le pays devient fertile et très-
peuplé.
C'est à moitié chemin du Djilem à l'Indus que se trouve
le singulier monument appelé Tope de Maiijhiala. C'est
un dôme sans ouverture apparente , et construit en bri-
ques, d'environ quatre-vingts pieds de haut (1). Au mo-
ment où nous le visitâmes, M. Ventura , l'officier euro-
péen chez qui nous avions logea Lahore , venait d'y faire
pratiquer une ouverture. Après avoir lait enlever quel-
ques-unes des briques dont se compose le sommet de l'é-
difice , il avait pénétré dans l'intérieur. Il y avait trouvé
une boite cylindrique en fer dans laquelle était une autre
(1) M. Elphiustoue attribue celle conslruclion aux Grecs.
DANS l'asie centrale. 311
boile en ëtaiu, qui en conlenail une troisième en or,
de trois pouces de long sur un et demi de diamètre ,
remplie d'une substance semi-li(juide , dont il ne put dé-
terminer la nature. Excités par le bonne fortune de notre
devancier, nous nous mimes à l'œuvre à notre tour; et
après bien de la peine , nous vînmes à bout de recueillir
une soixantaine de pièces de monnaie en cuivre.
La végétation , en augmentant de plus en plus , nous
annonçait que nous approcliions de l'Indus. Enfin, du
haut des montagnes de l'Attok nous aperçûmes ce beau
fleuve à une dislance de quinze milles. Il nous était facile
de suivTe son cours que marquait une réunion de vapeurs
blanchâtres flottant au-dessus. Les habitans du pays que
nous traversions n'appartenaient plus à la race hindoue.
C'étaient des Afghans aux traits mâles et hardis. Nous trou-
vâmes l'armée des Seiks campée sur les bords du fleuve. Le
général nous reçut avec bienveillance. On pense bien que
la conversation roula sur Runjet-Sing et sur ses exploits
guerriers. Le chef seik nous raconta, entre autres particu-
larités, que le maharaja avait traversé l'Indus à la nage à
la tète de son armée 5 et je dois avouer que l'impétuosité
du fleuve que nous avions sous les yeux justifiait parfai-
ment les éloges donnés à ce trait de courage.
En écoutant le récit du général , nous fûmes saisis
d'une fièvre d'imitation , et nous voulûmes lâire ce qu'a-
vait fait Runjet-Sing. Le chef seik nous dit qu'il nous
accompagnerait. Nous nous mîmes donc en marche le
lendemain malin , montés sur un des éléphansdu général
et suivis d'une troupe de deux cents cavaliers. L'endroit
choisi pour le passage était le village de Khirakhuel , à
cinq milles au-dessus de la forteresse d'Attak. Le chef
rallia son escorte autour de nous, jeta une pièce d'argent
dans le fleuve , et y entra le premier sur son éléphant.
312 MISSION DU CAPITAINE BURNES
Nous le suivîmes et parvînmes sains et saufs à l'autre
bord. Cependant quelques cavaliers qui avaient voulu
nous suivre isolément ayant pris un peu plus bas que
nous, dans un lieu où l'eau était moins profonde, mais
où le torrent avait plus d'impétuosité, furent bientôt dé-
sarçonnés. Des bateliers allèrent à leur secours , et les
sauvèrent à l'exception d'un seul qui se noya sous nos
yeux. Le chef se contenta d'en rire, et nous dit : « Ce
n'est rien ; à quoi sert sur la terre un Seik qui ne sait
pas traverser l'Attok (l' Indus). » Nous revînmes au camp
un peu moins joyeux que nous n'en étions partis. Le
fleuve à l'endroit où nous le traversâmes avait deux cent
soixante-dix verges de large , et trente-cinq brasses de
profondeur.
Le 17 mars, nous prîmes congé du général seik. Il nous
prêta un bateau, et nous traversâmes une seconde fois
rindus, dont les flots d'un bleu d'azur servent de limite
au vaste territoire de l'Inde. Nous nous trouvions alors
dans la vallée de Kaboul , qu'on peut appeler la Lombar-
die de l'Afghanistan. C'est dans ce beau pays qu'est située
la ville de Peshawur. Elle appartient au sultan Moham-
med Khan , à qui nous nous fîmes présenter dès notre
arrivée. Ce prince confirma la bonne opinion que nous-
en avaient donnée les marchands de Bhawulpour. Ses ma-
nières sont pleines d'affabilité et de politesse ; rien dans
sa personne ne rappelle l'idée d'un despote oriental. Il
s'entretint avec nous sans cérémonie et surtout sans dé-
tour. « Je suis maître ici , nous dit-il, mais j'ai des maî-
tres de l'autre côté de l'Indus. Je suis continuellement
exposé aux incursions des seiks que vous venez de quit-
ter ^ et je leur paie un tribut annuel. Je suis obligé d'a-
cheter mon indépendance et de la payer argent comp-
tant. »
DANS l'aSIE CKNïRALfi. 313
Cependant une attaque de fièvre qui me surprit à Pes-
hawur, força l'expédilion à séjourner un mois dans celle
ville. Les attentions de Mohannued-Klian ne se démenti-
rent point pendant tout ce tems ; nous fûmes comblés de
soinset de prévenances. Enfin nous quittàmescette ville, et
traversant rapidement les plaines délicieuses qui l'entou-
rent, nous approchâmes des montagnes. Par bonheur, à
mesure que nous nous élevions , le printems faisait sentir
de plus en plus son influence. Les arbres à fruit nous of-
fraient leur riche parure , et la campagne était émaillée
des plus vives couleurs. Cependant ces scènes riantes dis-
parurent bientôt pour faire place à d'autres plus grandio-
ses et dignes du pinceau de Salvalor Rosa. Au pied des
montagnes perpendiculaires qui s'élèvent à une hauteur
de 2,000 pieds, le Kaboul bondissait devant nous sur un
lit de roches aiguës. Guidés par une horde de Momunds,
peuplade à demi sauvage, nous traversâmes le torrent sur
des peaux gonflées.
Le lableau sublime qui nous attendait à la sortie des
passes de Duka devait nous dédommager de nos peines.
Du point 011 nous étions, nous aperçûmes la ville de Ju-
lalabad, à une distance de 40 milles, au-delà d'une plaine
où le fleuve que nous venions de traverser formait mille
détours. Sur la gauche, vers le sud, le Séfîd-Koh , ou
montagne blanche , ordinairement appelée Rajgul , éta-
lait ses neiges éternelles. Sur la droite s'élevait à une hau-
teur plus considérable encore les sommets du Kouner ou
Mourgill, sur lesquels les Afghans prétendent que l'ar-
che dé Noé s'arrêta après le déluge. Pour arriver à Jula-
labad , on traverse la plaine déserte de Buttecote, où ,
dans la saison des chaleurs, règne le simoun. Les effets
les moins funestes de ce vent pestilentiel sont de plon-
ger les voyageurs dans un assoupissement dont ils ne soi-
314 MISSION DU CAPITAINE BURNES
tent qu'avec peine. Il produit sur les corps une décom-
position si rapide, qu'on voit tomber en lambeaux les
membres de ceux qu'il a fait périr. Peut-être aussi cette
funeste influence ne doit-elle pas être uniquement attri-
buée au simoun, les gaz mépliytiques qui se dégagent de
la plaine de Buttecote à une époque de l'année où les
chaleurs sillonnent la terre d'immenses crevasses y en-
trent pour beaucoup.
Nous ne nous arrêtâmes qu'un jour à Julalabad, La
route que nous suivions ressemblait à un vaste jardin.
Autour de nous les pampres se mariaient aux rameaux
des chênes séculaires : et comme pour faire contraste à
cette nature riante , nos yeux s'arrêtaient à l'horizon sur
une ceinture de neiges éternelles. En approchant des bar-
rières glacées qui bornent ce beau pavs, le climat chan-
gea toul-à-coup. Gundamuck peut être considéré comme
la limite de la chaleur et du froid. Les habitans du pays
disent que lorsqu'il pleut sur l'une des rives du fleuve,
il neige sur l'autre. En approchant de Kaboul , nous
rencontrâmes une horde de Guiljies errans qui condui-
saient leurs nombreux troupeaux vers Hindu Kush , où
ils passent l'été. Ces Guiljies sont en général d'une haute
stature , blonds et d'une physionomie agréable. Ils ont ,
ainsi que leurs enfans , un air de santé et de vigueur très-
remarquables.
Quel voyageur n'a décrit la ville de Kaboul, sa popu-
lation composée de vingt peuples divers , la richesse de
ses bazars, la beauté de ses jardins , et la douceur de son
climat ! Elle svn passa pourtant l'idée que nous nous en
étions formée d'avance. Kaboul, placée au point de réu-
nion de toutes les routes qui traversent le Paropamisus ,
est un lieu de rendez-vous pour toutes les cavaranes. Dès
la plus haute antiquité, c'était une ville importante. Son
DANS l'aSIE CENTRALE. 315
commerce et sa prospérité ne font que s'accroître sous le
règne paternel de Dost Mohammed Klian. Ce prince nous
reçut de la manière la plus affable, et nous offrit sa haute
protection pour les pays que nous avions encore à par-
courir. Notre premier soin fut de remettre les lettres de
recommandation de nos bons amis les marchands de Bha-
wulpour. Les marchands auxquels elles étaient adressées
nous accueillirent de la manière la plus amicale; ils nous
offrirent même de l'argent , que nous jugeâmes con-
venable de ne point refuser. Ces hommes patiens et in-
dustrieux , qui, pour un léger profit, ne craignaient pas
de risquer leur capital , prirent avec plaisir nos billets
payables à Lodiana ou à Delhi , contre des traites qu'ils
nous remirent sur Bockara.
Au moment où nous étions sur le point de partir, nous
vimes arriver M. Wolf , missionnaire zélé , qui, après
avoir atteint Bockara sous le costume juif, s'était avancé
vers le sud , en se faisant passer pour un hadji qui re-
venait du pèlerinage de la Mecque. Il avait été reconnu,
insulté, maltraité, et conduit ignominieusement de ville
en ville 5 il était enfin arrivé à Kaboul où il se mit sous
notre protection. Enfin, après avoir terminé nos prépa-
ratifs pour le passage des montagnes, nous quittâmes Ka-
boul le 18 mai, pleins de reconnaissance pour l'hospi-
talité de ses habitans. Nos guides nous firent remonter
vers les sources de la rivière de Kaboul , appelée encore
Sirchushma, ou Source des eaux. De là, le lit desséché
d'un torrent nous conduisit à lapasse d'Oona, qui est
gardée par trois petits forts. Avant d'arriver à cette passe
qu'on dit élevée de 11,000 pieds, nous rencontrâmes les
neiges. Elles nous accompagnèrent pendant tout le pas-
sage. Nous avions évidemment devancé la marche du
printems : car les Huzaras qui habitent le pays ne fai->
316 MîssiOA nu CAPITAINE liunxES
saient encore que d'ensemencer leuts champs, tandis que
nous avions trouvé les grains mûrs dans la vallée de Ka-
boul.
Le lendemain nous arrivâmes au pied du Koh-I-Baba ,
montagne énorme , toujours couverte de neige. Elle est
reconnaissable à ses trois pics dont le principal a 18,000
pieds de haut. Le 21 mai au soir , nous atteignîmes la
passe de Hajiguk , à moitié morts de fatigue et presque
aveuglés par la réflexion des neiges. Pendant 10 milles
nous avions marché dans le lit d'un ruisseau formé par
la fonte de la neige , dans laquelle les chevaux s'enfon-
çaientjusqu'au poitrail. La chaleur était excessive. J'avais
perdu l'usage de la vue, et mon nez était entièrement dé-
pouillé de l'épiderme lorsque nous atteignîmes une espèce
de petit fort où une famille deHuzaras nous donna l'hospi-
talité. Ces Huzaras ont la figure carrée, les yeux petits, en
un mot la physionomie chinoise. Ils sont d'origine mon-
gole, et s'ils ne parlent plus la langue de ce peuple, il
faut attribuer ce changement à celui qui s'est opéré dans
leur religion : car ils sont aujourd'hui zélés mahométans.
Ils sont confinés chez eux par les neiges pendant six mois
de l'année. La famille qui nous accueillit avait pour
chef une femme âgée. Cette vénérable matrone , qui con-
naissait par expérience les maladies du climat, me dit que
mes yeux étaient brûlés par la neige , et me conseilla de
les frotter avec une mixtion d'antimoine.
Après nous être reposés toute la nuit, nous commen-
çâmes à gravir la passe de Hajiguk , qui était à 1,000
pieds au-dessus de nous, et à 24,000 pieds au-dessus du
niveau de la mer. Sur l'avis de notre hôtesse , nous
étions partis de très -bon malin. La neige durcie por-
tait nos chevaux , et nous atteignîmes le sommet avant
que le soleil l'eût fondue. Le thermomètre était à quatre
DANS l\sIC centrale . SH
degrés au-dessous du point de congélation-, le froid nous
paraissait excessif, bien que nous fussions couverts de
fourrures avec le poil en dedans. Il n'y avait point de che-
min tracé , et nous allions au hasard. Notre guide , Mo-
hammed-Ali , qui nous précédait , tomba avec son che-
val dans un précipice d'où , par bonheur , nous le reti-
râmes sain et sauf. Ce fut le seul accident qui nous arriva
dans le passage.
De la passe de Hajiguk nous atteignîmes celle de
Kalou , qui est encore à mille pieds plus haut. Nous des-
cendîmes ensuite dans la vallée longue et étroite où est
située la ville de Bamecan. Les deux côtés de cette val-
lée , ainsi qu'une montagne détachée qui se trouve au
centre, contiennent une multitude d'excavations appelées
dans le pays Soumuch. Quoique ces cellules soient en gé-
néral très-exiguës, elles servent d'habitations à la ma-
jeure partie des habilans de la contrée. Deux figures co-
lossales taillées dans le roc , dont l'une a cent vingt pieds
de haut, l'autre soixante-dix, signalent cette ville souter-
raine à l'attention des vovageurs. On arrive au sommet
de la montagne d'où ont été extraites ces statues au moyen
d'un tunnel ; mais leur origine ainsi que celle de la ville
de Bamecan se perdent dans la nuit des tems.
Nous n'étions pas arrivés au terme de nos fatigues.
Nous avions encore à traverser la passe d'Akrobat , qui
sépare le territoire de Kaboul de celui d'Usbeck. A
15 milles de Bamecan est le fort de Syghan, où nous fû-
mes témoins d'un phénomène assez curieux. La petite
vallée où ce fort est construit offrait l'image du prin-
tems5 les abricotiers y étaient en plein champ, tandis
que, de toutes parts, sur les limites de ce coin de terre,
régnait un hiver éternel. Un sentier escarpé nous con-
318 MISSION DU CAPITAINE BORNES
duisit du fort de Svghan à une passe que sa difficulté a
fait nommer Dundan-Shikun , ou brise-dents , espèce de
gorge profonde qui a pour parois des rochers à pic de trois
mille pieds d'élévallon. Le 26 mai, nous traversâmes le
Kara-Kouttul , ou passe-noire, puis nous rencontrâmes
la rivière de Khouloum , que nous suivîmes dans ses si-
nuosités. Les précipices qui côtoyaient notre route avaient
une telle profondeur que nous n'apercevions le ciel au-
dessus de nos tètes que par une sorte de découpure. En-
fin , le 30 mai, après douze jours de marche, notre ca-
ravane quitta les montagnes et entra dans la Tatarie.
En sortant des gorges affreuses qui nous avaient attristés
si long-tems , nous saluâmes avec transport les belles
plaines qui se déployaient à nos yeux , et que l'Oxus bai-
gne de ses eaux. Du Khouloum nous arrivâmes en peu
d'instans à Balkh. Cette ville autrefois si célèbre n'otïre
plus aucun vestige de son ancienne splendeur. Ce n'est
qu'un village entouré de ruines immenses. Le fleuve qui
traversait la ville ancienne fertilisait les campagnes d'a-
lentour 5 mais les aqueducs qui en répar tissaient les eaux
sont maintenant ou comblés , ou tombés en ruines. Nous
ne nous y arrêtâmes que le tenis nécessaire pour faire ra-
fraîchir nos montures.
Les plaines qui entourent la ville de Balkh offrent au-
jourd'hui l'aspect du désert ^ rien n'en interrompt la
monotonie jusqu'aux rives de l'Oxus. Ce fleuve, à l'en-
droit où nous le traversâmes , a huit cents verges de
large et vingt brasses de profondeur. Le passage s'en fit
d'une manière bien digne des Turcomans : au moyen de
chevaux qui tiraient nos bateaux à la nage. Notre ca-
ravane continua ensuite sa course lentement , mais mal-
gré notre impatience, il fallut nous régler sur le pas des
DAKS l'asie centrale . 319
chameaux. Enfin, dans la matinée du 27 juin , nous ar-
rivâmes aux portes de Bockara, et nous fûmes loger dans
le caravansérail qui avait été retenu pour la caravane.
Le soir même de notre arrivée , le koush-be.gi (premier
ministre) nous fil prier de nous rendre auprès de lui. Je
m'empressai d'obéir à cette espèce d'ordre, et me fis accom-
pagner par le docteur Gérard et le lieutenant Leckie. Le vi-
sir nous reçut avec bonté ; c'était un homme de soixante
ans environ. Quoique ses cheveux fussent blanchis par
les années , ses yeux étaient vifs encore , sa figure por-
tait l'empreinte de la finesse qui , dit-on , forme le fond
de son caractère. Il montra beaucoup de curiosité sur les
rapports de notre langue avec la sienne. Il me fit écrire
en persan les nombres anglais depuis un jusqu'à mille ,
ainsi que les noms de toutes les choses utiles à la vie.
Cette leçon dura une heure , et il parut regretter de ne
pouvoir la réitérer. Il me fit ensuite écrire son nom en
anglais , et passant le papier au docteur Gérard , il le pria
de le lire. Il s'entretint avec ce dernier sur quelques ob-
jets relatifs à la médecine , et parut frappé d'admiration
à la vue d'un clavier de dentiste dont on lui expliqua
l'usage. Il s'en servit pour arracher quelques éclats du
bois d'un meuble placé près de lui. Enfin il nous congé-
dia après nous avoir adressé plusieurs avis pour notre
conduite, et entre autres celui de ne nous servir ni
d'encre ni de papier tant que nous serions dans les états
du sultan son maître.
Nous restâmes un mois à Bockara , et pendant ce tems
rien n'échappa à nos investigations. Cette ville peut avoir
8 milles anglais de circuit. Elle est de forme triangulaire
et entourée d'une muraille en terre de vingt pieds de hau-
teur , percée de douze portes. Ces portes , suivant l'usage
320 MISSION DU CAPITAINE BLRXES
de l'Orient , portent le nom des villes ou des lieux prin-
cipaux auxquels elles conduisent. La ville renferme un
grand nombre d'édifices publics très-élevés, la plupart
construits en briques. Ce sont des collèges , des mosquées
surmontées de hauts minarets. L'édifice le plus remarqua-
ble est une mosquée qui a trois cents pieds de circonfé-
rence. Elle est surmontée d'un dôme de cent pieds d'élé-
vation et recouvert de tuiles émaillées d'un beau bleu
d'azur qui font le plus bel effet. Comme preuve de l'an-
tiquité de cette mosquée , les habitans de Bockara pré-
tendent qu'elle fut réparée par le fameux Timour. Le
minaret qui l'accompagne a été construit en l'an 542 de
riiégire. C'est du haut de ce minaret qu'on précipite les
criminels condamnés à mort : les prêtres seuls ont le droit
d'y monter.
Bockara possède un grand nombre de bâtimens com-
posés d'arcades et habités par des corps d'états particu-
liers, formant ainsi des espèces de bazars. Chaque genre
de commerce occupe un quartier différent. On y trouve
plus de vingt caravansérails destinés aux marchands étran*
gers. La population de cette ville est de 150,000 âmes, et
se trouve extrêmement agglomérée, car il n'y a point de
jardins dans l'enceinte des murailles. Le nombre des fon-
taines publiques est très-grand ; malgré cela la rareté de
l'eau s'y fait souvent sentir. Bockara est entre-coupée de
canaux ombragés de mûriers et alimentés par la rivière
de Samarcande , mais d'une manière bien insuffisante :
cette rivière est à six milles de la ville et les canaux ne
sont ouverts que tous les quinze jours. Indépendamment
de la rareté des distributions , l'eau qu'on boit à Bockara
est d'une très-mauvaise qualité. On lui attribue même
une maladie affreuse à laquelle les habitans de la ville
DANS l'asie centrale. 321
sont très-sujets et qu'on nomme p-er de Guinée. Ce ver
est , disent-ils , de la nature de ceux qui rongèrent jadis le
patriarche Job.
Après un mois de séjour dans la capitale de la Turco-
manie , nous nous disposâmes à partir. Nous allâmes
prendre congé du visir, qui , après nous avoir assuré de
nouveau du plaisir qu'il avait éprouvé à nous voir , fit
venir le cafila-batiz de la caravane , ainsi qu'un chef des
Turcomansq\ii devait nous accompagner pour nous servir
de sauve-garde contre sa tribu. Il prit note de leurs noms,
de leurs familles et de leurs habitations , puis il leur dit
en les regardant d'un œil sévère : « Je vous confie ces
Européens 5 s'il leur arrive quelque accident, vous savez
que vos femmes et vos enfans sont en mon pouvoir 5 je les
ferai disparaître de la face de la terre. Ne revenez jamais à
Bockara si vous n'avez à me remettre une lettre écrite
par ces Européens et scellée de leur sceau , constatant que
TOxis les avez bien servis. »
De Bockara nous nous dirigeâmes vers Karakoul. Nous
traversâmes l'Oxus à Charjou, puis nous gagnâmes le dé-
sert. Après une route longue et fatigante , notre caravane
atteignit le 14 septembre au soirMeshed, ville considéra-
ble de la Perse. Là le docteur Gérard se sépara de nous
pour retourner dans l'Inde par Herat et Candahar. Quant
à nous , nous continuâmes notre route dans une direction
opposée, vers la mer Caspienne. Nous nous y embarquâ-
mes pour le golfe Persique , et de là nous revînmes à Bom-
bay après deux ans d'absence.
( Edinburgh Review, )
LES ECRIVAINS
PRESSE PÉRIODIQUE DE I.ONDRES (1).
(( Si je retourne à Londres, j'arracherai le masque à
ces journalistes 5 je montrerai quelle espèce d'hommes sont
ceux qui gouvernent ainsi le monde sous l'appellation
mystérieuse de nous. » (^Discours de D. O' Connellà Du-
blin, Novembre 1834.)
Monsieur O'Connell, vous avez raison. La justice, l'hon-
neur , la liberté et le caractère magnanime de la nation
anglaise exigent que ces hommes soient démasqués. Lors-
que la presse exerce une si vaste influence, c'est une
(1) Note de l'Éd. Les rapports qui existent aujourd'hui entre la
France et l'Angleterre sont devenus trop intimes ; les opinions des jour-
naux anglais ont trop souvent prévalu parmi nous, pour que de sim-
ples indications sommaires et vagues sur le mouvement de la presse pé-
riodique de Londres pussent toujours nous suffire. A mesure que l'on
avance , on a besoin de mieux connaître. Les lecteurs de la Revue
Britannique sont depuis long tems familiers avec le mécanisme des
journaux de la Grande-Bretagne. Dans les deux premières séries ,
nous avons eu soin de les initier à tous les arcanes de la composition ,
du tirage, du revient et des bénéfices ,• nous avons dit l'origine du jour-
nalisme en Angleterre, nous avons signalé ses progrès, son influence;
nous avons tour-à-tour indiqué les phases si diverses de ces nombreux
organes de l'opinion ; mais toujours d'une manière générale , sans
DE LA PRESSE PÉRIODIQUE DE LONDRES. 323
honte que ses sicaires marchent visière baissée et puissent
choisir leur terrain pour poignarder par derrière les plus
honorables de nos hommes politiques qui combattent à
face découverte. Une lutte si discourtoise sied mal à des
champions qui se larguent sans cesse de leur loyauté et
de leur indépendance ; cet état de choses ne peut durer ;
il est tems enfin de soulever le voile qui couvre ces ano-
nvmes. Quelques circonstances particulières nous ont fait
connaître en détail le personnel de la presse de Londres 5
nous en profiterons pour donner un coup d'épaule à la
bonne cause, en accomplissant ainsi pour vous, mon-
sieur O'Connell , et pour tout le monde , ce que ni vous
ni personne n auriez pu faire sans notre assistance. Ob-
servons d'abord un ordre dans notre revue des écrivains
de la presse ; examinons leurs phalanges telles qu'elles se
déploient devant le peuple.
Au premier rang sont les journaux quotidiens du ma-
tin; au second les journaux du soir; au troisième l'in-
terminable liste des feuilles hebdomadaires.
Attention ! la toile se lève : vous allez voir défiler les
tracer de portraiti . sans esquisser de caractères , en un mot sans nous
occuper de ceux qui font mouvoir cet immense appareil. L'article
que l'on va lire est destiné à remplir cette lacune ; nous l'empruntons
au MagffliiHecpic publie M. Tait à Edinbourg.Ce recueil, dont les opi-
nions sont d'un radicalisme modéré , et qui est rédigé eu dehors de
l'iufluence des journaux de la capitale , nous a paru se trouver dans
les meilleures conditions pour juger. Nous reproduisons donc ici lidèle-
meût son verdict sans prendre sous notre responsabilité les cpigram-
mes, les petites méchancetés qui peuvent se trouver alliées à la vérité,
car il est difficile , dans un semblable sujet, d'être absolument vrai.
Voyez dans les u°* 9 , 45 , 47 , o/i , 55 et 60 de la 1" série ; dans les
n"* 9 et 20 de la 2' série , et dans les n"' 4 , 13 , 22 et 23 de la 3*
série , les divers articles que nous avons publiés sur la presse pério-
dique de la Grande-Bretagne,
324 LES ÊCRIVALNS
ouvriers de la presse du matin. Attention! voici , pour
commencer, le roi de la littérature périodique , le Times
tout-puissant.
Le Times est une société en commandite dont la pro-
priété est divisée en vingt-quatre actions, qui, du vivant
de feu M. Walters, le père de M. Walters actuel, l'ho-
norable élu du comté de Berks, furent vendues pour la
faible somme de cent liv. st. (2,500 fr. ) chacune. Grâce
aux efforts de cet homme de talent, de ce noble caractère
si souvent persécuté, grâce à l'industrie et h. l'habile con-
duite de son fils , le Times s'est peu à peu élevé à la haute
prospérité et au crédit extraordinaire dont il jouit au-
jourd'hui dans le monde politique, et ses actions ne valent
pas moins de 12,000 liv. st. (300,000 fr.) chacune. Sur
ces vingt-quatre actions, seize, ou les deux tiers, appar-
tiennent à M. Walters lui-même ; ce qui lui fait un re-
venu annuel de plus de 20,000 liv. st. (500,000 fr. ) ,
revenu qui augmente chaque jour au lieu de diminuer.
Pendant long-tems, M. Walters fut rédacteur-propriétaire
du Times, il recevait alors à titre d'indemnité 2,000 1. st.
(50,000 fr.) par an -, mais , [depuis l'acquisition de son
énorme fortune, il s'est retiré dePrinling-House-Square,
et s'est établi à la campagne où il vit comme un magni-
fique gentleman. M. Walters est aujourd'hui complète-
ment étranger à la rédaction et à la direction du Ti-
mes (1).
La grosse pièce d'artillerie de l'établissement est main-
tenant M. Sterling. Ce monsieur était capitaine et servait
en celte qualité dans l'armée anglaise pendant la guerre
de la Péninsule. Il est bien connu du duc de Wellington ,
et quoique désormais étranger au service, il continue de
(1) M. Walters Jiabite une belle propriété au-delà deWiudsor.
DE LA PRESSE rÉRIODIQl'Ë DE LONDRES. 325
résider à Knightsbridge, vis-à-vis la caserne de cavalerie,
et vit toujours dans la société des officiers. C'est M. Sterling
qui écrit les principaux articles du Times ; voilà déjà plu-
sieurs années que tout ce qui a fait du bruit dans le jour-
nal provient de sa plume. M. Sterling se fit primitive-
ment connaître du rédacteur en chef par l'envoi d'une
série de lettres signées Vêtus , dont les pensées brillantes
lui procurèrent un^.r^ qui n'a fait que s'accroître jus-
qu'à 1,500 liv. st. (37,500 fr. ) par an, chiffre énorme
de son traitement actuel. M. Sterlingn'a cependant aucun
rapport avec l'administration générale du journal ; les
1,500 livres qu'il perçoit ne sont que le prix de l'article
principal de chaque jour qu'il envoie du coin de son feu.
Cet écrivain possède le talent de composition le plus facile
et le plus extraordinaire ; parfois, en moins d'une heure,
il produit une pleine colonne de rédaction. Certainement
on n'a rien vu de comparable à ses articles dans notre lit-
térature politique depuis les jours de Swift. C'est par le
slvle surtout que se distingue M .Sterling; car, dans l'im-
pétuosité et la chaleur de son ame , il déserte ses principes,
il y revient , les déserte encore , avec une rapidité qui
donne un caractère si marqué d'inconséquence à la poli-
tique du Times. Les propriétaires s'en sont souvent aper-
çus; mais il y a quelque chose de si militaire dans les
habitudes , les manières et la politique de M. Sterling-,
c'est un homme si fier, si peu maniable , qu'ils sont bien
forcés de lui passer beaucoup de choses en considération
de l'autorité de ses articles, de la verve et de l'éclat de
son style. C'est ainsi que M. Sterling emporte avec lui le
Times dans le camp qui lui plaît. Si le journal soutient
aujourd'hui le ministère du duc de Wellington , il faut
l'attribuer à M. Sterling. Ce n'est pas qu'on puisse l'ac-
cuser de motifs intéressés. Non , M. Sterling ne pourrait
XIII. ai
326 LES ÉCRIVAINS
ni supporter la domination ni toucher l'or mercenaire du
plus puissant monarque de l'univers. Le public peut m'en
croire , il n'est pas homme à se livrer en esclave à aucun
parti , ni à se dépouiller du droit de briser en mille pièces
tous ceux qui oseraient se montrer rebelles à sa volonté
despotique. C'est ainsi que, dans sa rage de n'avoir pu,
malgré tous ses efforts , faire passer le bill sur le pau-
périsme ( pooj' law bill ) , il a sans pitié écrasé de sa
massue la léte du bateleur du Vauxhall.
C'est de la plume de cet homme au masque de fer que
sont venues les brutales attaques contre M. O'Connell,
relativement à son cens d'éligibilité ; affaire toute pri-
vée entre M. O'Connell et ceux qui veulent le conserver
au service du pays ; c'est la même plume qui a tracé les
expressions de mépris contre ce précieux patriote , qu'il
désigne comme un M. Joseph Hume ,• c'est la même plume
qui outrage sans cesse cet autre politique accompli , l'ap-
prenti Roebuck , qui osa contrarier la volonté de M. Ster-
ling en empêchant un méprisable petit tory de devenir
le représentant de Bath ; c'est la même plume qui pro-
digue les mots : sales radicaux, boucher de Kensijigton,
et Hampden de Brummagen. Tel est son pouvoir pour
le mal et pour le bien , tel est l'abus féroce qu'il a fait
dernièrement de son talent , qu'il est tems enfin que le
peuple d'Angleterre apprenne à connaître la profession
et le caractère d'un homme qui peut ainsi, de sa maison
deKnightsbridge, renverser, à ce qu'il prétend, les minis-
tres, et gouverner ou troubler l'état. Espérons qu'il se
modérera maintenant qu'il est connu , et que ces lignes
seront comme un harpon salutaire jeté sur le museau de
ce léviathan des eaux du monde politique.
Après M. Sterling , le plus important des rédacteurs
du Times est M. Barnes, qui est ce qu'on appelle Védi"
DE LA PRESSE PÉRIODIQUE DE LONDRES. 827
ieur responsable . On lui a souvent attribué à tort les
foudroyans articles de M. Sterling , tandis qu'il n'écrit
en général que sur des sujets lilléraires et les beaux-arts.
C'est un excellent linguiste, un savant et un bomme d'é-
tude , un travailleur infatigable d'ailleurs , toujours à la
roue, la nuit comme le jour. Son traitement est de 1,000
liv. st. (25,000 fr.) par an, et il est aujourd'bui proprié-
taire d'une demi-action dans l'entreprise. Administrateur
d'une intelligence prompte et active , M. Barnes conduit
très-habilement toute la vaste machine de Printing-Jïouse-
Sguare. Son discernement éclate dans chaque numéro du
Times ,• c'est lui qui choisit les correspondans étrangers
et les jeporters (sténographes) des chambres, corps utile
et nombreux , qui trouve dans M. l'éditeur responsable un
administrateur libéral et entendu. Du reste , il veut être
servi comme il paie ; il exige la soumission la plus irapli-
licile , et , excepté M. Sterling, tout le monde plie sous
M. Barnes. En politique, il incline aux principes de li-
berté; il comprend la dignité de son poste, méprise toute
tentative qui pourrait le détourner de son but, n'a au-
cune velléité d'abuser de son pouvoir, et se montre en
tout et toujours un homme franc et honorable. Nous lui
conseillons donc de vivre plus loin de Printing-House-!-
Square. Forcé par-là de prendre plus d'exercice à pied,
iji ne courra pas le danger de mourir à la peine ; car son
obésité croissante et l'excès de son application d'esprit le
menacent de cette fin cruelle.
Le département du Times appelé V article de la Cité
(City article) est dirigé par M. Alsager, qui demeure
dans Birchin-Lane. M. Alsager reçoit pour cela 600 livres
sterling (15,000 fr. ) par an ; mais , il faut le dire, son
travail mérite bien cette forte rémunération. M. Alsager
connaît à fond le commerce et la finance; ce qui l'a mis à
3*28 LES ÉcnivAixs.
même de rendre d'imporlans services à son pays dans les
colonnes du Times , et en même tems de se créer une
fortune considérable par d'habiles spéculations. Ses opi-
nions ont beaucoup de poids dans les réunions mercantiles
de la Cité. Ses bons avis ont épargné mainte grosse bévue
aux gens qui , assis dans leur comptoir de Threadneedle-
Street , ont le maniement des millions du plus grand em-
pire de la terre. Si les choses étaient bien ordonnées dans
ce monde commercial , les hommes tels que M. Alsager
deviendraient chancelier de l'échiquier, car des lords
ou des nourrisseurs de bestiaux font de tristes financiers.
M. Bacon est le sous-éditeur du Times , il a pour aide
M. Murray 5 M. Bacon et M. Murray écrivent bien et
d'un style coulant. M. AValters n'était pas de force pour
le Times , aussi a-t-il choisi le moment favorable pour
se retirer de la rédaction. Les articles de M. Ster-
ling ont été fréquemment attribués à lord Brougham ,
car toutes les précautions sont prises pour cacher ce
M. Sterling. Un rédacteur qui désire rester attaché au
Times doit bien se tenir sur ses gardes avec un tiers , et
ne jamais mentionner même le nom de M. Sterling : pro-
noncer ce nom, c'est la mort sans appel. Dans son en-
semble , il n'y a pas de journal qui puisse entrer en com-
paraison avec le Times , et malgré les innombrables
ennemis que lui suscitent les incartades de M. Sterling,
on ne peut douter que le Times ne reste long-tems encore
à la tête des puissances de la presse (1).
Le second journal en date, et jusqu'à ces derniers tems
le second en réputation , est le mémorable Moining-
Chronicle. Qui ne se souvient de ce qu'était cette feuille
(1) Depuis c{ue cet ai-ticle a été écrit , le Timei a perdu M. Murray,
mort il y a six semaines.
DK I,A PRESSE PLUlODIOtE DE LONDHES. 329
politique sous la direction triomphante du défunt l'illustre
M. Perry ? A sa mort, le Moniing-CJironicle fut vendu
à M. Cléments du Strand pour la somme de 30,000 liv.
sterl., prix qui n'avait rien de trop élevé si l'acheteur
eût possédé assez de capitaux et de talent pour faire mar-
cher la spéculation. Malheureusement le nouveau pro-
priétaire ne remplit aucune des conditions nécessaires au
succès d'une si périlleuse entreprise, et son marchand de
papier obtint bientôt une hypothèque considérable sur
le privilé{5e du journal. Restreint dans ses ressources,
M. Cléments ne put guère suffire à la grande dépense
qu'exigent la correspondance étrangère , les rédacteurs
des chambres , les nouvelles de police et des tribunaux.
Ce fut ainsi que le Chronicle, comme on l'appelle abrévia-
tivement , resta bientôt en arrière des autres journaux.
Non seulement la correspondance étrangère fut invaria-
blement copiée du Times et de V Herald de la veille, mais
on rogna économiquement sur les frais de la boutique en
se servant de caractères d'imprimerie deux fois plus gros
que ceux ordinairement employés, on prodigua les bla?ics,
on sema \esjîlets, le tout pour épargner quelques shel-
lings II y avait de quoi frapper de mort cette feuille jadis
fameuse 5 aussi dernièrement sa circulation n'allait pas
au-delà de deux mille exemplaires par jour. Dans ces
circonstances, M. Cléments, en janvier dernier, vendit
sa part du Morning- Chronicle pour la somme de 17,000
liv. sterl. , à MM. Grote le banquier, Easthope l'agent
de change , et à Josuah Parkes , le grand whig de Bir-
mingham. Mais ces messieurs ne peuvent guère se vanter
de connaître à fond les secrets difficiles du métier de jour-
naliste. La correspondance étrangère du Morning- Chrc
nicle a certainement gagné; ce journal reçoit maintenant
les plus fraîches nouvelles de Paris et de Madrid 5 mais
330 LES ECRIVAINS
les blancs restent toujours ouverts dans la justification , et
le Chronicle contient un tiers de matière de moins que le
Times. Il y a d'ailleurs quelque chose de pire dans ses
colonnes , c'est l'interpolation des articles de quelques-
uns des propriétaires. Fatale méprise ! se croire journa-
liste parce qu'on a acheté un journal politique ! Combien
de fortunes ont été englouties par suite de celte vanité,
la plus coûteuse de toutes ! Quand M. Parkes se pousserait
par ses articles dans le cabinet des whigs, y trouverai l-il la
compensation de tous les milliers de livres sterling qu'il
lui aurait fallu jeter sur le chemin de l'ambition? Les
hommes ne suivent plus aujourd'hui de ces chefs qui , au
lieu de combattre pour les libertés du monde , ne songent
qu'à s'ouvrir la voie des honneurs et des places. M. Black,
esprit philosophique et de haute capacité , devrait seul
avoir le droit d'exposer dans le Chronicle ses théories pro-
fondes sur la politique. M. Black est le Socrate du siècle ,
et il n'est pas juste que des bavards lui ôtent la parole au
nom de l'intérêt public. Nous prenons la liberté de dire
ces choses parce que c'est l'absence de toute rivalité qui
permet au Times de suivre sa marche rétrograde , de mé-
priser et de braver l'esprit progressif du siècle. Il n'y eut
jamais de plus belle occasion que l'apostasie du Times
pour le Chronicle^ s'il eût voulu marcher en avant et
prendre position à la tète de la presse.
Le Morning-Herald, n'ayant aucune influence politi-
que, peut être jugé en peu de mots. Il eut une sorte de
popularité, un grand débit du moins, sous la généreuse
administration de feu M. Thwaites, à l'époque où les af-
faires du Morning- Chronicle commencèrent à décliner.
M. Thwaites était un boutiquier de Manchester établi à
Londres , qui transporta son capital dans une spéculation
de presse , dans le seul but d'y trouver un beau bénéfice.
DE LA PRESSE PÉRIODIQUE DE LONDRES. 331
En conséquence, on mit plus de varié^ dans les mélanges
de V Herald , on auf^menta considérablement son format,
et l'esprit de M. ODwyer, le rédacteur des nouvelles
de police, contribua beaucoup à faire une réputation à
cette feuille. C'est un agréable journal de famille, mais
sans importance dans le monde politique , soutenant le
principe de la réforme en général , et défendant le parti
orangisle d'Irlande avec toute Tinviolabilité de l'église
irlandaise ; soutenant la cause des institutions libérales
au dehors, et cependant payant un correspondant en Es-
pagne qui peint don Carlos comme un roi à la tête
de légions victorieuses , tandis que les chrislinos sont une
poignée de misérables bons à jeter aux chiens. Ces con-
tradictions et mille autres qu'on voudrait décorer du beau
nom d'indépendance ont enlevé au Morniji g- Herald tout
crédit politique, le privent de toute considération et di-
minuent chaque jour le nombre de ses lecteurs. La pro-
priété en appartient presque tout entière à M'^ Tarrant,
la fille de M. Thwaites , qui écrit elle-même une grande
partie des articles politiques. De là le nom de journal de
ma grand' maman donné à X Herald par ce méchant
M. Bar nés.
Le Moniing-News s'est fondé sur les ruines du Guar-
dian and Public Ledger, qu'il suit de près sur le chemin
de la tombe. Le Morming-Post est l'organe avoué du
parti conservateur. C'était la propriété des MM. Byrne ,
dont l'un est mort du choléra en 1832. Cette mort amena
la vente du journal pour la somme de 24,000 liv. sterl.
à X éléphant appiivoisé eX. autres gens du même parti. La
circulation du Post n'est pas considérable , mais comme
il a accès dans les cercles aristocratiques , les annonces y
sont payées très-cher, ce qui procure un certain bénéfice.
M. Wallon est le rédacteur de ces articles politiques qui
;J32 LES tcniVAiNS
sentent la rage et qui perdent par là beaucoup de leur
eflfet.
Mais le matin est déjà passé , voyons les journaux qui
précèdent ou suivent le coucher du soleil.
De tous les journaux qui paraissent dans l'après-midi ,
le Globe est le plus remarquable depuis l'accession des
whigs au pouvoir. Le Globe est rédigé par M. Gœrton ,
compilateur d'un dictionnaire biographique, et de quel-
ques autres ouvrages. Ce M. Gœrton n'a cependant été
que le zéro du Globe depuis quatre ans , car les articles
politiques venaient régulièrement au journal des bureaux
des lords Palmerston et Melbourne. On l'appelle V^lbiim
de Cupidon , parce qu'il est rédigé en quelque sorte par
lord Palmerston , surnommé lui-même Cupidon. Si le
dieu Cupidon ne remonte pas sur son trône, le Globe... 5
mais n'anticipons pas sur l'avenir.
Le Counierna. pas de principe politique, et de toutes
les filles qui courent dans les rues, c'est assurément la pire.
Entre tous ceux qui écrivent dans ses colonnes , on cite un
des rois de l'Europe. Si le lecteur veut bien parcourir le
Courrier à la date du 29 mars 1833 , il y verra , sous la
forme d'un article de rédaction , la défense d'un roi par
lui-même, défense certainement satifaisanteet concluante.
Depuis un an, le Courrier a été rédigé par M. James
Stuart , écrivain écossais de talent, et auteur d'un Voyage
pittoresque aux États-Unis. Ce M. James Stuart fit par-
ler de lui, il y a quelques années, par son duel avec sir
Alexander Boswell. Si nous faisons allusion aux affaires
privées de M. James Stuart, c'est pour détromper le public
sur ce qui a été dit récemment encore du degré d'influence
qu'exerce aujourd'hui sur le journal son nouveau rédac-
teur j car on a répandu le bruit , et Ton croit encore ,
excepté en Ecosse, que M. James Stuart n'a accepté la
DE l.\ PUESSE ri:niuDIQlE DE LONDRES. 333
rédaction du Courrier que pour y chercher une occupa-
tion d'esprit propre à le distraire du duel dont nous venons
de parler. Un homme si honorable , si riche ^ si digne ,
vous dit-on, n'aurait jamais accepté la rédaction d'un jour-
nal sans la plus parfaite liherlé d'action, d'où l'on conclut
que la complète indépendance du Courrier est garantie
par l'indépendance de son principal rédacteur. Ces asser-
tions peuvent être vraies en thèse générale 5 mais nous ne
croyons pas pouvoir nous dispenser d'informer nos lec-
teurs que M. James Stuart ne possède plus la moindre
propriété 5 tous ses domaines d'Ecosse et toute sa fortune
ayant été absorbés dans d'imprudentes spéculations à l'é-
poque'de la panique commerciale. Le Coiurier s'est jeté
dernièrement aux pieds du duc de Wellington. Sa Grâce
n'a pas daigné le ramasser.
Le Sun est un journal de médiocre réputation. 31.
Murdo Yuong est le propriétaire de cet astre du soir. Il a
aussi trouvé faveur auprès des vhigs et combat vigou-
reusement pour eux. Le Standard appartient à M. Bald-
win. Il est rédigé par M. Gifford et le célèbre Maginn.
Ce journal est un autre exemple de ce que peut la seule
vertu du style; car il est parvenu à se créer un débit
assez considérable , malgré tous les désavantages d'une
cause mourante.
Enfin nous devons donner un coup-d'œil à celte im-
portante division de la presse métropolitaine : les jour-
naux du dimanche. Les journaux quotidiens observant
religieusement le repos du sabbat ont abandonné ce jour-
là aux spéculations de la presse hebdomadaire.
Voici d'abord le colosse de cette famille , le Dispatch.
C'est la propriété de M. Haimer d'Hatton-Garden qui a
acquis plusieurs milliers de livres sterling par son succès,
et qui en avait besoin. Le principal rédacteur est un
;i34 LES ËCRIVAlJJS
M. Williams , qui écrit les premiers articles et la lettre
signée : Publicola. Ce M. Williams était autrefois lieute-
nant de vaisseau. C'est dans la marine qu'il a puisé ses
idées sur l'horrible régime qui y dominait naguère et dont
le souvenir a donné à son style une si terrible énergie.
Son père était un royaliste américain , parent du général
Hayne, gouverneur distingué de l'élat de la Caroline du
Sud. M- Williams a été aussi l'éditeur d'une édition des
Saisons de Thomson et du Paradis Perdu de Milton ,
ainsi que l'auteur d'un ouvrage original, intitulé: les
Contes du vieux M. Jeffersoji] livre que le public doit
acheter en l'honneur de l'un des plus nobles champions
qui aient jamais combattu pour la cause des libertés hu-
maines.
Supérieur par l'éclat du style, et peu inférieur par la
fermeté de ses principes au Dispatch , le Spectator a
perdu et très-honorablement perdu de grosses sommes
d'argent. M. Day, jadis célèbre marchand de cirage d'Hol-
born-Street, a eu beaucoup de rapports avec le Spectator,
dépensant avec libéralité et sans espoir de bénéfice une
partie de sa fortune pour soutenir cette brillante feuille.
Le prix du Spectator est le seul obstacle à son triomphe
sur ses rivaux. Nous lui conseillerons donc de diminuer
la largeur de son format et de laisser de côté ses articles
de littérature, d'histoire et de beaux-arts. Avec ces chan-
gemens, le Spectator pourrait être vendu au prix ordi-
naire, et sa distribution s'élèverait bientôt à six mille
exemplaires par mois. Son rédacteur est un Écossais qu'on
appelle Rlntoul.
Il y a aussi le Times des Dimanches, agréable et inof-
fensif journal, très-recherché surtout des fermiers et des
commerçans de province , et qui par consét|uent n'a au-
cune prétention politique décidée. Ce journal fut fondé
DE LA PHÊSSE PÉRIODIQUE DE LONDHES. 335
par M. Harvey dont les articles énergiques lui valurent
un succès de deux mille exemplaires par semaine. M. Har-
vev le céda pour 7,000 liv. st. et une rente annuelle
de 400 liv. st. dont il jouit aujourd'hui. Son débit est
cependant un peu tombé. M. Gaspy est le rédacteur et
en grande partie le propriétaire du Sunday Times ,
journal absurde, sans but et sans portée: Le John Bull.,
ultra-lorv et anglican exagéré, attaque ses ennemis avec
une violence très-peu chrétienne. Tantôt ironique avec
esprit, tantôt préférant une bouffonnerie grossière, il
n'a pas cessé un moment d'être fidèle à son exagération.
Il a pourtant pour rédacteur principal un romancier
spirituel, qui se pique de savoir peindre les mœurs aris-
tocratiques , quoiqu'il préfère introduire ses héros dans
les tavernes plutôt que de les aller chercher dans les
salons. Ce rédacteur est M. Théodore Hook. Le John
Bull fut fondé dans l'origine par le gouvernement -, le
trésor du moins en fit les frais pendant les six pre-
mières semaines ; mais sa rédaction , à laquelle coopé-
rèrent plusieurs écrivains distingués du Quarteiiy Re-
view, entre autres M. Croker et M. Lockhart, rendirent
bientôt ce secours superflu. Il est sans exemple qu'un
journal réussisse en si peu de tems : le soutien dès hautes
classes vaut toutes les subventions. Le John Bull est au-
jourd'hui une propriété qui a du prix ; il triompha même
d'une concurrence redoutable, leBeacon, autre journal
hebdomadaire très-satirique et très-personnel, dont on ac-
cusa Walter- Scott d'être un des rédacteurs, mais qui
mourut bien avant le célèbre romancier. Malgré le suc-
cès continu du John Bull, la mauvaise santé de M. Théo-
dore Hook lui a ôté quelque chose de sa verve et partant
de sa popularité. M. Théodore Hook eut, il y a trois ou
quatre ans , une attaque d'apoplexie à sa maison de Pul-
336 Les kcp.ivaixs
teney, ce qui le laissa dans un élat de faiblesse et d'âllan-
guissement pendant un tems considérable. La littérature
et la politique du John Bull s'en ressentirent. Cet auteur
a recouvré la santé , mais dans l'intervalle il a eu besoin
de réaliser quelques valeurs, et il a vendu une partie de
ses actions du journal pour 4,000 livres sterling.
La presse nous invite maintenant à descendre dans ses
basses régions , dans les étuves où vivent le ^ge et les
autres en fans du John-Bull. Nous réservons aussi pour
lin second article le True Su7i, le Morning Adv^ertiser,
et l'antagoniste radical du John Bull, l'Examiner, hon-
nêtes artisans de la bonne cause , sans oublier le seul
qui ose marcher visière haute avec son nom sur sa ban-
nière, le Gril de Cobbett, autrement dit le Cobbett-Re-
gistcr.
Nos lecteurs possèdent maintenant quelques renseigne-
mens sur les principaux journalistes qui se tenaient cachés
derrière leur feuille comme Thersite derrière le bouclier
d'Ajax. Les hommes honorables dont nous avons révélé
le nom et le caractère ne pourront qu'applaudir à notre
entreprise. Ce n'est ni l'instinct du scandale, ni la passion
de la haine qui nous ont portés à pénétrer dans la vie in-
térieure des écrivains de la presse périodique : notre pa-
triotisme, notre amour pour la justice et la vérité ont
été nos seuls mobiles. Si une main invisible peut lan-
cer impunément des nuées de javelines , quel patriote
osera monter à la brèche ? Qu'ils viennent en plaine
et combattre au soleil 5 il y a parmi nos Gobbet et nos
O'Connell des hommes qui suffiront pour mettre en dé-
route une armée entière de ces champions anonymes.
Si le public voulait seulement réclamer l'observation des
lois les plus simples de la science politique , et faire res-
pecter ses principes en les respectant lui-même, toutes
DE LA PHESSE PÉniOPIQUE t>E LONDRES. 337
les indëcentes personnalités dont nos journaux sont si
prodigues ne saliraient plus les bassins de la balance où
l'opinion pèse les hoemms et les choses. Les reptiles de
la presse disparaîtraient enfin dans la boue dont ils vou-
draient souiller leurs adversaires.
Disons-le tout haut (parce que c'est vrai , à très-peu
d'exceptions près) : pour s'occuper des intérêts populaires,
il faut courir le risque d'être poignardé par les sicaires sti-
pendiés de la presse. Écoulez les propriétaires de journaux ;
ils vous diront : Nous spéculons en journalisme pour ga-
gner de l'argent, nous ne pouvons prendre une mauvaise
position. Ecoutez les rédacteurs : Nous faisons comme
les avocats , disent- ils ^ nous sommes payés pour écrire
comme les avocats pour parler 5 nous écrivons pour vivre.
Tel est, à l'exception de quelques honorables écrivains in-
dépendans par leur mérite à part, tel est en général le
sens de tous leurs discours. Et cependant , rien de plus
faux que la comparaison que les journalistes voudraient
établir entre eux et les avocats. « L'avocat , dit Paley,
n'est pas coupable de mensonge parce qu'on n attend
pas de lui qu'il dise la vérité. Il est l'interprète de ses
cliens ; mais les rédacteurs de journaux parlent en leui'
propre nom , et se vantent de ne jamais céder à aucune
influence pécuniaire. Or, est-il plus excusable de mentir
avec la plume qu'avec la langue.'' Que dis-je ? Le journa-
liste qui écrit une imposture esquive le démenti direct
par lequel on arrête au moins le menteur ordinaire.
Qu'ils aient au moins le courage de leur métier. Qu'ils
ne gagnent pas sans aucun risque le prix de leurs ca-
lomnies. Il est vrai que peu de ces messieurs iraient,
moyennant un salaire, s'adresser en face à M. O'Connell
et lui dire : Tu nés qiiun gueux l surtout en présence
de ses cinq fils.
338 LES ÉCRIVAINS DE LA PRESSE PÉRIODIQUE DE LONDRES.
Pour nous , quel a été notre but en démasquant ces in-
visibles satellites du journalisme? faire apprécier ce que
vaut la virulence de la presse. Nous voulons, selon l'ex-
pression de Burke, « qu'au milieu d'une troupe de pour-
ceaux , on ne voie plus fouler aux pieds le patriotisme et
le talent. »
( Tait' s Edinhurgh Magazine.)
LES RESURRECTEURS.
En Angleterre règne un préjugé très-honorable dans
sa cause, et très-nuisible aux intérêts de la science ; le
respect pour la mort y est extrême , et rien de plus diffi-
cile que de s'y procurer un sujet. Un crime atroce, nou-
veau, d'invention toute scientifique et toute anglaise, a dii
sa naissance à cette vénération pour les tombeaux , si gé-
néralement répandue, que le peuple a pour les anatomistes
une horreur superstitieuse. A peine a-t-on su que le cadavre
d'un homme était bonne marchandise, dont on pouvait
aisément se défaire et tirer un très-haut prix : quelques
personnages audacieux ont établi leur manufacture de
cadavres. Au lieu d'aller les chercher dans les cimetières,
vieux, débiles, usés par les maladies, ils les ont faits de
leurs propres mains. Ces messieurs ont choisi avec soin
le sujet vivant sur lequel ils voulaient opérer ; et après
Tavoir étranglé de manière à ne pas diminuer sa valeur ,
ils l'ont jeté dans le commerce. On sait de quelle terreur
ces assassins par spéculation frappèrent l'Angleterre , il y
a peu d'années. Ils enrichirent la langue d'un mot, et la
liste des forfaits humains d'une variété. L'un d'eux se
nommait Burh \ leur métier, leur art, se nommèrent
burking.
Cette difficulté de se procurer des cadavres a donné
lieu à plus d'une scène bizarre à plus d'une escapade chi-
340 LES RÉSURRECTEUnS.
rurgicale ; souvent le sujet a été volé dans le cimetière \
et quelquefois le peuple ou les paysans ont arrêté le vo-
leur pris pour un Buike?'. On ne lira peut-être pas sans
intérêt le récit suivant qui donnera quelque idée des
dangers que courent en Angleterre le chirurgien et l'ana-
tomiste trop enthousiastes de leur état. Dans au^ne
circonstance de ma vie , le burlesque et le lugubre n'ont
été plus étrangement alliés.
Deux ans après ma sortie de Cambridge , j'étais élève
interne dans l'un des hôpitaux de Londres, lorsqu'une
jeune personne appartenant à une classe inférieure de la
société fut admise au nombre de nos malades. Il fut im-
possible de la sauver -, sa maladie , dont les symptômes
étaient mobiles et contradictoires, déjoua tous les efforts
des plus célèbres médecins ; on lui fit subir plusieurs trai-
lemens qui ne diminuèrent pas ses souffrances : ceux-ci
la regardaient comme atteinte d'un afflux de sang au cœur;
d'autres attribuaient ses souffrances à un abcès interne.
Pendant quelque tems on crut que les poumons étaient
attaqués; puis on crut reconnaître de nouveaux symp-
tômes : c'étaient, tantôt un désordre organique, un dé-
rangement des fonctions internes, tantôt un mal hérédi-
taire. Au milieu des tortures qu'on lui fit subir, des
potions , des drogues de toute espèce qu'on lui admi-
nistra, la vie dépérissait, l'ame s'enfuyait peu à peu, la
jeune fille mourait. C'était une énigme d'un intérêt puis-
sant pour les maîtres et pour les élèves ; le médecin en
chef soutenait toujours que c'était une affection secrète
du cœur : on dissertait beaucoup, on consultait Boërhaave
et Corvisart; on appelait les docteurs les plus instruits,
et cependant la jeune fille s'éteignait.
Lorsque les parens apprirent qu'on désespérait de la
sauver, ils soupçonnèrent que les médecins tenteraient
LES RÉSURRECTEURS. 341
l'autopsie du cadavre. Pour prévenir cet attentat, ses
deux frères exigèrent la translation de leur sœur , quel-
que malade qu'elle fût, dans la maison de leur père;
en vain leur fit-on observer que la fatigue du transport
hâterait les progrès de la maladie 5 on exagéra même la
faiblesse de la malade et le danger qu'elle pourrait cou-
rir : les frères furent inflexibles. L'an d'eux se fâcha; et
toute l'éloquence que j'employai pour l'apaiser fut inu-
tile-, enfin s'emportant contre nous , il parla de l'hôpital
comme d'une boucherie humaine, des médecins et des
élèves comme d'assassins exécrables.
« Croyez-vous , s'écria un interne , que ses invectives
irritaient , que si nous avions envie d'en faire ce que vous
supposez , nous ne saurions pas la retrouver ?
— C'est ce que nous verrons, » répondit l'Hercule au
poing noueux en agitant son bras d'une manière signifi-
cative !
La jeune fille fut tirée de sou lit , placée dans une voi-
ture , et transportée chez son père à cinq lieues de Lon-
dres. Dix minules après elle avait cessé d'exister.
«Vraiment, dit le médecin en chef quand nous re-
çûmes cette nouvelle , je donnerais cinquante livres ster-
ling pour savoir si je me suis trompé sur la maladie de
cette pauvre fille.
Un groupe d'élèves et de jeunes médecins qui venaient
d'entendre ces paroles se forma aussitôt dans un coin de
la salle. Nous avions pris le plus grand intérêt à cette
maladie, et notre curiosité n'était pas moins vive que
celle du médecin en chef. A nos risques et périls , et
malgré l'air menaçant et les adieux peu encourageans des
deux frères , notre complot fut aussitôt formé : nous ju-
râmes de déterrer le cadavre de la jeune fille et de satis-
faire le désir témoigné par notre chef. Sans nous encou-
XIII. 22
342 LES RÉSURRECTEURS.
rager dans une entreprise que les tribunaux auraient pu
châtier , il se contenta de me dire , en me frappant sur
l'épaule :
<( Diable! c'est dangereux, je ne vous le conseille pas.»
C'était absolument comme s'il nous eût dit : Allez , mes
amis, et tachez de réussir.
Nous voilà donc réunis en conciliabule secret , dans la
chambre de l'un de nos camarades où se trouvaient deux
autres élèves internes, deux garçons d'amphithéâtre et un
de ces hommes que l'on appelle grahs , et dont la profes-
sion spéciale est de vendre des sujets. Un affidé nous
avait donné des renseignemens certains sur la place
qu'occupait la tombe de la jeune fille. Trois jours après
l'enterrement nous paj times dans une voiture de remise,
dans laquelle nous avions déposé tous les ustensiles néces-
saires à notre expédition j malheureusement le grab sur
lequel nous comptions avait passé la journée à boire avec
ses amis : sa tète n'était plus saine j il pouvait à peine se
traîner, et nous dûmes renoncer à son secours. Tous ses
confrères étaient ce qu'on appelle en tournée. Je me sou-
vins d'un pauvre Irlandais nommé Bob , qui faisait quel-
quefois des commissions pour les élèves de l'hôpital et
qui se distinguait par deux qualités prononcées : l'amour
de la paresse et celui de l'eau-de-vie. On appela Bob,
on lui promit une demi-guinée, deux bouteilles de sa
liqueur favorite, on flatta sa vanité irlandaise 5 nous par-
vînmes ainsi à triompher de sa répugnance pour l'œuvre
funéraire qui lui était proposée. Il connaissait le mar-
chand de sujets , qu'une indisposition bachique re-
tenait au lit; il lui emprunta quelques-uns des instru-
mens de son métier : un grand sac destiné à renfermer
notre conquête , et un levier de fer , en cas de besoin.
Une fois entassés dans le carrosse et sur le siège du co-
LES RÉSURRECTEURS. 343
cher, nous partimes. Les idées de Bob étaient sombres:
superstitieux comme tous ses compatriotes, il était déjà
prêt à renoncer à l'expédition et aux bénéfices qu'elle lui
promettait; son courage ne se retrouva qu'au fond d'une
bouteille recouverte d'osier et remplie d'eau-de-vie, dont
les doses réitérées dissipèrent ses vapeurs noires. Bob
devint le plus courageux d'entre nous-, il ne parla plus
que de son audace , il insulta les morts, il se joua des
squelettes, il s'amusa comme un damné du sacrilège qu'il
allait commettre.
Il était neuf heures du soir quand nous partîmes; le
tems avait été capricieux pendant toute la soirée ; tour
à tour la lune brillait , la pluie tombait, le vent sifflait, les
éclairs apparaissaient au loin. Le disque de l'astre se mon-
trait-il au milieu du nuage qui l'avait voilé quelque tems •
nous tremblions que les ténèbres protectrices ne se dis-
sipassent pour nous livrer à la merci des adversaires dont
la vigilance nous effrayait. Il me semble que l'amour de
la médecine ne fut pas le seul motif qui nous détermina-
l'entreprise était singulière, bizarre, funèbre; elle pou-
vait ne pas se représenter deux fois. Nous nous étions
vantés de rapporter ce sujet en dépit des menaces des
parens , nous tenions à honneur de tenir notre parole :
il y avait un peu d'étourdissement et de bizarre folie
dans toute cette affaire; quand j'y pense, aujourd'hui,
j'avoue que j'ai quelque regret de l'avoir achevée. Le
médecin en chef, en nous parlant de danger , avait peut-
être aussi stimulé notre courage , nous tenions à répondre
à son appel.
Le bavard irlandais (et personne n'est plus bavard
qu'un homme de ce pays), à chaque nouvelle gorgée
d'eau-de-vie , devenait plus fanfaron ; nous nous étions
accoutumés au feu roulant de son patois, comme au
344 LES RÉSURRECTEURS.
roulis de la voiture; mais quand nous atteignîmes celte
partie de la route où notre voiture devait s'arrêter , lors-
que nous aperçûmes la petite église verdâtre et moussue
de Wimbledon , la loquacité de Bob devint moins bril-
lante ; son audace s'amortit, son beau feu vint à s'éteindre ,
il s'enfonça dans la voiture d'un air sombre qui ne nous
promit pas une coopération bien active. Ce petit clocher
grisâtre , qui se dessinait vaguement sous la clarté de la
lune , semblait une sentinelle attentive , placée là pour
suWeiller les tombeaux dont nous allions violer la sain-
teté. J'ajouterai même, pour être véridique, que la pol-
tronnerie de Bob était devenue contagieuse j nous avions
déjà perdu une partie de notre audace , nous commencions
à comprendre qu'il y avait dans notre expédition quelque
chose de périlleux , et que nous n'avions pas calculé avec
soin les hasards auxquels elle pouvait nous exposer. Si
les deux frères , gaillards qui ne plaisantaient pas , s'étaient
avisés de veiller eux-mêmes sur la conservation du ca-
davre!... Comment s'y prendre.'^ personne d'entre nous,
excepté Ernest , mon confrère , n'avait assisté à une exhu-
mation 5 nous devions être, en ce genre, d'assez mauvais
ouvriers.
Un profond silence régnait dans la voiture, silence
significatif. Le confortatif dont l'Irlandais avait fait usage
ne nous fut pas inutile; et lorsque nous descendîmes,
une demi-ivresse nous avait rendus un peu plus insou-
cians sur l'avenir. Nous ordonnâmes au cocher d'entrer
dans une avenue étroite, à peu de distance du cimetière.
Il vint nous ouvrir. La cloche de l'église tintait lentement
minuit.
<( Allons, Bob, il faut descendre.
■ — Descendre, monsieur , descendre , certainement, je
vous entends bien.
tES r.ÉSLP.P.LCTF.URS. 345
— Allons , dépèchez-vous.
— 11 fait froid , mes petits sei(jneurs , dit Bob dans son
patois d'Irlande 5 c'est une triste nuit, une désagréable
nuit. » Nos yeux parcouraient l'avenue obscure où nous
cherchions à reconnaître si quelqu'un ne nous observait
pas.
« Je suis glacé, reprit Bob.
— Vieux poltron! déjà effrayé? Allons, emportez-le
sur vos épaules , et marchez devant nous.
— Oh! mes petits seigneurs, en vérité, lorsque j'y
pense 5 c'est chose cruelle, ajouta-t-il d'un ton dolent,
d'aller tourmenter la pauvre créature dans son grand som-
meil. ))
Il prononça ces mots d'un air pathétique.
« Encore un peu d'eau-de-vie , Bob -, qu'en dites-vous ?
— Non, non , votre honneur!... »
Son refus acheva de nous décourager. Peu s'en fallut
que nous ne reprissions place dans la voiture, et que
nous n'abandonnassions notre projet ^ mais tous nos
camarades en avaient été instruits, et, à notre retour,
quelles railleries nous auraient accueillis ! La crainte du
ridicule balançait ainsi la terreur funèbre qui s'était em-
parée de nous, et nous nous arrêtâmes au coin de la
grande route à laquelle l'avenue aboutissait 5 Mérival sif-
flait ; Ernest faisait quelques observations assez déplacées
sur la tristesse des cimetières, surtout à l'heure de mi-
nuit. J'essayai cependant de ranimer un peu le courage
de mes camarades.
« Notre affaire sera bientôt faite, leur dis-je: la fosse
ne doit pas être profonde ; nous en serons quittes en moins
d'une demi-heure, dépéchons-nous.
— Mais diable, interrompit Mérival en croisant les
bras ^ si ces deux coquins de frères sont là ?
346 LES RÉSURRJïCTtaîRS.
— Ils sont taillés en force , comme vous savez , mur-
mura Ernest. »
Nous nous mimes en route •, Bob , qui nous servait d'a-
vant-garde, titre qu'il méritait parce qu'il nous devançait
de trois pouces environ , devint immobile , laissa retomber
le sac , éleva ses deux mains , et tendit le cou comme pour
prêter l'oreille.
« Silence, silence, sur mon salut, il y a quelque chose
par ici ! »
Nous nous arrêtâmes, et nos figures pâles se contem-
plaient mutuellement; nous n'entendions que le bruit
sourd des chauve-souris qui fuyaient au-dessus de nos
têtes.
« Sur mon ame , sur mon ame, répétait Bob, on a
parlé du côté de la haie 5 chut !
— Imbécille, taisez-vous : mes amis, il faut en finir,
au lieu d'écouter cet idiot , et nous dépêcher ; minuit vient
de sonner, le jour nait à quatre heures, et je crois qu'il
va pleuvoir. »
Quelques lourdes gouttes de pluie frappèrent le feuil-
lage; la chaleur de l'atmosphère annonçait un orage. Nous
atteignîmes la muraille du cimetière qu'il nous fallut es-
calader ; heureusement elle n'était pas très-haute. Ici notre
compagnon irlandais recommença à nous tourmenter. Je
lui avais dit de déposer son sac , de grimper sur le mur et
de voir si le cimetière était tranquille , s'il n'y avait per-
sonne pour nous observer, s'il pouvait découvrir enfin
une fosse nouvellement creusée. Il fit bien des difficultés 5
je le menaçai de mon bâton et je le vis enfin à cheval sur
le mur. Il s'y trouvait à peine , lorsqu'un éclair suivi de
deux violens éclats de tonnerre vint jeter le trouble dans
l'esprit de notre Irlandais. Il multiplie ses signes de croix,
ses Pater et ses Aye^ il chancelle et tombe à nos pieds.
LES RÊSUnRECTEURS. 347
« Ah ! messieurs, messieurs, disait-il étendu par terre ,
est-ce que tous laisserez la pauvre créature hors de sa
fosse , ou la remettrez-vous en terre chrétienne lorsque
tout sera fini? Sur mon honneur et saint Patrick, je ne
consentirai jamais , moi
— Teriez, Bob, vous nousennuvez, ajoulai-je en tirant
de ma redingote deux pistolets dont je m'étais muni 5
nous avons fait prix avec vous , faute d'avoir pu trouver
sous notre main un homme moins niais. Maintenant, co-
quin , laissez-nous tranquille , si vous ne voulez pas rece-
voir une balle dans la cervelle ; entendez-vous , Bob ?
— Un peu de patience, mes gentilshommes, ne me
tuez pas , bons messieurs. Je suis Araiment malheureux
d'èlre venu avec vous.
« Allons, pas d'explication ; remontez, déposez le sac
dans le cimetière et attendez-nous. »
Tout cela fut exécuté, et bientôt nous nous trouvâmes
dans le cimetière. Rien ne bougeait ; mais les éclairs bril-
laient , jetant par intervalles une flamme rouge et passa-
gère qui nous révélait les tombes blanches , la verdure
noire du lierre qui tapissait la vieille église, et notre pro-
pre armée , tremblante de froid et de peur , venue pour
accomplir le sacrilège. Les sentimens de malaise , j'allais
dire de remords , qui nous pénétraient tous, me sont en-
core présens. Il n'v avait pas de tems à perdre ; je laissai
mes compagnons cachés dans l'ombre que projetait la mu-
raille, et j'allai à la découverte. Les instructions que j'avais
reçues étaient précises, et je reconnus sans peine le tom-
beau que nous cherchions -, je rejoignis ensuite mes com-
pagnons qui m'attendaient. La pluie tombait par torrens,
un froid glacial nous avait pénétrés 5 nous vidâmes pres-
que entièrement nos bouteilles , et comme le courage de
Bob avait cruellement fléchi, nous parvmmes, en le gri-
SÀS Î.ES nÊSUtllVECTECnS.
sant, à lui ôter tout souvenir du lieu où il se trouvait,
et de l'opération dont il allait partager les périls. En un
clin-d'œil il dénoua le sac , en tira les instrumens et se
mit à travailler avec une énergie incroyable. Nous l'ai-
dâmes de notre mieux , mais nous faisions beaucoup moins
d'ouvrage que lui. La pluie cessa, les éclairs ne brillè-
rent plus; seulement le tonnerre grondait en s' éloignant,
comme si la colère céleste eût, de la profondeur des
nuages, jeté son anathème sur nous. L'obscurité était
complète. A force de creuser, nous avions cependant en-
levé trois pieds de terre : ce n'était encore que la moitié
de notre tâche ; ce qui nous découragea un peu.
« Ah ! par les os de saint Patrick , s'écria Bob : il sera
huit heures du matin que nous n'aurons pas fini. »
Nous étions de fort mauvaise humeur, et nous com-
mencions à maudire le Don-Quicholisme scientifique qui
nous avait amenés au cimetière de AVimbledon , lorsqu'un
bruit subit, et qui semblait partir de très-près, se fit en-
tendre. Chacun de nous laissa tomber ses armes , et pen-
dant une ou deux minutes , nous restâmes muets , immo-
biles, dans une attente pleine de crainte. Notre rayon
visuel ne s'étendait qu'à une circonférence de deux ou
trois pouces , mais nous entendions un bruit de pas qui
marchaient sur le gazon et qui s'approchaient.
Le promeneur solitaire était tout simplement un âne
que quelque paysan économe avait renfermé dans le ci-
metière, et qui , tout en se régalant de chardons, arrivait
jusqu'à nous. Noire occupation était trop sérieuse, et
nous étions trop pressés pour éprouver la moindre envie
de rire. Dieu sait de quelles épithètes Bob chargea ce
pauvre animal , et combien de tems il nous fallut pour
lui faire reprendre son ouvrage-, il s'y remit cependant.
En moins d'une demi-heure , nos pieds touchèrent le cou-
I
Les TiÉsunftF.ctËrftS. 340
verrle du cercueil : des cordes furent disposées de ma-
nière à \e soulever et à l'attirer vers nous.
Nouvel effroi ! Un homme marche, une voix humaine
se fait entendre, ce double son était distinct ; terrifiés ,
nous nous couchâmes à terre, et dans une anxiété qu'il
est facile de comprendre, nous attendîmes. Cinq ou six
minutes s'écoulèrent : tout rentra dans le calme ^ nous
respirâmes plus librement. La portion la plus redoutable
de notre entreprise sacrilège n'était pas accomplie ; nous
y travaillâmes courageusement. Après avoir bien regardé
autour de nous, nou» fîmes jouer les instrumens de fer
que nous avions apportés pour détacher le couvercle du
cercueil : bientôt la lune blanche vint tomber sur la pau-
vre habitante de cette dernière demeure; nous la soule-
vions déjà quand Ernest s'écria en la laissant retomber :
« Ah ! les voilà ! »
Sa main, qu'il posa sur mon épaule , tremblait violem-
ment j je regardai du côté vers lequel son œil se dirigeait,
et je n'aperçus que trop distinctement un homme , si
ce n'étaient deux hommes, s' avançant à pas de loup le
long du mur.
« Nous sommes découverts , m'écriai-je avec tout le
calme dont je fus capable.
— Ils vont nous assassiner , reprit Ernest.
- — Prétez-moi un pistolet , dit Mérival , que j'aie une
balle poiu' me défendre. »
Bob avait entendu notre effrayant colloque : une hor-
reur stupide respirait sur sa figure. Je crois que j'aurais
ri volontiers même dans cet instant, à l'aspect de ses pe-
tits yeux noirs et brillans, de son nez rouge et retroussé
que la lune argentait, et de sa bouche entr'ouverte qui
laissait voir une double rangée de dents blanches cla-
quant les unes contre les autres.
350 LES RÉSÎiRRËCÎEURS.
(( Chut ! chut ! m'écriai-je en armant mon pistolet. »
Mérival m'imita 5 pour nous achever, la lune sembla
prendre parti contre nous et nous dérober le faible reste
de clarté qu'elle nous avait distribué avec tant d'avarice j
avant de se retirer sous son alcôve de nuages , elle nous
laissa voir deux autres hommes qui s'avançaient dans une
direction opposée.
« Nous sommes cernés , » s'écrièrent deux d'entre nous.
Nous nous levâmes, environnés d'une obscurité si pro-
fonde, que nous ne pouvions pas voir nos camarades.
« Où sont-ils, cria une grosse voix, je suis bien sûr de
les avoir vus ? Oh! les voilà , les voilà ! répondez donc. »
C'en était assez : nous prîmes tous la fuite , et nous
partîmes dans des directions différentes , comme le petit
plomb s'écarte en sortant de la bouche du pistolet. J'en-
tendis une explosion, et sans savoir où j'allais, me voilà
courant à travers les tombeaux, tantôt glissant et roulant
sur le gazon humide, tantôt me heurtant sur une pierre
sculptée , toujours poursuivi par les pas d'un homme et
sentant son haleine sur mon épaule , mais sans savoir si
c'était un ami ou un ennemi. A la fin , je rencontrai une
grille qui m'arrêta, je tournai autour d'elle, et voyant
qu'elle était ouverte des deux côtés, je me pliai en deux
et me cachai sous l'abri d'une vaste pierre monumentale
qui se trouvait dans l'intérieur de la grille. Alors je cessai
d'entendre les pas de la personne qui m'avait suivi : uiï
cri étouffé , un sourd murmure , le bruit que fait un
corps en tombant dans l'eau, celui d'un homme qui se
débat sourdement attirèrent mon attention 5 sans doute un
de mes camarades avait été blessé. Mais que faire? je ne
savais môme pas de quel côté il se trouvait : les gémisse-
mens continuaient, la nuit était noire. C'est une heure
qu'il me sera impossible d'oublier j je me traînai lente-
LES UËSURRECTEUftS. 361
ment à travers les gazons mouillés , la mousse et les bran-
ches d'arbres , n'osant pas même respirer, rampant sur
mes pieds et sur mes mains, et ne sachant si un second
coup de pistolet ne m'attendait pas au moment où je re-
lèverais la tète. Belle position, en vérité! Qu'étaient de-
venus mes camarades? serais-je obligé d'attendre ainsi le
lever du jour ? Que devenir enfin ? Ces idées roulaient
dans mon esprit , et je m'étonnais du repos et du dlence
profond qui semblaient régner autour de moi , lorsque le
même barbotage attira encore mon attention. Ce bruit
avait l'air de partir d'assez près, et les sons étouffés d'une
voix humaine s'y mêlaient.
« Mon doux Jésus! c'est un meurtre, c'est un vrai
meurtre, je suis tué ; sur mon ame, je suis achevé. » C'é-
tait Bob ; je reconnaissais sa voix. Mais je ne savais dans
quelle direction marcher pour le retrouver 5 son mono-
logue recommença.
« Qu'as-tu fait là, misérable.^ comment t'es-tu con-
duit? mérites-tu que le bon Dieu s'intéresse à toi? Va,
tu n'es qu'un pécheur, et tu brûleras plus tard! N'en
avais-tu pas assez fait dans ta vie? Et tu viens encore
voler des cadavres ? Oui , Dieu te revaudra cela , et quand
lu seras mort, tu seras traité comme cette pauvre créa-
ture, infâme !... Ah! mon Dieu, mon Dieu, suis-je tué ou
noyé ? ))
Il me sembla encore que l'on se débattait dans l'eau,
et que l'éloquent orateur faisait une pause.
« n fait un froid ici ! Doux Jésus , vous n'étiez pas plus
mal à votre aise sur la croix! Quel bain! ah! mon
Dieu, quel bain !...
— Bob , Bob , » murmurai-je assez doucement.
Profond silence.
« Bob , répondez , qu'avez -vous ? où étes-vous ?. . . »
S52 LES RÉSURRECTEURS*
Ce ne fui pas à moi qu'il répondit, mais à lui-même.
« Oui , je suis tué , mort , assassiné , noyé 5 voilà tout !
— Bob, vous dis-je , écoutez, répondez!
— Oh ! Bob , Bob ! vous pouvez crier tant que vous
voudrez, allez au diable j je veux être pendu si je vous
parle, à vous.
■ — Bob , imbécille, c'est moi.
— -Ah! mon doux monsieur , c'est vous? en vérité,
c'est vous ? Eh bien ! êtes-vous tué ? qu'éles-vous devenu ?
où sont les autres? en prison?
— Mais vous , qu'est-ce que vous faites là? Bob , et de
quel côté étes-vous ?
— Un bain , un petit bain , votre honneur ! »
A quelques toises de nous, le bruit d'une lutte d'hom-
mes frappa nos oreilles 5 je distinguai la voix d'Ernest qui
criait : A moi ! au secours !
Le bruit croissait, je m'avançai à tâtons-, la main de
Bob , qui était tombé dans une fosse ouverte , me saisit
par le pied ; je l'aidai à sortir de son bain, et nous mar-
châmes du côté où la voix s'était fait entendre. Sous la
clarté vague de la lune qui venait de reparaitre , nous
découvrîmes deux hommes qui luttaient corps à corps , se
roulaient l'un sur l'autre et sans mot dire, et semblaient
prêts à s'étrangler. Quand le dernier nuage qui avait ob-
scurci l'astre vint à se déchirer , qui croyez-vous que je
reconnus ? notre cocher de fiacre , dont la figure grasse et
mafflée était pâle de terreur, et qui se battait avec Ernest.
Ce pauvre homme , étonné de ne pas nous revoir , avait
rompu son ban , désobéià nos ordres formels, et , enten-
dant du bruit dans le cimetière , il avait escaladé le mur et
s'était dirigé de notre côté. C'était lui que nous avions vu
se glisser le long de la muraille, c'était son ombre qui avait
doublé à nos yeux sa présence et le péril -, au moment même
LES RÉSURRECTEURS. 353
OÙ il allait prononcer mon nom , carille connaissait, nous
nous mîmes tous à courir comme des fous, et croyant
qu'il était tombé dans une embuscade de voleurs, il prit
lui-même la fuite et se réfuj^ia derrière une tombe : mal-
heureusement l'asile qu'il avait choisi était déjà occupé
par Ernest 5 ils se rencontrèrent , et, sans se connaître,
sans savoir pourquoi, ils se mirent à se distribuer de
violens coups de poing , dont l'un et l'autre portaient la
trace.
Quant au pauvre Bob, son roman n'était pas moins
douloureux. Il m'avait suivi en courant de toute sa force ,
et il était tombé, comme je l'ai dit, dans une fosse rem-
plie d'eau. Le pauvre garçon resta là, les pieds enfoncés
dans l'argile épaisse , n'osant élever la voix , de peur de
se faire découvrir , et plongeant ses deux mains dans les
parois humides de la fosse pour se ménager deux points
d'appui : telle était son intéressante position lorsque j'en-
tendis ses gémissemens.
Ce dénoûment nous permit de nous remettre à l'œuvre ^
le cercueil vide fut redescendu et recouvert de terre. Bob ,
que n'abandonnait jamais sa nature irlandaise, crut faire
un acte de dévotion bien méritoire en répandant sur le
couvercle de la boîte veuve de son habitante une poignée
de terre qu'il accompagna de ces paroles :
« Pauvre créature ! Que Dieu ne nous rende pas ce que
nous t'avons fait! »
Après tant de misères et d'obstacles vaincus , nous n'é-
tions pas quittes encore de tous nos embarras. Ce ne fut
pas chose facile de faire passer le sujet par-dessus la mu-
raille, et quand nous atteignîmes le lieu où nous avions
laissé la voiture, nous la trouvâmes renversée, l'un des
chevaux étendu dans le fossé , et son compagnon ruant à
merveille, Il parait que les animaux , abandonnés à eux-
354 LES RÊSURRECTEURS.
mêmes, s'étaient approchés du fossé-, et que tentés par le
gazon qui bordait l'avenue, ils avaient fini par renverser
la voiture. II fallut donc déposer le cadavre , relever le
fiacre , nous rendre maitres des chevaux -, tout cela dura
si long-tems , que le matin était arrivé quand nous re-
vîmes les faubourgs de Londres. Notre cortège , le cocher,
dont la grosse i^edingote était toute flétrie et le chapeau
perdu ^ Ernest et Mérival, qui ne se trouvaient guère dans
un meilleur état j Bob, qui dormait profondément auprès
du sac funèbre, tout cela composait une assez triste as-
semblée, et je jurai bien comme Bob, « que sur mon ame
et sur la sainte croix du Seigneur Jésus , on ne me re-
prendrait jamais à voler des cadavres. »
(Literarj Chronicle. )
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE, DES BEAUX-ARTS , DU COMMERCE, DES ARTS
INDUSTRIELS, DE l' AGRICULTURE , ETC.
^^rt(^ir4|ÇÎ(î.
Monuniens littéraires et bibliothèques de l'Espagne.
— Les rois maures, qui, pendant deux cent soixante-dix-
neuf ans, se transmirent en Espa^o^ne l'empire des Om-
niades , s'appliquèrent constamment à encourager la lit-
térature et les beaux-arts, Ashim P"^ et son AÙsir Al-Man-
sour s'en montrèrent surtout les protecteurs éclairés.
L'an 366 de l'hégyre, Al-Hakem, roi de Cordoue , fonda
la Bibliothèque de Merwan, appelée ainsi , parce qu'elle
se trouvait dans le palais de ce nom, à Cordoue; elle
renfermait plus de 60,000 volumes. Les livres y étaient
classés par ordre de matières , et les tablettes étaient or-
nées d'inscriptions appropriées à chaque genre d'ou-
vrage. Le catalogue, composé de 44 vol. in-fol., conte-
nait les titres des ouvrages , le nom des auteurs , leur
demeure, la date de leur naissance et celle de leur mort.
Ce fut la première bibliothèque ouverte au public ; c'est
donc à cette époque qu'on peut faire remonter l'éta-
blissement des bibliothèques publiques en Espagne. A
l'exemple de la capitale, Malaga, Grenade, Séville, Cadix,
Almeira et plusieurs autres villes cherchèrent à se sur-
passer par le nombre et la somptuosité de leurs biblio-
thèques, de leurs collèges et de leurs académies. Bientôt
356 NOUVELLES DES SCIENCES ,
plus de soixante-dix bibliothèques furent ouvertes au
public dans la Péninsule. On en trouve la nomenclature
et la description détaillée dans un ouvrage écrit en l'an
712 de l'hégyre, sous le titre ôi! Index Littéraire.
Les princes chrétiens n'accordèrent point aux lettres
la même protection dont les rois maures les avaient
constamment honorées. Les guerres et les intrigues poli-
tiques absorbaient alors tous les soins de la royauté. Cepen-
dant on voit de teras en tems apparaître dans l'histoire
d'Espagne un règne illustré par quelques rayons de gloire
littéraire. Alphonse X appelle à sa cour les savans de
toutes les nations et de toutes les croyances 5 non content
de les consulter et de les combler d'honneurs , il se livre
lui-même avec succès à l'étude des lettres , et laisse plu-
sieurs ouvrages remarquables , mais non sans défauts.
Un siècle après, l'Espagne produisit un nouveau phéno-
mène dans la personne de l'infant don Manuel , petit-fds
de Saint-Ferdinand, et auteur d'un ouvrage moral et po-
litique, intitulé : El coude Lucanor. Cette composition
est le fruit d'une longue expérience ^ et , en la lisant , on
est surpris de trouver dans un livre espagnol du quator-
zième siècle des senlimens philosophiques si élevés et ex-
primés dans un style aussi simple et aussi pur.
Quelques-uns des comtes de Barcelone et des rois de
Navarre, se trouvant en rapport presque continuel avec
ritalie et la Provence, ces deux berceaux de la science et
de la littérature , contribuèrent à répandre dans leurs
états les lumières qui devaient bientôt éclairer le reste
de l'Europe. C'est à ces princes que l'Espagne doit ses
plus anciennes universités , celles de Lérida , de Tarra-
gone , etc. Pierre lY d'Aragon appela à sa cour les poètes
et les troubadours les plus célèbres. Lui-même composa
eu didlecle limousin plusieurs poème» qui sont venus
DU COMMERCE, DK l'iNDUSïRIE , ETC. 357
jusqu'à nous. Jacques le conquérant , aussi redouté des
Maures qu'aimé et respecté de ses sujets , sacrifiait éga-
lement aux Muses. On vit sous son règne fleurir quelques
poètes célèbres, tels que : Mosen Tordi , Mosen Jayme,
Febrer , Raymondo de Montanes , etc. La découverte de
l'imprimerie et la réunion de toutes les provinces espa-
gnoles sous le sceptre de Ferdinand et d'Isabelle vint
donner une nouvelle impulsion à cet élan. Isabelle fonda
des écoles, mit les sciences en honneur à sa cour, proté-
gea lessavans, les éleva aux premières dignités de l'état ,
et les combla de richesses. Elle offrit des privilèges de
toute espèce aux imprimeurs qui venaient s'établir dans
la Castille ; elle encouragea les entreprises littéraires, en
acceptant et récompensant les dédicaces. En un mot, la
littérature et les sciences qui jusque-là avaient été confi-
nées dans quelques cloîtres inlolérans et superstitieux, se
répandirent dans toutes les classes de la société , et prin-
cipalement dans la noblesse. En jetant un coup-d'œil sur
la liste des poètes placée en télé de la première édition
du Romancero gênerai, imprimé à Séville au commen-
cement du règne de Charles-Quint, on y voit figurer, au
milieu d'une foule de noms illustres, l'amiral de Gastille,
cousin du roi Ferdinand, les ducs d'Albe, d'Albukerque,
de Medina-Sidonia 5 les marquis de Villena, de Vêlez, de
Villa-Franca -, les comtes de Benavente , de Coruna, de Cas-
tro, de Feria, de Huro, de Pavidez et de Rivadeo. Les ar-
chives et les bibliothèques publiques furent l'objet spé-
cial des soins de l'illustre souveraine 5 elle fonda à Sala-
manque une bibliothèque publique destinée aux étu-
dians qui suivaient les cours de l'université, et exigea
que tous les couvens et toutes les cathédrales ouvrissent
leurs bibliothèques aux investigations du public.
Cependant , au milieu de cette sollicitude royale pour
XIII 23
358 NOUVELLES DES SCIENCES ,
la littérature , rien n'était tenté , soit pour arracher aux
outrages du tems et aux ravagés de la guerre les restes pré-
cieux des traditions nationales, soit pour les placer dans
un ordre qui facilitât les recherches des érudils. C'est la
bibliothèque de l'Escurial qui fut le premier établisse-
ment fondé dans ce but. Philippe II , en construisant ce
vaste édifice , y fit réunh- une bibliothèque destinée à
l'usape des moines qui devaient Thahiter. Dans l'espace
de deux ans, cette bibliothèque offrit une collection des
plus précieuses. Philippe III , à son avènement au trône ,
ne négligea rien pour réunir dans les salles de l'EscUrial
les richesses littéraires éparses dans le reste de l'Espagne.
En 1611 , des vaisseaux espagnols qui croisaient sur les
cotes de Barbarie s'emparèrent près de Salé de deux na-
vires appartenant au roi de Maroc , Muley-Zeidan. Par-
mi les objets qui composaient la cargaison de ces deux
navires se trouvaient plusieurs caisses contenant trois
mille volumes que ce prince, ami et prolecteur des let-
tres, avait fait acheter dans l'Orient. Muley-Zeidan fut
très-sensible à cette perte , et offrit de racheter les vo-
lumes capturés pour une somme de 70,000 ducats d'or.
Le roi d'Espagne demandait en outre la mise en liberté
de tous les chrétiens qui se trouvaient alors en esclavage
dans l'empire de Maroc. Le prince maure y consentit, et
sans la guerre civile qu'excita à cette époque la révolte de
Muley-Seikh, neveu de l'empereur, l'Espagne eût perdu
pour toujours ce trésor littéraire. Malheureusement, plus
de la moitié des volumes qui le composaient fut consumée
dans l'incendie qui , en 1 671 , détruisit une partie de l'Es-
curial 5 mais ce qui reste suffit encore pour former la
collection la plus riche du monde.
La bibliothèque de l'Escurial forme trois grandes di-
visions : la bibliothèque d'en bas , celle d'en haut , et celle
DU COMMERCE , DE l'iNDUSTRIE, ETC. 359
des manuscrits. La première, qui est la plus considérable,
se compose de trois salles dont l'une a cent quatre-vin^jt-
dix pieds de long sur trente-deux de large. Les casiers
sont magnifiques et faits en bois précieux. Le nombre
des volumes qu'elle renferme est de 1 8,000 environ , dont
700 manuscrits grecs , latins ou espagnols. Quelques-uns
datent des septième et huitième siècles. On y voit une
copie faite au commencement du quatorzième siècle du
fameux livre intitulé : la Histovia del Conde Ferran
Gonzalez, l'un des plus anciens monumens de la litté-
rature espagnole. C'est l'histoire d'Espagne depuis l'in-
vasion des Goths jusqu'en 967. Il s'y trouve encore un
recueil de poèmes et de chroniques composé par un
rabbin nommé don Santos Carrion. Il est difficile d'ap-
précier la valeur des ouvrages contenus dans cette partie
de la bibliothèque , parce qu'on a négligé d'en dresser le
catalogue.
La bibliothèque d'en haut contient à peu près le même
nombre de volumes que la première. Elle a été destinée
à lui servir d'annexé , et se compose des mêmes élémens.
Les livres que l'on montre en général aux étrangers sont
quelques Bibles gothiques richement enluminées. Mais
lorsque les moines reçoivent des visiteurs dont la foi
n'est point suspecte, ils se montrent un peu plus com-
municatifs 5 c'est ce qui arriva lors de ma visite à l'Es-
curial. Le frère bibliothécaire, qui me connaissait pour
être catolico apostolico y romnno , me jeta un coup-
d'œil d'intelligence, et me faisant signe de le suivre, me
' conduisit mystérieusement dans une espèce de chapelle.
Là , ayant tiré un rideau, il me montra un livre écrit ,
dit-il , de la propre main de saint Augustin , un autre
écrit par saint Chrysostôme , et plusieurs par santa Fer-
rera de Semo,
360 NOUVELLES DES SCIENCES ,
La partie la plus importante de la bibliothèque de l'Es-
curial est celle des manuscrits. La salle qui les renferme
est spacieuse , et les casiers sont d'une grande beauté.
Les manuscrits arabes , à en juger par le catalogue , sont
loin de la remplir en tolalilé. On y a déposé aussi un
grand nombre de manuscrits grecs et latins 5 mais l'un
des principaux objets que l'on montre aux curieux dans
cette salle, est un koraii écrit au milieu du neuvième siè-
cle, en lettres de couleur, pour l'usage de l'un des pre-
miers rois de Cordoue. Le révérend père, chargé du dépar-
lement des manuscrits , souvent embarassé de répondre
aux nombreuses questions que je lui adressais, trouva
plus simple de me confier les clefs et de me laisser maître
d'examiner à mon aise ce qui me conviendrait. Profitant
de la permission, j'examinai surtout les manustrits ara-
bes. Le premier volume que j'ouvris était une copie ma-
pnifique des Sept Moallahats , avec un commentaire par
Abou abd-Allah Mohammed al-Ansâri de Cordoue. C'est
un in-f° de 200 pages , écrit très-fin , et inconnu en Eu-
rope. Ibn Al-Khalib et Al-Kodhâi, biographes espagnols,
en font le plus grand éloge. Je vis aussi un commentaire
sur le poème de Shanfar, par Abou'l Kasim Moham-
med ben Omar az-Zamaskhari : cet ouvrage n'existe dans
aucune bibliothèque publique d'Europe. Si le savant
orientaliste français, M. le baron Sylvestre de Sacy, avait
pu le consulter pour la traduction du poème de Shanfar,
publiée dans le 2* volume de sa Chrestomalhie arabe, il y
aurait sans doute trouvé l'explication de plusieurs pas-
sages obscurs. Voici une note des manuscrits les plus
curieux que je parcourus pendant mon excursion biblio-
graphique :
Un ouvrage intitulé : Plaisirs de la Corn>ersatio7i ou Réu-'
nion de Frères , par Omar ben Aben-AUah ar Razy , persan ,
DU COMMEUCE, ht L'FNnUSTniE, ETC. 361
qiil , dans une suite de cent narrations , contient une descrip-
tion des usages de l'Orient, ainsi qu'un grand nombre de
fables, de chansons , de sentences et de proverbes.
Un autre ouvrage intitulé : Fruit des Princes., ou Délices
des hommes élégans , par le docteur Alniiet ben JMohammed
ben Arbàslia , de Damas, écrit en prose et en vers. L'autcm- y
a introduit plusieurs allégories , telles que la Relation d'une
hatciille entre Aboul Ahsal (i) ci le roi des Elêphans ; les
Pensées d'un lion solitaire , et les Maximes d'un cïiameau er-
rant. Ces deux ouvrages, d'après la marque qu'ils portent,
ont dii appartenir à un des rois de Grenade.
Un livre extrêmement rare , qui n'a peut-être pas son pa-
reil dans la littérature arabe qui possède peu de compositions
de ce genre. Il a pouj- titre Esprit et noiu^eautés en dialogues
entre des personnes professant les différens états de la vie. Il est
écrit ]iar Mohannned ben Mohammed ben Ali Al Balisy, en
l'an de l'hégyre 74G (A. D. 1345). Casiri, dans sa Bibliotheca
Escurialense , vol. H, sect. IH, donne à cet ouvrage le nom
de Comédie. Je ne me prononcerai pas aussi positivement à
cet égard ; mais j'avoue que le peu que j'en ai lu a singuliè-
rement captivé mon attention. L'auteur met en présence cin-
quante interlocutem-s pris dans tous les corps d'état ; ils exa-
minent et critiquent mutuellement leurs professions. Si l'on
pouvait vaincre les difficultés produites par ime foule de ter-
mes techniques qui ne se trouvent plus dans aucun diction-
naire, la traduction de cet ouvrage jetterait un grand jour
sur les mœurs et les usages des Arabes pendant leur domina-
tion en Espagne.
DeiLX manuscrits fort intéressans, dont l'un intitulé: No-
tices par un noble auteur , écrit par Shahàb-ad-Din Aboul
Abis Ahniet Ben Fadlil Allah Ad-Omarî ; et l'autre , Traité
sur les personnes et les qualités des habitans de V Espagne , pat
Ali ben Abd-ar-Rahmân ben Hazîl , de Grenade. Ces deux
ouvrages parlent de la poudre à canon , de l'époque de sa
(1) >i'om allégorique qui signifie père des héros ou des guerriers.
362 NOUVELLES DES SCIENCES ,
découverte , des nations qui ont coiumencé à s'en servir con-
tre leurs ennemis. Ils s'accordent à ne pas la considérer
comme une invention européenne. Ils prétendent qu'elle fut
apportée de la Chine par les Persans ; et que les Arabes s'en
servirent en l'an 71 de l'hégire (A. D. 691), lors du siège de
la Mecque par Hajâz.
Enfin un grand nombre d'ouvrages de poètes , tels que
Al-Motenabbi , Al-Bousiri , Abou'l Alâ, At-Tograi, Annou'l-
Kais, Caâb ben Zoheir , Abou Nawàs , Ibn-Malik, Abou
Zeid Ald-ar-Rahmân Al-Jayâdenî, de Cordoue, qui écrivit un
poème sous le titre de Spectateur des tems ; Schems-ad-Dîn
Abou Abd-Allah Mohammed ben Jâbir, autem- d'un poème
intitulé : Raretés pour les Aveugles et pour ceux qui voient;
Dhiâ-ad-Dhi Abou Mohammed Alid-Allah al-Kliazàraji ; Is-
maîl Mohammed ben Omar Al-Cordobî ; et Abou Moham-
med Abd-al-]Màjîd ben Abdoum , poète célèbre , c[ui , sous
le titre d'Etoile polaire des tems , écrivit un poème dans le-
quel sont racontées les aventures et les guerres d'un prince
d'une dynastie appelée Beni'l Aftâs,'cjui régna pendant quel-
que tems dans la ville de liadajoz , etc.
Je terminerai ce qui concerne les manuscrits de l'Es-
eurial, en disant qu'ils sont classés avec beaucoup d'or-
dre. On en a fait un catalogue bien raisonné ; de sorte
qu'il me fallut peu de tems pour en parcourir un très-
grand nombre. Je mettrai cependant un correctif à mon
éloge. Les manuscrits, quoique bien reliés et fort propres
extérieurement, sont remplis intérieurement de pous-
sière. Cette poussière destructive n'a point été secouée
depuis 1807, époque à laquelle don Francisco Antonio
Conde les compulsa pour composer son ouvrage sur la do-
mination des Arabes en Espagne. Outre les manuscrits por-
tés au catalogue et qui son t au nombre de 1 63 1 , il y en a plu-
sieurs d'incomplets qu'on a arrachés aux flammes. Voilà
tout ce qui reste des travaux scientifiques d'une nation
DU COMMERCE, DE l' INDUSTRIE, ETC. 363
qui, pendant huit siècles , a tenu le premier rang dans la
civilisation. Pour faire disparaître ses traces brillantes, la
main du vandalisme a seconde Feliort du tems. Par ordre
du cardinal Ximénès de Cisneros, on brûla quatre-vingt-
dix mille volumes dans les places de Gordoue; cet auto-
dafé dura plusieurs jours, et le peu d'ouvrages qui restaient
encore disparut avec les Maures, qui les emportèrent
dans leur exil. Cependant, malgré tant de pertes, la bi-
bliothèque de TEscurial renferme de riches mines à ex-
ploiter. Mais ces trésors sont perdus pour la science; le
gouvernement a toujours considéré cet établissement
comme la propriété exclusive des moines, et ceux-ci y
donnent rarement accès aux savans. Ainsi, tandis que
la Société Asiatique de Londres et les Sociétés litté-
raires de France et d'Allemagne mettent tout en œuvre
pour faire revivre la littérature orientale , il est bien rare
de trouver en Espagne une personne qui se livre à l'étude
de la langue arabe , et la seule classe où on la professe est
tenue par un jésuite qui en possède à peine les premiers
élémens.
La bibliothèque de Madrid fut fondée en 1712, par
Philippe V, qui fit don à cet établissement de sa biblio-
thèque particulière. Le nombre de volumes qu'elle ren-
ferme peut s'élever à 200,000. Il y en a environ un quart
qu'on ne montre point au public : ce sont les lihros pro-
hibidos , les livres défendus.^ Celte catégorie se compose
d'ouviages traitant de matières politiques et religieuses,
ou même d'ouvrages d'histoire et de littérature , ren-
fermant quelques réflexions peu favorables au gouverne-
ment ou au clergé espagnol. On trouve dans cette biblio-
thèque une riche collection de manuscrits espagnols ,
ainsi qu'une foule de documens originaux sur l'histoire,
la littérature et les antiquités du pays. Le nombre en a
â64 KOUVËLLES DE$ SCÎËXCfeS ,
beaucoup diminué pendant la (^,iieiTe de l'indépendance
et les troubles qui l'ont suivie; cependant il s'élève en-
core à deux mille volumes. Il Aiut citer dans cette col-
lection : un recueil de poèmes par V Arcipresle de Hita ,
l'un des plus anciens poètes espagnols 5 le fameux Lwre
du Trésor, écrit par Alphonse X, et nommé aussi le
Livre du Cadenas ; une traduction en vers de V Enéide
de Virgile , par le marquis de Villena -, c'est, dit-on, la
première traduction de ce poème qui ait paru en Europe;
El Riniado de Palacio , par Fernan Ferez de Ayala ; en-
fin les œuvres d'un grand nombre de poètes du quinzième
siècle. Aux manuscrits que je viens de citer il faut ajou-
ter une collection peu nombreuse , mais choisie , de ma-
nuscrits arabes et grecs , les premiers au nombre de trois
cents , et les seconds au nombre de deux cent soixante-
dix. Il faudrait plusieurs mois d'un travail assidu pour se
faire une idée exacte de la partie de la bibliothèque con-
sacrée aux manuscrits : elle est très-peu connue et très-
peu fréquentée. L'établissement possède encore un riche
cabinet de médailles, composé de 150,000 pièces de
toutes dimensions en or, argent, cuivre , fer, etc.
La Bibliothèque particulière du Roi, appartenant au
palais royal , n'est pas moins riche que celle dont je
viens de parler ; mais il faut jouir comme savant d'une
grande réputation et être en faveur à la cour, pour y être
admis. La Bibliothèque des Jésuites est placée dans l'in-
térieur de leur collège. Elle est très-considérable, mais ne
renferme rien de rare. Sous le règne de Charles III , lors-
que les jésuites furent chassés d'Espagne, et dans les
derniers tems sous les Cortès, on l'avait rc'unie à la Bi-
bliothèque nationale ; mais, depuis, elle leur a été rendue.
Il y a encore dans Madrid beaucoup de bibliothè(jues
publiques : les unes appartiennent à des sociétés savantes,
t)U COMMEnClî, DE l'l\DUST1\IE , ETC. 365
iranlres sont la propriélé de familles nobles, des ducs
del Infanlado , d'Osuna et de Medina-Cœli. On oLlienl
facilement des billets pour entrer dans ces dernières.
Madrid n'est pas la seule ville du royaume qui possède
ces moyens d'instruction. A Valence, Burgos , Malajja ,
Tarragone, Santiago, et dans presque toutes les capi-
tales de province, on est admis librement dans la biblio-
thèque de révéché , de la cathédrale ou de la ville. La
bibliothèque de Tolède, surtout, rivalise pour sa part
avec les plus beaux clablissemens de Madrid, hes u^rcJii-
i^es des Indes de Séville, celles de la Conrojuie d'yi-
ragon à Barcelone, celles de Siniancns ^ de la Navarre
et plusieurs autres, ainsi que les bibliothèques des nom-
breuses sociétés littéraires instituées dans toute l'Espagne
offriraient un champ inépuisable aux travaux des savans,
si le gouvernement n'avait pris à tâche, depuis plusieurs
années, de paralyser les entreprises littéraires au lieu de
les encourager. Chaque fois que j'ai visité les bibliothè-
ques de Madrid , je n'ai pu m'empêcher de remarquer
combien est petit le nombre de personnes qui les fré-
quentent. A l'exception de quelques ecclésiastiques feuil-
letant d'énormes in-folio pour en extraire une citation de
saint Thomas ou de saint Augustin , on n'y voit que des
écoliers lisant des romans ou regardant des gravures.
Espérons cependant que l'Espagne , échappée aux mains
du despotisme, marchera d'un pas rapide vers la place
qui lui est assignée parmi les nations libres de l'Europe.
Expériences pratiquées sur le thermomèlre dans la
mine la plus profonde de V Angleterre. — Le puits que
l'on creuse en ce moment à la houillère de Monkwean-
366 NOUVELLES DES SCIENCES,
mouth, près de Sunderland, a atteint une profondeur
beaucoup plus considérable que celle à laquelle on était
encore arrivé dans aucune autre mine de l'Angleterre.
Le puits , qui jusqu'ici était regardé comme le plus
profond de l'ile, est celui de Pearce qui a 1,470 pieds
de profondeur en ligne perpendiculaire, et dont 1,150
sont au-dessous du niveau de la mer. Déjà le fond du
puits de Monkweanmoulli se trouvait à 1,500 pieds
au-dessous du niveau de la mer et à 1,600 au-des-
sous de la surface du sol • il a été commencé au mois
de mai 1826, et ce ne fut qu'en 1833 que l'on trouva ,
à 1 44 pieds au-dessous de la surface du sol, la première
couche de charbon qui n'avait qu'un pouce et demi d'é-
paisseur. Après plusieurs accidens, dont quelques-uns
ont suspendu pendant plus ou moins long-tems les tra-
vaux, les ouvriers ont atteint, en octobre dernier, à la pro-
fondeur de 1,578 pieds, et lorsque les plus hardis d'entre
eux étaient complètement découragés et avaient perdu
toute espérance de rencontrer l'objet de leurs recherches,
une riche couche de charbon , que l'on a reconnue être
celle cjui est appelée dans le pays couche de Bentham, fut
découverte. On s'attend même à trouver encore au-des-
sous une couche plus riche j aussi les travaux de perce-
ment continuent-ils avec une grande activité, tout en
commençant l'exploitation de la première couche. Une
réunion d'hommes instruits est descendue dernièrement
dans cette mine, et y a fait plusieurs observations bafo-
métriques et thermométriques dont les détails sont pleins
d'intérêt.
Un baromètre placé au haut du puits (à 87 pieds au-
dessus du niveau de la mer) marquait 30" 518', et un
thermomètre, donnant 53° Fah. , porté dans les travaux
nouvellement ouverts (à 1,584 pieds au-dessous du sol)
DU COMMERCE, DE L' INDUSTRIE , ETC. 367
marqua 32", 2803'. Quatre autres galeries avalent été
creusées dans cette mine^ la plus profonde, qui avait
vingt-deux verges de longueur sur deux de large , et à
rextrémilé de laquelle arrivait le courant dair destiné
à renouveler celui de l'intéiieur, fut choisie pour les ob-
servations, au moment où les ouvriers venaient de la
quitter. La température du courant d'air qui était près
de l'entrée du puits de 62° Fah. , était de 65° près du
fond et dans la galerie, un peu au-dessus du courant,
de 68°. On arracha un morceau de charbon , et l'on mit
aussitôt dans remplacement qu'il occupait deux thermo-
mètres dont les bulbes furent recouvertes de poussier
avec soin, ils marquèrent bientôt 65"; à l'extrémité de la
galerie il y avait un petit amas d'eau , dont la tempéra-
ture était à onze heures de 70° 5 trois heures après de 69"
et demi. Un thermomètre à registre fut enfoui à 1 S pouces
au-dessous du sol et à environ dix verges de l'entrée de
la galerie-, au bout de quarante minutes il marquait 67°;
un autre thermomètre, placé de la même manière et sur
l'extrémité de la galerie, marquait après le même inter-
valle 70° Fah. ; enfin on en plaça un troisième dans un
trou encore plus profond. Examiné après un espace de
tems suffisant , il marquait 71° et demi. Deux ther-
momètres d'une grande sensibilité, plongés dans l'eau que
fournissait le courant des gaz, indiquèrent une tempé-
rature qui varia constamment de 71°, 5 à 72°, 6. En der-
nière analyse, un thermomètre placé au fond d'un trou
creusé à deux pieds et demi dans une autre galerie et
que l'on avait bouché hermétiquement avec de l'argile
afin dempècher l'accès de 1 air atmosphérique , mar-
quait, au bout de 48 heures, 71°, 2 Fahrenheit.
368 KÔUVÉLLÉS I>ÉS SCIENCES,
Poètes anglo - américains . — Nous n'avons jamais
perdu de vue les progrès et le développement de l'intelli-
gence dans les Etats-Unis de l'Amérique septentrionale.
Nos lecteurs se rappellent sans doute que plusieurs arti-
cles fort étendus ont été consacrés par nous à la littéra-
ture américaine. Nous avons essayé surtout de faire com-
prendre quel rapport se trouve entre les vieilles traditions
qui dominent en dépit d'elle-même l'Amérique nouvelle
et les essais poétiques qu'elle a vus naitre , preuve frap-
pante, témoignage irrécusable de l'immense influence
exercée par la pensée. Ici , la nature était vierge , tous
les spectacles qu'elle offrait étincelaient d'originalité.
Quelle inspiration sauvage, nouvelle, imprévue, devait
jaillir des aspects et des souvenirs du Nouveau-Monde !
eh bien ! le pays le plus extraordinaire n'a pas trouvé de
poète qui lui appartînt en propre. Les hommes qui ha-
bitaient l'Amérique venaient de la vieille Europe, ils lui
appartenaient • toute l'éducation de leur esprit s'était
faite en Angleterre. Leurs souvenirs dominaient leur pré-
sent. Ils étaient moins influencés par l'aspect des choses
réelles que par l'héritage que leurs pères leur avaient
transmis, ce legs de pensées et de traditions qui semble
plus impérissable que les faits, plus puissant que les cir-
constances matérielles 5 la nature était primitive, mais la
civilisation était empruntée : la civilisation a triomphé de
la nature.
Les travaux des nouveaux poètes ou ceux des poètes
anciens, dont nous avons déjà parlé et qui ont voulu
étayer ou continuer leur gloire acquise, ne s'éloignent
pas du caractère que nous leur avons déjà assigné.
DU COMMERCE 5 DE L IXDLSTiUE, ETC. 369
A la tète des poètes américains il faut placer Dana,
Percival et Bryant. Il y a surtout chez Dana du goût,
de la grâce, de l'élôgance et une grande aptitude à éclai-
rer, pour ainsi dire, les sujets qu'il traite par des compa-
raisons agréables ou mélancoliques. C'est un homme de
quarante ans, qui a commencé par être avocat, puis
journaliste. Ces deux métiers, tout en l'ennuyant, n'ont
pas flétri son imagination , et il est aujourd'hui en Italie ,
pays chéri des poètes , où il retrempe sa pensée aux
sources pures de la classique antiquité.
Il est très-rare en Amérique d'avoir un grand'père : en
général , l'Américain ne remonte guère plus haut que son
propre père, la généalogie n'est pas longue comme on le
voit. Percival a mené une vie triste et pauvre ; on le desti-
nait à l'état de médecin, mais son instinct poétique l'en-
traina : il se livra tout entier à la muse qui, dans l'état
de la société américaine, n'accorde à ses favoris qu'une
bien faible récompense et une existence bien mesquine.
Après avoir été chirurgien militaire et professeur de
chimie, Percival, que ce genre d'occupation ennuvait ,
consacra son tems à la correction des épreuves du grand
Dictionnaire de Webster : à peine y gagna-t-il de quoi
vivre. Modeste et pauvre , c'est de tous les écrivains
d'Amérique celui dont la verve poétique est la plus na-
turelle et la plus ardente. Il corrige peu-, son talent res-
semble à de l'improvisation : c'est là son malheur. Les
incorrections , les longueurs déparent presque toutes les
poésies de Perci\al^ mais on y sent quelque chose d'éner-
gique et d'éloquent, une sève naturelle et puissante qui,
si les circonstances avaient favorisé le poète , et si tout ce
qui l'entourait n'eût refroidi sa pensée , se serait élevé
jusqu aux plus hautes inspirations.
Fitz-Green-Halleck mérite d'être cité après Percival.
370 NOUVELLES DES SCIENCES,
C'est un banquier qui est né dans le Connecticut. Il a
fait fortune, et l'industrieuse persévérance, la sagacité
commerciale qu'il a su joindre aux habitudes sévères et
économiques de sa province, ne l'ont pas empêché de
publier un assez grand nombre de poésies, entre autres
Fauny , roman comique en vers, plusieurs satires et le
Château d'^lnwick. On retrouve dans ces productions
une veine humoristique , une finesse caustique dont le
bon sens est la base, mais qui se pare souvent des cou-
leurs de la poésie. Le' docteur Drake (Rodman) mérite
aussi quelques critiques et une mention brillante dans ce
catalogue. En effet, il y a de la grâce et de la légèreté
dans les fragmens que plusieurs journaux ont extraits de
son poème manuscrit intitulé la Fée Coupable. Ce genre
de mérite nous semble digne de remarque au milieu des
intérêts positifs par lesquels l'Amérique septentrionale
est envahie.
Chez tous les poètes, et même chez Percival , la pas-
sion se montre moins intense et moins vive que chez les
grands poètes anglais. Dana lui-même , que plusieurs
critiques regardent comme le premier des poètes améri-
cains, est plutôt une imagination rêveuse , un philosophe
méditatif qu'une ame très -passionnée. Son principal
poème a pour titre le Boucanier ; l'essor du poète pour
peindre des scènes de piraterie, de brigandage et de
meurtre ne satisfait pas toujours le lecteur. Homme stu-
dieux , ami de la retraite , paisible et modeste dans ses
goûts, comment aurait-il sympathisé avec les sanglans
orap-es qu'il voulait reproduire? Nous trouvons son talent
beaucoup plus naturel et plus vrai , lorsqu'il marche sur
les traces de Wordsworth , lorsque son essor est triste,
mélancolique et doux comme le vol de la colombe dans le
nuage*, comme son prototype, il a su inté lesser le lecteur
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 371
à des sujets simples et vulgaires. Le Vieux Corbeau
mouvant est un chef-d'œuvre dans son genre.
Mistress Lydia , Henriette Sigourney , connue aupara-
vant sous le nom de miss Huntley, est la seule femme
qui ait embrassé le difficile métier de poète en Amérique.
Un mariage riche a été la récompense de ses efforts j il
est vrai qu'elle doit moins ce résultat à la force de son
génie qu'à la parfaite moralité de ses compositions. Nom-
mons encore M. Pierpont, prosateur habile, fidèle comme
poète à la vieille école de Pope et de Rogers. C'est un
homme dont la versification est pure et l'invention assez
stérile. Sprague , né à Boston , passe auprès de beaucoup
de ses compatriotes pour avoir un génie plus élevé ; il
occupe l'emploi de caissier dans une maison de banque
de Boston. La perfection singulière de sa poésie le place
parmi les imitateurs, peut-être parmi les rivaux de
Camj)bell , son compatriote.
N.-P. Willis, aujourd'hui attaché à la légation amé-
ricaine à Paris , a commencé par publier des poésies sa-
crées dont la vogue a été grande. Il s'est ensuite chargé
de la direction d'une Revue qui a eu du succès. Son
poème intitulé l yllchvnis,te mourant est un chef-d'œu-
vre. Il ne faut pas oublier W. Longfellow, auteur d'une
très-belle pièce, intitulée V Esprit de la poésie ; ni Georges
Washington Doane, qui a écrit les Chants du Ctiennn,
poésies d'une simplicité presque enfantine, et cependant
touchante. Brainard , qui , avec une sensibilité assez
vive et une heureuse facilité de versification, n'a guère
écrit que pour remplir les colonnes de son journal , aurait
pu s'élever beaucoup plus haut sans celte malheureuse
nécessité. Les noms d'Edouard Pinckney, officier de ma-
rine , de P. -M. Wetmore , négociant de New- York ,
poète et Mécène de ses confrères 5 de Samuel Woodworth,
372 NOUVELLES DES SCIENCES ,
dont les chansons populaires sont répétées dans toute
l'Amérique; de John Neal, auteur de la Naissance du
Poète , ne doivent pas manquer à ce catalogue, que nous
terminerons par celui de James Nack , sourd-muet de
naissance , et qui , à peine adolescent , a publié la Lé-
gende des Rocs , poème.
Nous sommes loin d'avoir signalé tous les poètes amé-
ricains : on en compte juscju'à deux cents dans le Spéci-
men de Ketlell. En général, la moralité de ces poésies est
digne d'admiration , mais les deux mots ^oe'^ie et moralité
ne sont malheureusement pas synonymes. Il n'est que trop
vrai que l'excitation violente des passions est un stimu-
lant pour le génie. Les Américains ont, d'une part, des
modèles désespérans à imiter ; de l'autre , de sévères en-
traves imposées par le rigorisme de leur pays. Un Byron
américain est impossible ; il faudra peut-être bien du
tenis , bien des fautes, bien des douleurs, pour que la
grande fédération républicaine arrive à ce point de per-
fection corrompue et de civilisation dépravée qui donne
de la poésie.
^IjtfosOjî^K.
Du mouvement actuel de la pensée. — Avec quelle
rapidité circulent et s'échangent aujourd'hui les idées :
ce n'est pas seulement de peuple à peuple que ce com-
merce intellectuel s'établit, mais des deux pôles à l'équa-
teur , d'un bout du monde à l'autre. L'Amérique em-
prunte à l'Europe; l'Europe puise des inspirations nou-
velles dans la littérature de Brahma ou de Confucius, et
les chefs-d'œuvre de la pensée applaudis sur les rives de
la Seine ou de la Tamise , reçoivent bientôt après la même
ovation à New-York, à Rio-Jaueiro , à Hobart-Xown ou
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE , ETC. 373
à Calcutta. Cette circulation est si active, si rapide, si
continue, qu'elle passe pour ainsi dire inaperçue, et pas
une seule feuille destinée à enregistrer ces mouvemens si
curieux , comme s'ils avaient moins d'importance pour
la civilisation que la hausse ou la baisse des fonds publics,
que la cote des marchandises. Aujourd'hui, tous ces faits
restent épars, personne ne les recueille; de tems à autre
seulement les journaux politiques les intercalent négli-
gemment dans leurs colonnes au milieu des événemens de
la place publique et des petites anecdotes du coin du feu,
Le Lanceston Indépendant (journal de la Nouvelle-
Galles du Sud) , en nous envoyant le prix courant des
laines australiennes , nous annonçait que les dames Re-
mans et RhudelofF, artistes de je ne s^is quel théâtre
d'Europe, venaient d'être engagées au théâtre d'Hobart-
Town , et que leurs débuts avaient été très-brillans ; il
ajoutait que plusieurs pièces nouvelles d'origine austra-
lienne étaient en répétition , et que l'on fondait un grand
succès sur le Bandit du Rldn. Personne n'a fait remar-
quer les fruits précoces de celte société de conuicts l Les
Chinois vont avoir une traduclion et une reproduction
du Pennj-3fagazijie, avec ses planches et ses vignettes ;
les Indiens Cherokees inventent des signes graphiques et
reproduisent dans leur langue primitive nos œuvres de
littérature classique 5 la Chronique de Singapour , au mi-
lieu des prix courans de ses indigos et de ses colons lon-
gue soie, nous mandait naguère qu'un brahme s'occupait
de la traduction des poèmes du Dante , tandis que les
journaux de Paris , tout retentissans de fêtes et de plaisirs,
annonçaient avec autant de laisser-aller les travaux de
M. Pautlhier sur Confucius. A peu près à la même époque
la Gazette d' Augsbourg , parmi ses articles de politique
nuageuse , nous apprenait que le corps des Ulémas à
XIII. a4
374 NOUVELLES DES SCIENCES,
Constantinople faisait reproduire en langue turque quel-
ques-uns des livres scientifiques de l'Europe occidentale,
tandis que le Journal de Francfort annonçait la traduc-
tion par von Hammer de l'un des chefs-d'œuvre de Fazli
( poète turk ), la Rose et le Rossignol. Voici M. Semelet
qui reproduit en fiançais le Gulista?ide Sadi, et M. Tassy,
les chefs-d'œuvre du poète hindou Vali, tandis que l'het-
man des cosaques , le prince Protojon, traduit en langue
kalmouque les poèmes de Parny.
Eh bien ! tous ces jalons précieux, et mille autres en-
core qui tracent d'une manière si positive la marche de
la pensée, qui indiquent comment les idées d'un peuple
pénètrent chez un autre peuple , sont négligés, et, après
quelques années d'indifférence , on se demande comment
s'opèrent toutes ces transfusions , comment la civilisation
européenne, après s'être emparée de toutes les idées élran-
pères, après les avoir fécondées, réagit à son tour sur la ci-
vilisation des peuples les plus éloignés, les plus étrangers à
ses mœurs et à ses habitudes. Vous négligez les détails,
comment voulez-vous saisir et comprendre l'ensemble ?
Fêtes de Hurdwar et de Juggurnaut , dans l'Inde.
Comme toutes les autres religions du monde , la reli-
gion hindoue place les pèlerinages au nombre de ses pra-
tiques les plus méritoires. Il est surtout deux endroits
consacrés qu'un adorateur de Brama ne peut se dispen-
ser de visiter une fois dans sa vie : la ville d'Hurdwar et
le temple de Juggurnaut. Hurdwar est placée au pied des
montagnes qui servent de contreforts aux pics du Thibet,
à l'endroit où le fleuve sacré pénètre dans les plaines de
l'Hindoustan, Les beautés pittoresques de ce lieu célèbre
DU COMMERCK, DE l' INDUSTRIE , ETC. 37&
Y attirent chaque année une foule de voyageurs euro-
péens. La ville , qui consiste en une longue file de mai-
sons d'assez belle apparence , occupe une vaste esplanade
sur les bords du Gange. Une sombre foret l'environne et
la domine. A chaque extrémité des faubourgs, des arbres
séculaires projettent leur ombre sur les eaux du fleuve, et
leurs dômes verdoyans se marient aux colonnades de l'ar-
chitecture orientale. Le fond du tableau est formé par
des montagnes couvertes de neiges éternelles.
Prenons Hurdwar dans l'un de ces inslans où la cré-
dulité y attire les dévots de toutes les parties de l'Hin-
doustan. L'eau du Gange reçoit tous les douze ans , dit-
on, une vertu nouvelle; c'est alors que chacun s'empresse
de venir s'y purifier. Toutes les routes sont couvertes de
pèlerins : hommes, femmes, enfans, vieillards, riches et
pauvres, tous s'acheminent pêle-mêle vers le lieu ré-
véré. L'air retentit de leurs cris de joie, lorsque arrivés
sur les collines d'où l'on découvre Hurdwar , ils aper-
çoivent le fleuve sacré sortant de son berceau des monta-
gnes. La ville d'Hurdwar n'est pas assez grande pour loger
la dixième partie de la population qui s'y rend à cette épo-
que j mais, pour les Asiatiques , un logement est la chose
du monde la moins importante. La plupart portent leurs
tentes, et les pauvres s'abritent à l'ombre des arbres.
Tous les alentours ne forment plus qu'un vaste camp où
Arabes, Cingalais , Persans , Tàtares se mêlent aux Seiks ,
aux habitans de Cutch , de Guzurate , du Népaul et des
différentes provinces de l'Inde. A une certaine distance de
cette nouvelle Babel on voit les tentes des voyageurs eu-
ropéens : là reposent des femmes délicates qui , pour
contempler ces scènes animées , n'ont pas craint de bra-
ver des nuages de poussière et des myriades d'insectes.
Ce sont les astrologues qui règlent le moment précis où
376 NOUVELLES DES SCIENCES ,
l'immersion doit avoir lieu pour produire toute son effica-
cité. Celte ablution est la seule cérémonie observée par les
baigneurs. Elle consiste en une simple immersion dans
le Gange , et dans le paiement d'un tribut que les bra-
mines ont soin de recueillir. Ces religieux forment un des
traits principaux du tableau. Us se rendent en grand
nombre à Hurdwar 5 on les voit sur les verandahs , sur
les galeries ou sur les toits des principaux édifices. Us se
font même construire dans le fleuve des tbéàtres du haut
desquels ils président aux ablutions des baigneurs. Il est
inutile d'ajouter que, pendant toute la cérémonie, on
entend ce brouhaha continu qui accompagne toujours
les cérémonies indiennes. Jadis dans ces réunions tumul-
tueuses le danger d'être assourdi n'était pas le seul qu'on
courût , la sûreté des baigneurs était compromise par
une foule d'accidens. Au moment de l'immersion tout le
monde se précipitait à la fois. Il se formait alors une
espèce de mêlée dans laquelle beaucoup de personnes
perdaient la vie. Le gouvernement anglais a remédié à
cet inconvénient en rendant les abords du fleuve plus fa-
ciles. Le nouveau port n'a pas moins de cent pieds de
largeur , et se compose d'une soixantaine de degrés. A
toute heure du jour il est couvert d'une multitude de
pèlerins qui montent ou qui descendent. Aussi, pour
prix de tant de sollicitude, les baigneurs ne manquent
pas d'exprimer leur reconnaissance par les cris mille fois
répétés de wah 1 wah l
La réunion de tant de peuples divers sur un seul point
a donné naissance à des transactions commerciales que
l'usage a consacrées. La foire d'Hurdwar est célèbre dans
tout l'Orient , et attire autant de spéculateurs intéressés
que la sainteté des eaux du fleuve attire de dévots de
bonne foi. Ainsi que toutes les autres foires de l'Inde ,
DU coMmetice, m l'industrie, etc. 377
elle diffère des foires européennes ^ on y voit bien des
jongleurs et des saltimbanques , mais elle n'offre aucun
de ces spectacles qui chez nous attirent la curiosité pu-
blique. L'attention s'y porte surtout sur le marclxé aux
animaux , l'un des plus considérables de l'Inde. Les
bords de la mer Rouge y envoient une race de cour-
siers à belle encolure et légers comme le vent. Ces nobles
animaux contrastent par leur élégance avec une autre race
plus modeste, mais non moins utile, celle des petits che-
vaux de Cachemire et du Caboul. L'éléphant déploie ses
formes gigantesques dans un lieu reculé de la place; mais
il cède la prééminence au chameau , surtout à cette race
connue sous le nom de Jdrcarrah , qui maintient son pas
pendant une centaine de milles , sans prendre un instant
de repos. A côté de ces géans actuels de la création, on
voit des bœufs , des vaches , des moutons , ainsi que des
chiens et des chats 5 ces derniers appartiennent à la belle
race de Perse. Plus loin , dans des cages , mugissent les
lions, les léopards et d'autres animaux féroces.
Les principaux articles de commerce mis en vente à
la foire d'Hurdwar consistent en pierres précieuses que
les lapidaires y apportent de toutes les parties de l'Asie.
Les tissus de Cachemire y brillent en profusion à côté des ,
étoffes de fabrique anglaise ; il n'y a pas jusqu'à la par-
fumerie et à la bijouterie de Paris qui ne trouvent un dé-
bouché dans cç coin reculé de l'Asie. Les marchands in-
diens ne connaissent ni l'usage de ces objets, ni leur
valeur réelle , et la plupart des personnes qui les achètent
sont dans la même ignorance. Hurdwar n'offre de la reli-
gion hindoue que ses symboles les plus doux et les plus
naturels j Juggurnaut en rappelle les superstitions et les
cruautés. C'est à Juggurnaut que s'élève le temple de
cette divinité sanguinaire qui jadis broyait sous les roues
378 NOUVELLES DES SCIENCES,
de son char les corps de ses fanatiques adorateurs.
Ce temple fameux s'élève sur la côte d'Orissa , la pre-
mière terre de l'Inde qu'on aperçoive en arrivant d'Eu-
rope. Il serait difficile de donner une idée exacte de ce
monument. Sa forme est celle d'une pyramide de deux
cents pieds de hauteur, les ornemens de l'architecture
hindoue y sont prodigués. On arrive à la porte princi-
pale du temple par de larges degrés j quant à l'intérieur,
nul Européen ne peut se vanter d'y avoir porté ses regards.
Le grand temple de Juggurnaut a été construit dans
le douzième siècle , sous les auspices du premier ministre
du rajah de ce district. Les idoles n'ont , dit-on , de re-
marquable que leur élévation et leur difformité. Les trois
principales sont celles de la Trinité indienne ; mais toutes
les divinités inférieures révérées sur les bords du Gange
ont leur autel dans le temple de Juggurnaut , qui possède
ainsi le privilège de réunir à ses fêtes les Indiens de toutes
les croyances et de toutes les castes.
La principale de ces fêtes se nomme Rath-Jatra , et a
lieu tous les ans. Le concours des pèlerins y est immense.
Ceux qui ont de grands péchés à expier y viennent en
mesurant le chemin avec leur corps , et mettent quel-
quefois cinq ans à accomplir cette pénitence. Le jour du
Rath-Jatra arrivé , on tire l'idole principale de l'inté-
rieur du temple pour la montrer sur un char gigantes-
que. La procession commence alors. Pour mettre en mou-
vement les roues énormes du char, il faut les efforts
réunis de quinze cents hommes. La monstrueuse ma-
chine fait le tour de l'enceinte consacrée, au milieu des
cris frénétiques de la multitude, excitée par le zèle des
jogies j des gosseins et autres religieux mendians qui ,
dans l'accès de leur joie fanatique, ressemblent à des dé-
mons incarnés.
DU COMMERCE , DE l' INDUSTRIE, ETC. 379
On n'a plus comme autrefois à déplorer la mort d'une
foule de malheureux qui se précipitaient sous les roues
du char. Les cfForls du gouvernement ont réussi à faire
disparaître presque entièrement cet affreux usage; mais
le pèlerinage de Juggurnaut est encore accompagné de
circonslances déplorahles. Une grande partie des pèle-
rins qui y affluent, ne revoient pas toujours le lieu de
leur naissance. La fatigue , le manque de nourriture , l'o-
bligation où ils sont de rester exposés à l'action pestilen-
tielle des pluies , font un ravage effroyable dans leurs
rangs j et souvent , à la fin des fêtes , le terrain sacré est
couvert des cadavres de milliers de victimes que les oi-
seaux de proie viennent se disputer en poussant des cris
funèbres.
Commwncation de VInde a\^ec V Angleterre par le
golfe Persique et l Euphrate. — Nous avons eu plus
d'une fois l'occasion d'entretenir nos lecteurs des efforts
qui ont été faits, à peu près sans succès jusqu'à présent,
pour établir entre l'Inde anglaise et la métropole une
correspondance plus rapide que celle employée jusqu'ici
en doublant le cap de Bonne-Espérance. Nous avons fait
connaitre les différentes expéditions du navire à vapeur
le Hugh Lmdsaj , destiné à porter de Bombay à Suez les
dépêches de l'Inde. Les dépenses énormes de chaque
voyage, et surtout les difficultés de la navigation de la
Mer-Rouge pendant un tiers au moins de l'année, fai-
saient désirer que l'on pût trouver une autre route qui
fût à la fois aussi courte, moins coûteuse et praticable
dans toutes les saisons. La seule qui réunit ces avan-
tages est celle qui , de Bombey, va chercher par mer le
380 àlOUVELLES DES SCIENCES^
golfe Persique et l'embouchure de l'Euphrale, navigable
dans toute son étendue jusqu'à Bir. L'idée de tenter cette
nouvelle voie ayant été émise lors d'une enquête faite ,
l'année dernière , sur les meilleurs moyens d'établir une
communication plus prompte entre l'Angleterre et ses
possessions de l'Inde, a bientôt été adoptée, et des prépa-
ratifs ont été faits pour la réaliser. Déjà un vaisseau , le
George Canning, ayant à bord un certain nombre d'in-
génieurs et d'officiers, ainsi que deux bateaux à vapeur
en fer, parfaitement organisés, et du port de 300 ton-
neaux , sont partis de Liverpool pour se rendre de la
Méditerranée à la cote de Syrie, où les attend l'officier
qui doit commander en second cette expédition. Le co-
lonel Cbaunpy a la direction de l'entreprise.
Il s'agit maintenant de savoir si FEupbrate est navi-
gable dans tout son cours pour des bateaux à vapeur d'un
fort tonnage. C'est un fait qui ne peut être raisonnable-
ment contesté. Hérodote rapporte que le port des bateaux
chargés pour Alexandrie des produits de l'Arménie était
équivalent au poids de 5,000 talens, ce qui répond à 128
tonneaux. Ces bateaux, aussi grands que les barques qui
font le service de la Tamise , étaient vendus après qu'on
en avait retiré le chargement, et dépecés, parce qu'on
ne pouvait les remonter^ la force du courant étant trop
grande pour être surmontée.
Pline décrit le cours du fleuve au-dessus de Babylone,
et parle vaguement de ce qu'il devient plus bas. Enfin ,
Strabon assure qu'il est navigable depuis le golfe Persique
jusqu'à Babvlone, et nous ne douions pas qu'on n'y na-
vipuât de son tems, et qu'on ne le fasse encore aujour-
d'hui, quoique nous sachions qu'il y a des personnes qui
soutiennent qu'il se perd dans des marais impraticables,
parce que Pline a avancé vaguement que son cours se
I)U COMMERCE, DE L'li\DUSTt\tË , ETC. 381
terminait de celte manière, et cela, malgré le témoignage
unanime des personnes qui, après avoir résidé dans le pays,
s'accordent à dire que la navigation de ce fleuve a cons-
tamment lieu et n'est nulle part interrompue. A ceux (pii
conserveraient des doutes à cet égard , nous nous conten-
terons de citer l'exploration faite, en 1830, avec le plus
grand soin , par le capitaine Chesney, au moment des
basses eaux , dans une étendue de 900 milles , depuis la
tour d'El Kaim jusqu'à Bassora. La commission d'enquête
basant son opinion sur les réponses faites devant elle
par cet oflficier, établit dans son rapport que « la navi-
gation à la vapeur n'a jamais été tentée sur l'Euphrale-,
mais que , depuis le golfe Persique jusqu'à Bir , elle ne
rencontrerait aucun obstacle pendant buit mois de l'an-
née au moins, et que , quant aux quatre autres mois , de
novembre à février inclusivement, elle pourrait peut-être
aussi avoir lieu ; mais , que pour asseoir à cet égard un
jugement, il faudrait pouvoir le fonder sur des expé-
riences qui n'ont pas encore été pratiquées. »
Le commerce qui se fait entre l'Inde et le golfe Per-
sique est plus important que celui qui a lieu avec la mer
Rouge. Les marcbandises que l'Inde y porte ont une va-
leur de plus de 600,000 liv. st. , et celles qu'elle en tire
en ont une de plus de 400,000 liv. (15,000,000 et
10,000,000 fr.). Cecommerceest susceptible de beaucoup
d'extension, car il s'en faut que les ressources des pays
qui bordent TEuphrate aient reçu le développement dont
elles sont susceptibles. Les gouvernemens dont ils dépen-
dent sont trop peu avancés pour cela 5 mais il est plus que
probable qu'une navigation régulière , établie par nous
sur ce fleuve, contribuerait à introduire de nouvelles
habitudes parmi ces populations qui ne larderaient pas à
sentir combien elles trouveraient d'avantages dans leurs
382 NOUVELLES DES SCIENCES,
relations avec nous , et à concevoir que pour les conser-
ver elles auraient le plus grand intérêt à ne rien faire qui
pût les troubler.
De toutes les routes projetées entre Bombay et l'Eu-
rope , celle par le golfe Persique est la seule qui ne pré-
sente pas de difficultés graves à surmonter. « Mais avant
de songer à convertir nos roupies en vapeur, songeons à
convertir la vapeur en roupies , » disait un négociant an-
glais de Calcutta. Il serait en eflet extravagant de vouloir
recourir à de nouveaux moyens de communication , si
l'on ne devait pas en tirer un profit capable de compen-
ser les dépenses qu'on aurait faites.
Origine et progrès du commerce et des manufactures
de coton en Angleterre. — Depuis que le coton est de-
venu la base de nos principales fabrications d'étoffes, plu-
sieurs économistes se sont occupés à esquisser l'histoire
de cette branche importante de notre industrie. Voici
MM. Aikin et Baines qui , à ce que nous connaissions
déjà , viennent ajouter le résultat de leurs laborieuses re-
cherches. Nous allons extraire de leurs ouviages les pas-
sages qui nous ont paru les plus intéressans.
D'après M. Aikin, ce furent les Vénitiens et les Génois
qui dans le commencement du quatorzième siècle impor-
tèrent les premières balles de colon en Angleterre. Mais
à cette époque le coton ne servait exclusivement qu'à
faire des mèches de chandelle. En nSO , quelques tisse-
rands des comtés de Chester et de Lancaslre s'avisèrent
de le faire servir à la fabrication d'étoffes grossières, à
l'instar des futaines flamandes. Ce coup d'essai , qui réussit
DU COMMERCE, DÉ l'iNDUSTRIE , ETC. 383
à merveille , décida quelques armateurs de Bristol et de
Londres à diri.;',er leurs navires versle Levant pour y pren-
dre des chargemens de coton. Henri VIII et Edouard VI
favorisèrent cette branche d'industrie; etdéjcà, en 1652,
les métiers à tisser et à fder le coton étaient très-répandus
dans les petites paroisses et occupaient un grand nombre
d'agriculteurs, pendant que les travaux de la campagne
étaient interrompus. Sous le règne de Georges III, celte
industrie occupait 40,000 personnes environ , et la valeur
de ses produits s'élevait à 600,000 1. st. (15,000,000 fr.)
En 1739, nos manufactures de coton fournissaient non
seulement à notre consommation intérieure, mais encore
à celle de toutes nos colonies et de la plupart des peuples
de l'Europe. Cependant ce n'est que vers le milieu du dix-
huilième siècle que la fabrication des étoffes de coton a
pris en Angleterre un développement remarquable. Ce
sont les travaux et les découvertes de Hargreaves, de Peel,
d'Arkwright, de Wyatt, de Crompton , etc., qui de
progrès en progrès nous ont placés si fort au-dessus de
toutes les nations industrielles de l'Europe.
Esquissons en peu de mots les résultats de cette marche
progressive.
En 1701 , l'Angleterre n'importa que 1,986,000 liv.
decx)ton en rame; en 1764, ce chiffre s'éleva à 3,870,000,
et en 1833, d s'est élevé à 303,726,000 livres. En 1701,
la valeur des marchandises de coton qu'exporta la Grande-
Bretagne était de 23,350 liv. sterl. (583,750 f.) En 1764,
ce chiffre s'éleva à 200,350 liv. st. (5,008,750 fr.), et
en 1833, la valeur des exportations de cet article s'est
élevée à 18,486,400 liv. sterl. (462,160,000 fr.) Ce pro-
digieux accroissement des manufactures de coton parait
encore bien plus considérable lorsqu'on le compare avec
celui des manufactures de laine. La valeur des produits
âS4 NOUVELLES t)ES SCIENCES ,
exportés de cette branche d'industrie s'élevait dans là
première période du dix-huitième siècle à 2,000,000 de
liv. sterl. (50,000,000 fr.), et en 1833 , elle ne s'est éle-
vée cju'à 6,500,000 liv. sterl. (162,500,000 fr. ); ainsi,
tandis que les exportations des produits des manufactures
de laine n'ont fait que tripler, celles des manufactures de
coton centuplaient 5 aujourd'hui, les manufactures an-
glaises consomment, à elles seules, plus de la moitié du
coton qui se produit dans le monde entier.
Tableau de la production et de la consommation du coton dans
les différentes contrées du globe.
LIEUX DE PRODUCTION.
Kilog.
États-Unis 175,000,000
Inde 30,000,000
Brésil 12.000,000
Antilles et Bourbon 3,000,000
Egypte et Levant. . 10,000,000
Total 230,000,000
LIEUX DE CONSOMMATION.
Kilog.
Grande-Bretagne. . 150,000,000
France iO, 000, 000
États-Unis 18,000,000
Chine 15,000,000
Suisse, Saxe, Prusse
et Belgique 17,000,000
Total 240,000,000
En 1832, la Grande-Bretagne a filé 247,000,000 de
livres de coton, dont 72,000,000 ont été exportées en
bobines et en écheveaux,et 61,000,000 en tissus. Le
reste a été absorbé par la consommation locale ou s'est
transformé en étoffes diverses. On a calculé que le coton
filé annuellement en Angleterre ferait 203,775 fois le tour
du globe. Aujourd'hui , d'après les supputations de Mac-
Culloch , la valeur totale des produits des diverses manu-
factures decotonestde 34,000,0001. st. (850,000,000 f.),
desquelles, si l'on déduit 7,000,000 liv. st. pour l'achat
des cotons bruts et 21,000,000 liv. st. pour les salaires
DU COMMERCE, DE l'iNDUSTRIE, ETC. 385
des 900,000 personnes qu'emploie cette industrie , il reste
pour les fi'ais d'administration , d'entretien des machi-
nes, de réparation des bàtimens et pour les profits des
entrepreneurs, 0,000,000 de liv. st. (150,000,000 fr. ).
Plusieurs personnes ont pensé que le travail des manu-
factures de coton était nuisible à la santé des ouvriers.
Voici les résultats d'une enquête récente qui a été faite à
Stockport et à Manchester : 837 fdateurs qui étaient em-
ployés à ce genre de travail, depuis vingt-deux ans et demi,
en moyenne, furent examinés et interrogés j 74 sur 100
furent reconnus bien portans, 20 et demi dans une assez
bonne santé , et 5 et demi légèrement indisposés.
Manière de faire le fromage en Ecosse. •— Les fro-
mages de Dunlap jouissent depuis long-tems d'une grande
réputation. Ils ont pris le nom de leur inventeur , mo-
deste marchand de fromages dans la paroisse de Stewar-
tors. Voici de quelle manière on les confectionne dans les
comtés d'Ayr, de Renfrew, de Lanark et de Galloway.
On passe d'abord le lait pour en ôter toutes les impu-
retés; on le verse dans un vase bien propre. On y mêle
la présure , puis on couvre le vase jusqu'à ce que le lait
se coagule, ce qui a lieu en dix ou douze minutes, pourvu
qu'on ait soin d'y jeter de l'eau chaude en quantité suf-
fisante. Cette précaution est bonne surtout dans les tems
froids.
Lorsque le lait est coagulé, on exprime doucement le
petit-lait. Dès que le caillé a acquis à peu près la consis-
tance du beurre , on le place dans un égouttoir , et on le
coupe en morceaux carrés de deux pouces. On place sur
386 KOUVELLES DES SCIENCES , ETC.
ces morceaux une planche chargée d'un poids de 40 ou
50 livres, pour en exprimer le res le du petit-lait. Comme
le caillé s'est consolidé par cette pression , on le retourne
et on le coupe de nouveau jusqu'à ce qu'il soit bien
égoutté. On le réduit alors en tout petits morceaux et on
le sale. Ainsi préparé , on le met dans des paniers desti-
nés à cet usage , après l'avoir enveloppé dans un linge
fin , et on le presse de nouveau. Le caillé est alors devenu
du fromage. Lorsqu'il a été soumis à la pression pendant
trois heures, on le retourne, on l'enveloppe d'un mor-
ceau de drap, et on le remet sous presse. On renouvelle
cette opération de douze en douze heures, jusqu'à ce que
le fromage soit complètement formé. En général qua-
rante-huit heures suffisent pour cela.
Le fromage de Dunlap n'a pas l'àcreté des fromages an-
glais , ni la dureté et la sécheresse des fromages hollan-
dais. Sa forme en diffère aussi. Il est plat et arrondi sur
les bords. On le fait ordinairement du poids de 15 à
5o livres.
FIN DU TREIZIÈME VOLUME.
TABLE
DES MATIÈRES DU TREIZIÈME VOLUME.
Pag.
Histoire. — Les femmes des Césars. (^Necv Monthiy Ma-
gazine. ) 219
Archéologie. — Pompéi vu à la lueur des torches. ( iVetv
Montly Magazine. )
Histoire Coa'temporaine. — Les Étals-Unis et le prési-
dent Jackson en i854- ( Foreign Revhw. ) 5
LiTTÉRATDRE. — Poésie Domestique de la Grande-Bre-
tagne. ( Bepos/tory of Knowledge. ) 253
Economie sociale. — Condition de l'armée en France et
en Angleterre. ( Naoal and Military Magazine. ) . . .
Commerce-Navigation. — De la fréquence des naufrages
et des causes qui les produisent. (^Edinburgh Reciecv. ) 284
Industrie. — Exploitation des Mines de cuivre en Angle-
terre et dans les principales contrées de l'Europe
( Geological Transactions. ) ig'j
VovAGES. — I . Expédition du capitaine Burnes dans l'Asie
centrale. ( Edinburgh Reviecv. ) 3o2
2. Les îles Madères et l'archipel des Açores. ÇMonthly
Reoiew. ) n5
Statistique. — Foires et Marchés de la Grande-Breta-
( Former s Magazine. ) i^i
ane,
&
Biographie. — Les Écrivains de la presse péaiodique de
Londres en i835. ( Tait's Edinburgh Magazine. ). . 822
388 TABLE DES MATIÈRES.
Pag.
Puissances intellectuelles de notre âge. — Charles ».
Lamb. ( Literary Miscellany. ) nn
Moeurs politiques. — Mémoires et Confessions d'un Ra-
dical anglais. ( The Literary Observer. ) io8
MiscELLANÉEs. — I. Des Spécialités nationales. (Mc/ro/jo//-
tan.) i55
2. Les Résurrecteurs. ( Literary Chronicle, ) 33q
Nouvelles des Sciences , de la Lillérature , des Beaux-
Ârls , du Commerce , de l'Industrie i^S et SijS
Du Système clecloral de l'Angleterre avant et depuis la Réforme, 171»
— Cas remarquable de monstruosité vivante , 176. — Progrès de
la presse périodique aux Ltats-Unis , 177. — Projet d'une Nécro-
pole gigantesque, 180. — ^ Tableau comparé de la dui'ée moyenne
de la Vie en France et aux États-Unis , 184. — Tapisseries de
Westminster, 186. — Nouveau Pont de Fribourg en Suisse, 192.
Manière de faire le beurre en Ecosse, 194. — Monumens litté-
raires et Bibliothèques de lEspagne, 35/j. ■ — Expériences prati-
quées sur le thermomètre dans la mine la plus profonde de 1 An-
gleterre , 365. — Poètes anglo-américains , 368. — Du mouvement
actuel de la pensée . 372. — Fêtes d'Hurdwar et du Juggurnaut ,
dans l'Inde, 374. ■ — Communication de l'Inde avec l'Angleterre par
le golfe Persique et l'Euphrate, 379. — Origine et Progrès du
commerce et des manufactures de coton en Angleterre, 382. —
Manière de faire le fromage en Ecosse ,385.
FIN DE LA TABLE.